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REVUE
DES
DEUX MONDES
L* ANNÉE. - TROISIÈME PÉRIODE
L\ \i ïl \ il V
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TOMB IL. * 1*' JUILLET 1880. i
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^ABIS. ~ ftapr. /. CLAYE. -« A.Quaxtxx et 9, ne fttliit««ii«tft.
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REVUE
DES
DEUX MONDES
L* ANNÉE. — TROISIÈME PÉRIODE
TOME QUAEANTIÈME
PARIS
BUREAU DB LA REYUE DES DEUX MONDES
KVI BOlÂFÂtTIt 17
1880
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PRESERVATION u'^'V
REPLACEMENT \3^0\'^
REVIEW Sll'^U'^
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OAiJlMIK'MV
LE
MENSONGE DE SABINE
PRBMIÈRB PARTIR
I.
fc ... Quant aux avantages que pourrait retirer l'agriculture d'un
semblable système... »
Une quinte de toux interrompit Sabine. Elle voulut reprendre sa
lecture. L'acre fumée de pipe qui lui serrait la gorge fit monter h
ses yeux un nuage de larmes à travers lequel elle eut peine à
distinguer les mots. Elle voulut vaincre ce malaise et reprit en bal-
butiant :
« ... Quant aux avantages... »
— Tu rabâches! grommela M. de la Rullière. Tu sais que j'ai
cela en horreur. Tu le fais uniquement pour m'agacer. Continue.
La voix imperturbable de Sabine reprit sa monotone lectvre.
Elle ne tarda pas à être interrompue par le hurlement d'un chien.
Il s'était tranquillement endormi devant le feu dans la calme béa-
titude du bien-être et rêvait probablemenjt d'un monde meilleur où
les chiens n'appartiennent qu'à des maîtres compatissans et tou-
jours de belle humeur, lorsqu'un vigoureux coup de pied le rap-
pela aux dures réalités de l'existence. D'un bond il s*élança à l'autre
bout du salon^ se blottit sous un meuble, la queue entre les jambes,
implorant son maître d'un regard suppliant.
— Maudit animal I gronda M. de la Rullière. Dire que je n'ai
jamais pu lui apprendre à dormir sans ronfler I
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9 BETini 'DES UEUX IBERfUEB*
II s'arma de sa cravache, qui n'était jamais bien loin de sa main,
et se disposa à punir le coupable innocent.
— Pas devant moi, mon père I dit Sabine.
Elle se leva et alla ouvrir la porte. Le pauvre animal, affolé de
terreur, s'esquiva lestement.
La porte ouverte livra passage à «ne bouffée de vent d'automne.
Il pleuvait à verse ce soir-là, les rafales fouettaient les vitres, la
bise s'engouffrait en sifflant dans les carrid(n*s du château et ren-
voyait dans le salon la fumée, qui r ofmait de s'échapper par son
Issue. Ce nuage jaunâtre, joint à l'odeur nauséabonde de la pipe
que fumait M. de la Rulliëre, rendait l'air à peu près irrespirable
pour une femme. Sabine parut ne pas s'en apercevoir. Elle revint
tranquillement reprendre sa place au coin du foyer, arrangea soi-
gneusement autour d'elle les plis de sa robe de soie, lissa les ban-
deaux de ses beaux cheveux noirs et reprit la lecture de la Revue
agricole à l'endroit où elle avait été interrompue.
M. de la Rullière, n'ayant plus sous la main de victime sur qui
passer sa mauvaise humeur, s'en prit au feu et se mit à tisonner
avec rage. Il le fit si bruyamment que Sabine crut pouvoir profiter
de ce vacarme pour se donner un moment de répit.
M. de la Rullière se retourna vivement vers elle, la figure con-
gestionnée par l'ardeur du feu, les prunelles injectées de sang.
— Qu'y a-t-il encore? cria-t-il. J'écoute, va toujours!
Elle regarda la pendule.
— Neuf heures I Dans une heure ou à peu près, il dormira, et je
serai libre, pensa-i-elle. — Et elle reprit bravement sa lecture.
De temps en temps, sans s'arrôter, elle levait les yeux par-dessus
sa brochure pour s'assurer qu« «on père ne formait pas encore.
Quand elle vit sa courte pipe, — une vraie pipe de laboureur, —
s'échapper de ses dr^igts, sa tête pencher en avant, et son menton
se perdre dans les plis de ea cravate, elle baissa graduellement la
Toix. Un silence trop brusque eût risqué de le réveiller.
Puis elle se tut, et les lugubres gémûssemens du vent et de la
pluie troublèrent seuls le silence. Toutes les sondées se passaient
de même au cfaiteau de k Rullière, «t cependant, «grftce à cette
heure de recueillement,. la seule qu'elle se fiït réservée dans toute
la journée, Sabine ne B*y trouvait pas malheureuae. C'était l'heure,
en effet, où elle évt)quait les souvenirs du passé, donnant libre
cours à son imagination qufi lui faisait espérer un avenir de félicité,
exhumant un à un tous «es rêves d'amour et de bonheur, réjouissant
et illuminant sa vie terne et monotone & la lueur de ces astres de
feu. C'était une fenêitre qu'elle ouvrait sur le ciel constellé d'é-
toiles brillantes. Puis, quand eile s'apercevait que son père allait se
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LE MENSONGE DE SABINE. 7
réveiller, elle refermait cette feûêetre mystérifflise^ refoulait tout au
fond de son cœur les. apparitions radieuses qu'elle avait évoquées,
priait doucement congé de ses rèvea cliéris comme une mère se
sépare à regret de l'enfant qui va s'enàormiK, et rentrait dans l'ob-
scurité de sa vde réelle.
Elle reprenait sa lecture tout doucement^ à demi-voiit. Et M. de
la RuUiëre, trouvant que la phrase qu'il entendait à son réveil s'en-
chaînait admirablement avec celle qni l'avait accompagné au pays
des songes, demeurait persuadé qa'il n'avait jamais dormi. H eût
regardé comme une faibdiesse incUgne de lui de céder k la fatigue
d'une journée de courses à travers champs^ Douze heures de marche
dans les terres labourées, une nuit passée à la belle étoile pour
surprendre un braeonnier, une chevauchée de trente kilomètres à
jeun, rien ne pouvait excuser à ses yeux la lâcheté qa'il aurait
trouvée à s'avouer fatigué. Aussi Sabine, qui connaissait bien toutes
ses faiblesses» et s'en servait au besoin, ne lui laissait-elle jamais
soupçonner qu'elte eû4 surpris le secret de cette sieste qu'il faisait
chaque soir au coin de son feu. C'eût été s'enlever inévitablement
cette heure de liberté et de calme, luxe rare pour elle..
Sabine n'était pae rêveuse de sa nature. D'ailleurs eUe> avait
atteint un âge oà^ le cœur féminin, s'il n'aipas rencontré lai satis*-
faction de ses plus légitimes aspirations, ne peut plus gui^re s'a-
bandonner aux rêverie» 9ans^ échouer sur Técifteil des sentimenta-
lités, dernier refuge de9 ingénues^à cheveux gris. Ekle avait trente
ane; elle ne s'était pas mariée, mais n'avait jamais senti un seul
coin vide dans son cœur ou dans sa vie^ Il n'y avait en elle rien de
superficiel, tous ses a^chenens- étaient profonds^ ses convictions
inébranlables^ Bile avait horreur du vague, du creux^ et se défiait
de tout sentiment qiui ne peut pas dairement se définir.. Mais- elle
avait surtout horreur du meneoQge sou» toutes ses formes et se
révoltait contre teut^ ce qui lui paraissait faux ou factice. Sévère
pour elle-même, elle se croyait en droit de l'être aussi envers ka
autres, mais il n'était pas faute qu'elle ne consenttt à oublier en
face d'un sinoère' aveu. La duplicité seule la trouvaii infWxiblB. Et
cependant elle avait dû passer sa vie à taire ses sentimene. les plus
profonds, elle qui n'avait jamais pu oampnendre la dissimulation.
Elle avait si bien pris l'habituée de se dégainer qu'un diplomate
lui aurait envié le cidme apparent avec lequel elle remportait ses
victoires ou subissait ses défaites dans s» lutte joumaUère avec l'au-
torité de son père. BUe nedémandait pas valon tiers coaseilet aimait
assez à résoudre par son seul raisonnemeat les pfeblèmes- qu'eUe
rencontrait sur sa route. Quand elle avait formé un projet, aucune
difficulté ne pouvait plus l'arrêter, elle marchait droit au but, met-
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s EËYHS DES DEUX MONDES.
tant en action tou^e Tarmée de petits moyens qu'elle avait dispo-
sée à ravance et se servant hardiment des faiblesses et des travers
de son père pour lutter contre lui. Mais quand elle avait remporté
la victoire, elle avait la générosité de n'en rien laisser voir, de
sorte que son père, qu'elle conduisait à force d'opiniâtre énergie,
avait l'illusion de se croire maître absolu chez lui.
C'était un caractère très viril logé Jans un cœur féminin. Bonne
et secourable à toutes les misères, elle ne ménageait pas les ré-
primandes et tançait vertement les coupables* M. de la Rulliëre lui-
même n'exprimait pas plus énergiquement son mécontentement.
Gomme Sabine savait toujours au juste ce qu'elle voulait ou ne vou-
lait pas, elle l'énonçait carrément avec une franchise qui choquait
souvent au premier abord. Elle aimait à dire aux gens l'opinion
qu'elle avait d'eux et ne leur ménageait pas les dures vérités.
Avec un tel caractère, il était naturel qu'elle se fît estimer plu-
tôt qu'aimer. On la servait par respect plutôt que par affection,
mais on la servait bien, et elle n'en demandait pas davantage. Et
pmis, comme tous les ordres qu'elle donnait étaient dictés par le
bon sens et la logique, on lui obéissait plus volontiers qu'à son
père, dont les exigences extrêmes et contradictoires ne prenaient
une forme raisonnable qu'en passant par la bouche de Sabine. Il
avait fini par le reconnaître tacitement, de sorte qu'à la longue
Sabine était devenue la véritable autorité du château. M. de la Rul-
lière eût jeté feu et flamme si on se fût avisé de lui dire que cha-
cun de ses actes était contrôlé par sa ûlle. Fort heureusement pour
Sabine, il ne se trouvait là personne pour le lui faire observer. Les
emportemens mêmes de son père lui fournissaient une arme contre
lui, car elle restait invariablement maîtiesse d'elle-même en face de
ses colères, et l'expérience a cent fois démontré qu'entre deux per-
sonnes d'avis différent, celle qui s'emporte finit toujours par avoir
tort, quand bien même elle aurait eu raison au début de la dis-
cussion.
Or M. de la Rullière était toujours en colère. C'était son état
normal, son tempérament. Il ne cherchait pas plus à vaincre cette
infirmité qu'il ne songeait à changer la couleur de ses yeux. Depuis
qu'il avait atteint l'âge de raison, il n'avait certainement pas fait
un seul effort pour remédier à cette humeur violente. Bien entendu,
elle n'avaii fait que croître et enlaidir avec les années. Ses traits
eux-mêmes en portaient l'empreinte.
C'était un rude vieillard, solidement charpenté, haut de taille,
le nez crochu, les cheveux gris de fer et coupés ras, la moustache
hérissée, les sourciU en broussaille. A force de les rapprocher, ils
avaient fini par se rejoindre. On sentait que l'ossature de son crâne
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LE MENSONGE DE SABINE. f
carré devait être dure comme le silex. Il était universelIemeRt
délesté à dix lieues à la ronde; les petits enfans du village ne man-
quaient pas de se sauver du plus loin qu*ils l'apercevaient.
Fils d'un père frivole et léger qui s'était aux trois quarts ruiné
le plus galamment du monde, il avait retourné le proverbe. FHs
avare devait succéder à ce père prodigue. Quand la mort eut glacé
cette élégante main de gentilhomme entre les doigts de laquelle
l'or s'écoulait comme de l'eau, il saisit dans sa poigne d'acier les
débris du patrimoine paternel, bien décidé à se reconstituer une
fortune. Seulement, ce qu'il ambitionnait de posséder n'était pas de
l'argent, mais de la terre. H voulait être riche, non pour jouir, étant
plus simple dans ses goûts que le dernier de ses paysans et dînant
d'un morceau de pain bis arrosé d'un verre de piquette, non pour
capitaliser, il se méfiait de toute spéculation, mais uniquement
pour arrondir son domaine. Il aimait la terre comme un paysan de
race. II ne connaissait pas de bonheur supérieur à celui d'acquérir
à vil prix un bout de champ, un coin de prairie. S'il lui fallait pour
cela profiter de la détresse de quelque pauvre hère, qu'il envoyait
mourir de faim ailleurs, ou déloger quelque malheureux fermier inca-
pable de payer ses arrérages, il n'y regardait guère. Les jours où
il avait pu accomplir une belle expédition de ce genre, il se sen-
tait aussi heureux que Titus au soir d'une bonne action. Ce n'était
pas non plus l'ambition qui le poussait, c'était simplement cette con-
voitise de )a terre, cette soif de la sentir à soi, analogue à celle
qui pousse l'avare à empiler les pièces d'or. Il se souciait peu de
l'opinion publique. Avoir de l'influence dans 9on pays, compter pour
quelqu'un ou quelque chose lui importait peu. Un jour on lui sug-
géra ridée de se porter candidat à la députation. Il refusa net. A
quoi cela lui servirait-il 7 11 irait à Paris discuter les intérêts des
autres, et pendant ce temps qui surveillerait les siens? Qui aurait
l'œil ouvert sur toutes les occasions d'acquérir un lopin de terre ?
Qui suivrait sans relâche toutes les phases de ses interminables
procès? Qui surveillerait ses pressoirs, ses greniers à foin, et pèse-
rait la laine de ses tnoutons ? — Dans ce temps-là, il n'avait pas
encore fait de Sabine son factotum et n'avait pas la moindre con-
fiance dans le régisseur qu'il lui avait fallu s'adjoindre.
Avec un semblable caractère, il pouvait difficilement se faire
aimer; aussi n'y songea-t-il jamais, pas plus qu'à aimer lui-même.
Il avait bien le temps vraiment! Il se maria tard, ayant très long-
temps reculé devant la dépense et l'embarras que lui occasionne^
rait la présence d'une femme à la Rullière. Dn jour pourtant il
s'était dit qu'il lui fjiudrait un fils pour l'aider dans sa rude
besogne quand il se ferait vieux, un Albin de la Rullière qui l«i
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10 MmSE DBS MUX VONDIS.
succéderait et"qu'il élèverait k sa guise pour en faire de son vitant
une sorte d'intendant. La iProvîdence ne poarait manquer de ise
conformer à ses projet^ettui eny^rait certainemient ce fils dont la
mère ne lui apparaissait que comme un aocessoire malheureuse-
ment indispensable, un inévitable désagrément. Quand^ après a\w
bien pesé le pour elle contre, il fut décidé à ^ donner un héritier,
il annonça son intention de m marier. Il n'eut que l'embarras du
choix. Depuis vingt ans, il était le point de mire de toutes les mères
du département. On le sarvait très riche, rangé à Texcès, n'ayant
de sa vie commis l'ombre d'une peccadille, et l'on n'hésitait pas à
prédire que le mariage adoucirait son humeur farouche. Loi, après
avoir dûment constaté que le voisinage n'offrait aucun domaine
qu'il fût possible ou avantageux d'annexer au sien, se décida en
faveur de la plus forte dot. Ce fut le seul mobile qui détermina son
choix.
Mais il se trouva précisément que celle qui portait celte grosse
dot dans le creux de sa petite main était une <^hansiante jeune fille
de dix-huit ans, — il en avait quarante, — blonde comme l'aurore,
fraîche et rose comme elle, avec des yeux pâles où les larmes et le
sourire se confondaient, nature douce et sans énergie, cœur de cire
où chaque émotion creusait une empreinte douloureuse et pro-
fonde. Cn tel caractère devait inévitablement i&'anéantir sous la
pression de ce joug de fer. Albin de la RuUière crut bien s'aperce-
voir qu'elle était un peu trop jeune et trop jolie pour lui ; il hésita
un moment, puis se rassura en se disant qu'elle était après tout
très docile. Il se ferait <>béir ; le reste l'inquiétait peu. 11 sut dès le
premier jour lai inspirer une terreur telle que la pauvre enfant ne
se permit même jamais d'avoir une opinion différente de la sienne.
Elle se replia sur elle-même, dévorant en sileace des larmes qu'il lui
reprochait comme un crime, s' enfermant dans une sorte de mutisme
désespéré, continuant à végéter d'une vie purement physique dans
l'ombre grise de ce grand château et la monotonie de celte exis-
tence de gentilhomme campagnard où l'on ne conn&issait d'autre
plaisir que quelques bruyantes réunions de chasseurs dont elle était
invariablenaent exclue, fille pleura beaucoup à la naissance de sa
fille Sabine, parce que M. de h, Rullière ne lui dissimula p«s son
mécontentement. 11 la rendit responsable de cette déception et ne
lui ménagea pas les reproches. Mais ce fut bien pis encore lors-
qu'après quatorze années de stériles remets et tfanrères répri-
mandes, un second petit être vint frapper à la porte de cette vie
qui avait paru si peu enviable k la pauvre mère.
Quand on lui annonça qu'elle avait donné le jour à une fille, elle
sentit qu'elle n*avait plus m larmes à répandre, ni force pour &tq>-
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LE MEmONGE B£ SâBMEé 1{
porter cette nouvelle déception. Elle comprit qu'elle mourait, et il
ne lui resta plos qu'un regret : ccâuî de ne pouvoir emporter avec
eUe dftus Tautre monde cette petite eréature que son p^ avait
accueillie dans oeluiM^î par une malédiction. Qui donc la d^endrait,
la pret^erait eontre sa malveîMancef se demandart-eUe dans les
denrière» terreurs de l'agonie.
Sd[)tne, qui^ avait alors quatorze ans', ne détachait pas son regard
du visage déjà déeomposé de la^ mourante. Ses^ grands yeux noirs
semblaient lire toute sa pensée. Sd>ine n*étaît ni caressante ni
expansive; Elle ressemblait trop à son père ; mais, s*ii s'exprimait
mal, le^ cœur de- Sabine n'en était qtte plus profond. €e qui lui
man€[uait peut-ètrei de tendresse se compensait en énergie. Elle
n'avait jamais prodigué les caresses à sa mère; mais à ce suprême
moment elle se pencha vers eHe et, entourant de ses deux bras ht
frêle créature qui reposait sur son seîff :
— Soyez sans inquiétude, mantan, dlt-elIe. Son bonlteur me sera
toujours pîus cher que le mieu; je vous le prometsr.
Car édarr de tendresse et de reconnaissance illumina le visage de
la mourante ; puis elle ferma k tout jamais ses pauvres yeur qui
avaient tant pleuré.
A dater de ce jour, Sabine n'eut plus qu'un souci, une préoccu-
pation, sa petite sœur.
Bne vieiHe fiMe du voisinagp, M"* Florimonde des AlTaîs, voulut
être marraine de la petite orpheline. Elfe connaissait parhitiafment
les angoisses qui avaient assombri la triste vie qpri venait de s'é-
tdndre, et prévoyant pour sa filleule une non moins triste enfance,
elle offrit cbu-itafolement de se charger d'elle. M. de ht Rulïïëre
accepta avec empressement. Ge fut alors que Sabine, d'enfant
qu'elle était, se fit brusquement femme. O^ant puur la première
fois résister en face à son père, elle déclara hardiment qu'elle ne
consentirait jamais à confier sa petite sœur à qui que ce fttt, se
réservant tout le soin de son édipcation et prenant sur elle toutes
les responsabilités de cette tâche.
M^** Florimonde n'insista pasr, comprenant que cette enfant serait
le but et rîntérôt de la jeunesse dé Sabine» dont le cœur, sans
cette affection, risquait peut-être de se dessécher dans cette atmo-
sphère de contrainte et d'égoïsme.
, Quant à M. de la Rulliëre, il r^arda sa filie avec une stupéfac-
tion telle qu'il en perditlittéralement la parofë. Sabine compritbie n
qu'elle avait commis^ quelque chose d^e monstrueux; mais elfe n'en
fut nullement décontenancée et conserva un tef aplomb que H . de
la Runière sentit que, pour la première fins de. sa vie, S all'aic ren-
contrer de l'opposition sousr son propre toit.
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12 B£YU£ DEB DEUX MONDES.
Comprenant tout le poids de la responsabilité qu'elle avait assu-
mée, Sabine n'eut pour ainsi dii*e pas de jeunesse. Dans le morne
silence de la Rullière, entre les emportemens de brutale colère de
son père, alternant avec des accès de farouche bouderie, et la lente
agonie morale, de sa mère, elle avait mûri de bonne heure. Tout
son respect pour sa mère n'avait pu l'aveugler sur ses torts : aux
yeux de l'énergique Sabine, sa soumission passive en était un. Elle
avait beaucoup réfléchi. Ce n'était pas une nature d'élan ou d'im-
pulsion. Quand le moment d'agir fut venu, elle se trouva prête.
Elle résolut de ne pas être comptée pour rien dans la maison
comme l'avait été sa mère. Elle se dit que le seul moyen d'établir
son autorité était de se rendre nécessaire, indispensable même.
Il se trouva que le ciel, en refusant à M. de la Rullière le fils sur
lequel il avait si bien compté, semblait avoir voulu le dédommager
de cette déception en douant sa fille aînée de toutes les aptitudes
qu'il s'était flatté de rencontrer chez un fils. De son vivant, M '*' de
la Rullière s'était chargée de l'instruction de Sabine et n'avait
jamais trouvé en elle qu'une élève des plus médiocres. L'esprit
de l'enfant restait rebelle à toutes ces instructions de l'éducation
féminine qui étaient précisément celles que sa mère s'efforçait de
lui inculquer. Quand elle se vit livrée à elle-même, — M. de la Rul-
lière estimant que les femmes en savent toujours trop et n'ayant
jamais songé à faire compléter son éducation, — Sabine s'instruisit
à sa façon, n'approfondissant que les choses pour lesquelles elle se
sentait une aptitude réelle. Il en résulta l'instruction la plus inso-
lite pour une femme. À force de feuilleter les livres de son père,
qui tous traitaient invariablement d'agriculture, de droit rural et
autres questions analogues, à force d'interroger à droite et à gauche
les fermiers et les paysans , elle finit par ne plus ignorer grand'-
chose en fait d'administration rurale. Joignant à cette instruction
une lucidité d'esprit merveilleuse et cetie calme possession d'elle-
môme que n'avait jamais eue son père, elle finit par être beaucoup
plus au courant que lui de tous les détails du domaine.
Elle le surprit fort en venant un jour lui offrir de tenir ses écri-
tures. Il crut d'abord qu'elle se moquait de lui et faillit s'empor-
ter. Puis il se ravisa. Tout récemment il avait remarqué la netteté
prodigieuse avec laquelle elle avait exposé à un de leurs voisins
toutes les phases d'un procès. Et puis la résistance que lui oppo-
sait souvent Sabine, l'énergie avec laquelle elle savait lui tenir
tête, lui avaient inspiré une certaine estime pour sa fille aînée : le
cœur humain est ainsi fait. 11 se dit donc que, puisque le sort avait
eu l'impardonnable taquinerie de lui refuser un fils, il y avait peut-
ôtre quelque chose de plaisant dans cette idée de substituer sa
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LE MENSONGE DE SABINE. IS
fille aînée à ce fils qui n'avait jamais voulu naître. Il lui sembla
que ce serait narguer le hasard. Cette idée lui plut, et il accepta
les oi&es de service de Sabine. Seulement, comme il avait surtout
rêvé un fils pour faire de lui une sorte d'intendant, ce fut à ce poste
d'honneur qu'il éleva Sabine. Elle avait seize ans quand elle com-
mença de se livrer à ces dures et prosaïques occupations qui rem-
placèrent pour elle les heures de joyeuse insouciance de la jeunesse.
Quant à sa seconde fille, H. de la Rullière avait presque fini
par oublier son existence, tant Sabine mettait de soins à soustraire
l'enfant aux regards de son père.
Elle grandissait cependant. Quand elle eut sept ans, Sabine fut
prise d'un scrupule. Se rendant parfaitement compte des lacunes
de sa propre éducation, elle comprit qu'elle n'était pas en état de
diriger celle de sa sœur. D'ailleurs elle n'avait que bien peu de
temps à lui consacrer, et la petite fille, toujours reléguée avec les
domestiques, s'enfuyant comme un coupable dès qu'elle apercevait
son père, sans jouets, sans compagnie d'enfans de son âge, aurait
bien eu la plus triste enfance qui se pût imagii^er, si elle n'eût
trouvé cette source intarissable d'amusemens qu'ofire la campagne
à nos premières années.
II.
Elle avait grandi au milieu des poules et des lapins sans prendre
cette apparence de robuste santé que donne l'air des champs.
C'était une mignonne créature au teint transparent, aux cheveux
d'un blond ardent qui se répandaient comme un flot d'or sur ses
épaules délicates. Elle ressemblait à sa mère, mais avec une plus
grande mobilité d'expression dans les contours de sa bouche rosée
et plus de profondeur dans le regard de ses grands yeux gris. Sabine
vit bien que cette enfant n'avait ni son indomptable énergie ni sa
santé de fer et ne lui ressemblait en rien. Ce ne serait jamais une
campagnarde comme elle, et elle ne tarda pas à décider que la plus
grande preuve de tendresse qu'elle pût lui donner serait de l'éloi-
gner au plus tôt de la maison paternelle.
Un soir, pendant que M. de la RuUiëre humait son café au coin
du feu, seul moment de bien-être qu'il s'accordât dans toute la
journée, Sabine lui dit à brûle-pourpoint ;^^
— Je vais partir pour Paris.
Sérieusement, M. de la Rullière crut qu'elle devenait folle.
— Je crois même que j'emmènerai la petite Flore avec moi, con-
tinua tranquillement Sabine.
M. de la Rullière vit que le moment de s'emporter était arrivé.
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14 lEirUS. KS^ DBCXr MOfOCfit
SaiDÎne laissa pttssor la bouri:a9(|iflfi, après quoi eUe fit une seconde
tasse et café pour resnplaoer cette cpM M. de la BuUîère avait ren-
versée dans sa stupéActioiL
— Je vois fue vatre mémoire est moins bonne que la mienne»
dltrelle ensuite airec le ploa^gmnâ cahne.
— Akl çà, eaaiiraa-tu bientôl fim aivec cette mystification? cela
M. delà Rullière exaspéiré.
— Mais il n'y a pas la moindœ mystificaitien de ma part. Je parle
au contraire très sérieu&emsnL ¥ottS avez sans doute oublié qu'au
moment de la mort de ma pauvre maman, sa sqnit, ma tante d'Essé,
a offert de nous* prendjie; chez elle 7
— Qh I s'fl ne s'agît que^ de cela, sieaaa Hr de la RuUiëre» je te
censeiUe d'accepter 1 Tu crois bonAenient qpie jevaie te laisser ppo-
fitser de cette invîÊatilim». vieille déjà de sept années, à laquelle je
n'ai pas méane daigné répondre^ vu ^'elle était cédigée e» termes
d'une compassion doucereuse, choisis pour ma £aire comprendre,
— ma parole d'honneur t — que l'oin oborehait à délivrer mes deux»
malheureuses filles du despotisme tyrannique d'un père barbare.».
Voilà (pn t'aoïtorise, n'est^œ pas», h tflnd>er comme une avalanche
dans les bras de cette Parisienne et à mettre ta petite sœur sous sa
maternelle protection? Car c'est là que tu voulais en venir, je sup-
pose. Il valait donc bien mieux accepter tout de suite la proposi-
tion de cette vieille folle de Florimonde ^t ne pas te rebiffer comme
un jeune coq contce cette offre, qui était au nésumé fort sensée.
— L'invitation de M°^ (f Essé n'estvieiU&que d'um jnuc, dit Sabine
tai^urs calme.. J'ai reçu ce malin una lettre d'elle en réponse à.
cdlequejelui avais écrite.
— Ta a^ats osé lui écrire sans mon antorisaHien? cria M. de la
Rnlliëre. Ah l par exempte, voilà, qui est trop fort 1
— W^"" d'£s8é est la s«ur de ma mèrev...dk; Sabine..
^— Parbleu l je ne le saia que trop I etcfestprédsémùenit une des
raisons qui font que tu n'iras pins chez: eUfo
-<* Et elle n'a pas d'enfans?.*. continua Sabme sur le même ton.
— Eh bien^ fit M. de la Ratltëre sans coisprendre ot elle vou*
lait en venir.
Sabine hésita.^ IL hn répugnait de metMre^ en a^ant un ombile
d'intérêt qui n'avait aucune influence sur elle^ mais qu'eafia elle
savait être tout-puissant sur' son père.
— Et pas d'héritiers directs?., acheva^rdle très basr et comme
à regret.
Ml. de la BulKëre s'arrêta^ firappé d'une idée neuv)dle* Dans son
ressentiment contre M*"* d'Essé, dont l'interventina lui avait paru
blessante, il n'amt jamais vu eaeUe qu'une alBéa de. sa femme,
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s'euftendant mec elle pour le (firvstarer dans ses etpértnces^et bctirer
son autorité. Voilà que teiit d'un toup Sabine déooawâit <en «efle
une tante à héritage I
iOn sourire tde Mlisfaction, qui i^sseinUastii s*y méprendre à «ne
grimaœ, détendit les lèvres minces de iL de k Aullière.
— 9raT0, ma iliel dit-îl en saluant ironiquement Sabine* A mer-
iieiliel le te lus bies mes compliment, tu es encore pkis habile
'que je ne le croyais. Âfa I SaUiie I quel dommage que tu ne sois
qu'une femme! J'ai idée que, situafais été ungarçoa, à nous deux
nous aurions faiit de ^andes choses. )iMis aurions fini par acheter
tout le département. Tu partiras, ma fille, tu partiras I Et tette
lt"*d'E86é, quelle fortnne peut-elle avoir T
Mis en belle humeur par la perspective d'un riche héritage, qui
lui passerait certainement par les mams, car il se considérait
comme immortel ou peu s'en âullait, M. de la ihiUiëre se 'pemiil
en spéculations. Puis il daigna doener à Sabine des ccttseils sur ia
manière dont devait s'efieotuer son voj^e; il négligea même 4e
trouver exagérée la somme qu'elle réclama de lui.
Sabine partit donc pour Paris seule avec sa petite sœur et une
vieille servante. L'idée ne vint pas à M. de la fiultiëre qu'il serait
peut-être plus convenable d'accompagner ses fi>14es, et Sabine «e
gar4a Uen de la lui suggérer.
Sabine avat<t alors vingt ans, iElle était daos tout l'éclat de sa
fraîche et robuste beauté. Droite >ceinme im peuplier, perlant hMt
son front csuronné d'«p«flens cheveux noirs, aspirant largement
l'air et la vie, elle «mi dans toute sa personne une allure de santé
et de verdeur qui Aâsait ^nger à la campagne et i l'air libre. C'é-
tait une belle fleur des champs, same et colorée, qui contrastait
fortement mvec l'apparence déÛcate et poétique de sa pethe soonr.
Cette jeune plaate forte et pleine de sève avait tfuekfue chose ée
rassurant* On sentait 4]u'elle>était parfaitement en état de protéger
et tle soutenir la feêie existence t[ui demandait son appui et ses
soins. Les grands yeax noirs ide Sabine brillaient d'un feu contemi ;
son regaid plein de xésolution et d'énergie la faisait parattre p^hfs
âgée que ses vingt ans, ^et quand le sourire n'entr'ouvrait p«3 sie^
lèvres rouges comme la grenade enâeur pour késser voir ses denvs
Jouissantes, i'espression en ^tait trop sévère pour une bouche
fiéminine.
Elle arrivait à Paris wec toute f ingénuité de son ignorance ^
provinciale. Tout était nouveau pour elle, tout devait l'iatéresser.
Mais, oomme elle savait an jusUe ce qu'elle voulait y frire, eHe tte
se laissa pas un mement distraire du bat ^ 1^ avait amenée.
£Ue ressemiflaît à son père en ce qu'elle calculait amsi bien t|ut3
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16 RETUE DE3 DEUX MONDES.
lui, mais elle différait essentiellement de lui, en ce que le but de
ses calculs n'était jamais l'intérêt personnel.
Elle s'était dit que M*"* d'Essé serait peut-être disposée à s'at^
tacher à la petite orpheline. A Paris, Flore trouverait tous les avan-
tages d'éducation qu'elle ne pourrait jamais lui procurer à la Rul-
liëre. Elle se savait ignorante, elle sentait qu'elle n'avait pas eu de
jeunesse : elle rêvait d'en faire une heureuse et gaie à son enfant
et de la yoir instruite de toutes ces choses qu'on ne lui avait jamais
enseignées. Mais avant de se séparer de sa fille d'adoption, avant de
la confier à d'autres mains, elle voulait s'assurer par elle-même
qu'elle agissait pour son plus grand bien. Elle avait donc résolu de
ne pas laisser soupçonner ses projets & sa tante avant de la con-
naître parfaitement*
M"* d'Essé était une aimable veuve, ayant doublé le cap de la
cinquantaine, aussi sémillante, aussi pétillante d'esprit et d'entrain
que sa sœur avait été pâle, triste et effacée. N'ayant jamais eu d' en-
fans, elle avait eu peu de soucis; aucune ride n'avait tracé son
sillon sur son aimable figure rose, replète, toujours souriante,
encadrée d'un essaim follet de petites boucles grises dans lesquelles
se nichait toujours, sous prétexte de bonnet, quelque touffe de vio-
lettes ou de boutons de roses. C'était l'obligeance et le bon vouloir
en perscmne. Aucun concert de charité, aucUn bal de bienfaisance
ne se donnait sans son concours. Elle était présidente de l'œuvre
des berceaux, secrétaire de l'œuvre Sainte-Anne, conseillère d'une
infinité d'autres œuvres. C'était une femme de grande dévotion, de
charité inépuisable, mais d'abord et avant tout c'était une femme
du monde. Quand il s'agissait de porter secours à ses pauvres, elle
ne reculait devant aucune des rebutantes laideurs de la misère, mais
ridée de passer une soirée en tôte-à-tête avec elle-même la rendait
malheureuse une semaine à l'avance. N'étant pas très exclusive
dans son choix et ne rayant de la liste de ses invités que ceux qui
auraient risqué de faire fuir les autres, elle avait su se composer
un des plus agréables salons de Paris. Ce salon était son enfant,
son orgueil, son pain quotidien, et tout le monde s'accordait pour
convenir qu'il était impossible de rencontrer maltresse de maison
plus aimable et plus accomplie.
Elle accueillit à bras ouverts les deux orphelines et essuya une
larme très sincère en embrassant la petite Flore, qui lui rappelait tant
sa pauvre sœur, disait-elle. Comme elle allait être heureuse de gâter
cette chère mignonne, qui paraissait si délicate et n'avait jamais
eu de mère pour la câliner 1.. Quel plaisir elle aurait à la mener
avec elle au conseil de l'œuvre Sainte-Anne I Comme toutes ces dames
allaient la choyer! Chère petite, quelle enfance malheureuse elle
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L£ MENSONGE DE SABINE. 17
avait dû avoir I Aussi ne s'étonoait-elle pas de la voir si pâle et si
diaphane. Elle avait dû être privée de tout, comme sa pauvre mère,
queTavarice et la brutalité de son mari avaient réduite à la dernière
extrénité.
M""* d'Essé ne s'aperçut pas que son imagination romanesque
l'entraînait beaucoup trop loin. Sa surprise fut grande quand Sabine,
qui l'avait jusque-là écoutée en silence, lui dit froidement :
— Yoiis vous trompez, ma tante. Maman n'a jamais eu aucune
privation matérielle à endurer, pas plus que moi. — Et elle se
redressa fièremeat.
)Ini« (i'£ssé la regarda avec stupéfaction. Cette grande fille,
fraîche et colorée pomme un bouquet sauvage, avec sa toilette de
postulante et sa brusquerie de provinciale, lui faisait sentir au pre-
mier mot qu'elle, femme du monde, avait manqué de tact. Il y
avait là quelque chose d'humiliant pour elle, mais il se mêla un
autre sentiment à l'attention avec laquelle elle examina cette nièce
qui ressemblait si peu à l'image qu'elle s'^n était faite à distance.
Elle se dit que cette franchise d'allure, cette rondeur, cette netteté
avec laquelle Sabine exprimait ses opinions était peut-être quelque
chose de nouveau et de très original. Elle remarqua la manière
tout à fait naïve dont était tordue la sombre natte de cheveux de
Sabine, la dignité cérémonieuse de ses révérences, qui la faisaient
ressembler à une jeune grand* mère, et se promit de bien se garder
de tiansformer sa provinciale en Parisienne. Il y avait là un élé-
ment nouveau, plein de fraîcheur, à introduire dans son salon,
quelque chose comme une bouiïée d'air des champs qu'elle allait
conserver précieusement pour en faire savourer Tarome petit à
petit à ses habitués. Elle leur servirait les boutades et les naïvetés
de Sabine pour varier leurs distractions, comme elle leur offrait de
temps en temps le ténor en vogue ou le rossignol à deux têtes.
Sabine avait trop peu d'expérience du monde, elle en ignorait
trop les usages pour s'apercevoir tout d'abord du rôle qu'on lui fai-
sait jouer. Elle se sentait mal assurée sur ce terrain nouveau et s'y
conduisait au hasard, comme un voyageur égaré dans un pays dont
il ne connaît ni le langage ni les mœurs. A chaque pas, elle se heur-
tait contre une difficulté et se rendait coupable d'un manque d'u-
sage qui faisait sourire parce qu'elle était jeune et belle, ou lançait
quelque naïveté de pensionnaire qui était applaudie comme une
chose originale et charmante. Mais, comme elle n'était pas venue à
Paris pour s'y amuser, encore moins pour amuser les autres, elle
ne tarda pas à trouver que tout cela était bien vide, bien super-
ficiel. Sous cette surface de banalités flatteuses elle entrevit des
pièges et àm écueils dont elle n'avait jamais soupçonné l'existence.
xon XL. — 1880. S
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18 «EVra DBS BEn MONBIS.
Son incorruptible bon «ens lui fit trouver qudqae chose d'humi-
liant dans la cuiîosité dont elle était Tobjet.
Elle n'était pas depuis quinie jours chez M"* d'Essé lorsqu'elle
fut prise de remords d'y être venue. Elle sentit que le but de sa
visite était manqué. Jamais elle ne consentirait à lui confier sa
petite Flore. M""* d'Esse, ayant la réputation méritée d'être une ma-
rieuse de première force, avait toujours sous la main un essaim de
jeanes filles; Sabine se dit que plutôt que de voir «a sœur ressem-
bler à l'une de ces poupées qui papillonnaient autoinr de sa tante,
elle aimerait mieux encore la renfermer toute sa vie à la Rulliëre.
Elle avait des pruderies de provinciale, s'étonnait et se scandali-
sait de choses que ne remarque môme pas une jeune fille élevée
dans les salons. Toutes les femmes qui l'entouraienit lui semblaient
coquettes, légères, maniérées. Elle avait voulu sa petite Flore in-
struite, capable de briller dans un salon, sachant au besoio danser
un quadrille, chose qui lui paraissait plus compliquée que l'un des
inextricables procès de M. de la Rnllière. Mais faire de cette enfant
si innocente, si douce, une de ces jeunes ^lesoutrageusenoent dé-
colletées qui lui paraissaient ne savoir que valser et chuchoter
entre elles derrière leur éventail, platôt la voir devenir une cam-
pagnarde comme elle, plutôt la ramener au plus vite à la fiul-
Uère.
Elle en était arrivée à peu près à cette résolution, mais voulait
cependant être bien sûre de ne pas se tromper, de ne pas se mé-
nager de regreits pour l'aiirenir. H""* d'Essé^ enchantée de l'animation
que la présence de ses nièces apportait dans son intérieur et sur-
tout des prétextes de coinrses et de sorties qu'elles lui fournissaient,
laisait tous ses eflbrts pour les retenir. Sabine était bien trop pru-
dente pour s'enchaîner par aucune promesse et n'avait surtout
jamais pronouoé un mot qui eût pu révéler à sa tante les espé-
rances qu'elle avait conçues pour Flore. Ce inonde dans lequel elle
vivait l'efi'rayait^i^mais elle voulait le coniiattFe un peu plus à fond
avant de le quitter pour toujours* M*^ d'Essé lui en fournissait am-
plement les occasions, la menant partout avec elle, au théâtre
comme il Téglise, au bal comme dans les réunions de charité.
Un soir, la^société réunie dans le salcsi de M'^ d'Essé étant peu
nombrense, une conversation générale s'établit, lu nombre des
habitués se trouvait l'auteur d'une pièce nouvelle dont tout Paris
s'occupait en ce moment. Giacun avait donné son avis, prodigué
les éloges, hasardé quelques-^unes de ces critiques bénévoles des-
tinées d'avance à être victorieusement réfutées : de celles que l'on se
permet en présence de Tauteiir dans un salon de bonne compa-
gnie.
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LB MBHftONCm DM SABINfi*. i»
La conveorsatbD commençait à languir^ M"' d'Essé était à bout
de iressoupces et ne savait plus comment la rmimer, lorsqu'elle
avisa dans un coin Sabine, qui n'avait pas encore ptrononcé une
pavote^
— Il nous^ manque une opiabn sur la pièee de M*. ***r dit-eUe.
Ma niëce ne naos apa& donné la sienne.
— BabI est-K^e que l'opinion d'une provinciale coaune moi a une
valeur quiconque? <fit ue peu brusquemeut Sabine.
— G'esf k no» de ju^Be si^le en a; au a'ea a pas, mademoiselle»
dit l'auteur.
— Et c'est mon opmiQn bien fxaoabB et bien sincère q«e voia&
voulez? demanda Sabine.
— Votre sincérité na saurait 6tne que très flatteuse pour moi,
même si vouavoas mcmtreK sévère^ dii gnacieusement Fauteorr ^i
s'attendait bien àqpielqua coup de boutoiff.
— Eb Uen! monsieur,, dit Sabiae en lie regardant bien ea face,
je trouve que vous dever avoir UM bien: méprisante opinion de^
noua tom, hommea et fammea, pour noua fcffcer à rester pendant
deux heures en compagnie des ignobles personmgee que vous noua
présentez, et je trouve que nous avons à rougir de nousHOiémes,
noua toaa qui af^laudissona Ides sîtuatio&s qui nous couvrirsdent
de honte dans la vie réelle. Teatenda dire que la société est cor-
rompue. A. qui la Suite, mtfisceur,. si ce n'est à vous et à vos sem-
blables?
— Sabiae I ta t'emperteal dit dâaœireusement tt^^'^d'Essé, qui
commençait à trouver qu'elle avaît eu tort de placer sa nièce sur le
terrain des peisoQBaIiités..Mais quand Sabine était lancée, elle subis-
sait dîffiGÎlemenft un frein quelconque t ella tenait cela de son
père.
— Je trouve,, contmaa-t-elle de sa vois que l'kidigaation ren-
dait cauque, je trovve qu'il est impossible de rester sain de corps
et d'esprit en respirand un air empesté,, je trouve que^ si vous vou-
lea nous babitnefr à entendre sans rougir des choses imm<mdes
comme celles qu'il m.'a liaUa écouter depuis que je suis ici« vous.
n*avez pas ledroH de noua demander de rester honnêtes et pures.
Autant ériger que nous pataugions dans la boue sans nous salir.
H"^ d'Esse eheixha à rire.
— le sais qoe voua excuserez ma petite sauvage,, dît-elle à l'aa-
teor.
Il sourit avec indulgence.
— Il vous reste heureusement à a|i|ffendre,msdemaisdie, ditril,
quTaucuBe de ses soënes qui vous ont si profondémem scandalisées
n'est de mon invention, et que ma pièce est jusque dans ses plus
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20 BEYUE DES DEUX MONDES.
légers détails une fidèle reproduction de ce qui se rencontre dans
la vie réelle. Ces choses qui vous révoltent arrivent, hélas I chaque
jour dans le monde.
— Alors ce que vous appelez le monde est une triste et repous-
sante chose, et je préfère grandement à la société qui s'y rencontre
celle de mes poules et de mes vaches. Je crois que j'irai la retrouver
le plus vite possible.
H'"'' d'Essé, comprenant qu'il était inutile d'enrayer la boutade
de sa nièce, changea habilement la conversation, se promettant bien
d'être plus prudente à l'avenir. On s'occupa d'autre chose. La
pauvre Sabine, qui ne se sentait pas de la plus belle humeur, resta
seule dans son coin.
Cette conversation fut la dernière goutte qui fit déborder la
coupe déjà pleine de ses hésitations et de ses doutes et la fit pen-
cher du côté d'une énergique résolution. Sabine décida qu'elle par-
tirait le lendemain même de Paris, emmenant au plus vite sa petite
sœur, qui ne devait pas grandir dans cette atmosphère de corruption.
— Et vous aurez parfaitement raison I dit à son oreille une voix
qui paraissait répondre à sa pensée.
Elle se retourna vivement et rougit jusqu'à la racine des che-
veux. De tous les hommes qu'on lui avait présentés en les recom-
mandant à son estime ou à sa bienveillance, un seul avait su lui
inspirer plus d'intérêt que les autres. S'était-il fait remarquer d'elle
par sa réserve pleine de dignité ou par la rareté de ses paroles, dont
chacune était frappée au coin de la raison et de la sincérité? Tou-
jours est-il que Roger de Bargemont était la seule personne qu'elle
eût voulu ne pas quitter en quittant Paris. M*"® d'Essé le citait volon-
tiers comme un jeune homme plein d'avenir, destiné à fournir une
grande carrière.
A la vérité, il était sorti brillamment de l'École polytechnique ;
mais Sabine n'avait jamais entendu dire qu'il eût fait rien de pro-
digieux ou dit aucun de ces bons mots qui courent les salons, et ne
l'en estimait que davantage. A ses yeux, qui ne s'étaient pas laissé
éblouir par tant de séduisantes apparences, la réserve de Roger de
Bargemont cachait une valeur réelle. C'était, de plus, un fort beau
garçon, grand et bien bâti, et Sabine éiiait d'une nature trop saine
et trop primitive pour ne pas admirer inconsciemment ce genre de
beauté mâle et fière. Elle s'était dit depuis longtemps que Roger
lui plaisait, mais ne s'était jamais demandé où pouri*ait la mener
cette sympathie. Sabine, qui ne rougissait d'aucun de ses sentimens,
s'avouait bien franchement celui-là.
Elle fut profondément blessée en voyant M. de Bargemont approu-
ver son projet de départ.
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LE MENSONGE DE SABINE. 21
— Pourquoi trouvez-vous que je ferai si bien de quitter Parjs?
dit-elle avec un peu d'aigreur.
Il vit qu'elle était piquée et la regarda avec un malicieux sou-
rire :
— Mais vous l'avez dit vous-même. Nous sommes une réunion
d'êtres corrompus et pestiférés, un bôtel-Dieu, un lazaret, que
sais^je? Le seul moyen d'échapper à la contagion est, paralt-il, de
nous fuir au plus vite pour aller se retremper dans un air plus pur.
Quant à nous, pauvres incurables, nous n'avons rien à faire qu'à
croupir dans le bourbier de nos dépravations et de nos vices sans
pouvoir môme espérer qu'une âme charitable nous tende la main
pour nous aider à en sortir.
Sabine le regarda bien en face.
— \ou8 vous moquez de moi, n'est-ce pas? Vous me trouvez
intolérante, exagérée, peu charitable? Eh bien, je suis persuadée
que dans le fond de votre cœur vous êtes tout à fait de mon avis et
que si vous aviez comme moi la responsabilité d'élever une enfant,
d'en faire une femme honnête et pure, vous seriez éjpouvanté comme
je le suis à la pensée de ce qu'elle pourrait devenir, élevée dans un
milieu où elle serait exposée à entendre de si étranges choses.
— Ahl permettez! Oui, certes 1 je suis de votre avis. Si respec-
table,Isi parfaite que soit votre excellente tante, elle est la der-
nière personne à qui je voudrais confier l'éducation de ma petite
sœur, si j'en avais une, et vous avez certes pu remarquer que dans
cesaloi, l'un des plus agréables de Paris, — je ne veux pas en mé-
dire, — la société est assez mélangée. Je vous avoue que j'ai môme
éprouvé la plus profonde compassion pour cette pauvre petite ûlle,
que l'on habille trop bien, que l'on fait veiller trop tard et autour
de laquelle on parle de tant de choses que fort heureusement elle
ne^coro prend pas encore.
— Donc, vous m'approuvez de vouloir l'en éloigner au plus vite?
— Puisque j'ai eu l'honneur de vous dire que vous aviez parfai-
tement raison.
Sabine changea de ton. One expression de tristesse traversa son
regard.
— Allons I dit-elle avec un soupir. Je m'étais figurée, je ne sais
pourquoi, que j'avais peut-être en vous un ami. Je vois que je m'é-
tais trompée. J'emporterai cette dernière désillusion avec toutes
celles dont j'ai fait si ample provision pendant mon séjour ici.
J'espérais de vous un conseil, je ne reçois que des railleries.
Roger devint subitement sérieux. Il s'était amusé, /^lui aussi, des
violences de Sabine; mais, quand il vit qu'elle était vraiment peinée,
il fut pris de remords. Gomme presque tous les hommes éner-
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22 RE-TIIE Des DEUX MDIHIfiS.
gîques et coiungeux, E' devenaît [fimide ea f&ceda chagrin d'uae
femme» et il crut dans ce moment voir briller une laime dans les
yeu2 dtt Sabine. Lui aussi, loui eir riânl de ses boutidea, svaût conçu
une très sincère estime pour cette nature franche et honnête. Il fut
désolé de l*avok froissée; i) s'assit auprès d'elle sur œ caaapé eu
elie avait pris place, parce que Ml"'' d'Essé, toujours atÉentive à
ménager des coins mystérieui, propices aox^ confidences,. l'avait
isolé^ derrière un paravent de verdure. IL changea de ton et de
manière, ^ la regardant avec une ezpressioQ eu Sabine, peu expé-
rimestée en Ba«tière de sentiment, crut v(Hr beaucoup plus de tea-
dresse que de reg^t de L'avoir offensée :
— Vous ne vous êtes pas trompée, mademeisolle» et si l'assu-
rance d'avoir trouvé un ami peut vous^dédommager decpelquee-ones
des iilaàoafi que vous aves perdues, je suis heuoeuz. de peuveir
voos la donner^
Elle eut un élan de sutrpriae jeyeuse.
— Â.la boone heurel s'ëcriai-t-ella. V^coEfim votre amitié et j'y
compte.
Elle hii tendit baen franchement la main, sa bdle main:, un peu
brune, un peu grande, mais aux doigta biea modelés, et serra la
sienfie en bon camarade..
Roger se aeiâit rassucé pac cette étreinte sans façoq^; hkôs tout^
au food de son espdlil se demanda si ce manque absolu d&coquetr
terie n'afvaitpas ses dangers tout comme Fexcès oonlraire.
— Et maintenant,^ reprit Sabinev j'ai le droit, of est-ce pas, de
vous demander ua conseil? Rëfléchiases^ bien avant de me le don-
ner, car je vous préviens que c'est la premiire fois, de na vie qae
pareille chose m' arrive. Jusqfu'id je me suis toujours dirigée d'après
mes propres lumiëces et ne m'ea suis pas^ repentie; mais )e ma
trouve sur un terrain nouveau, j'ai peur de faire Causse route et je
serai heureuse de pouvoir rejeter sur quelque ua la responsabilité
de la décision qua je vaia pveadre. te vais vous parler franchement.
J'avais amené ma petite sœur ici, dans l'espoir que ma tante s'at^
tachersàt ài elle el se chargerait de asa éducadîoa. YenS' reconnais-
sez comme moi les inconvéniens de ce plan. Que me conseHle^
vous? J'habite seule «rec mon père un château perdu aa aûlieu
des ealturesi, sans auciisbe ressource de société ou d'éducation. Nos
seuls visiteurs sonit les compagnons de cbasse^ de mou père, mea
seules anûos deux vieiàlee filles oubliées pac k siècle dernier. Dois-ja
ramener mon enfant d'adoption dans ce désert, lui dnnner une
éducatioa incomplète comme celle qM j'ai reçae, l'élever dans
l'igoorance de toutes les dièses du monde et de la viaf
-*- Dieu, vous &i préserve l ne put s'empêcher de sf écrier Roger.
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HE MENSOWE DE SAISINE. 23
Sabine sourit.
— EUe risquerait tie âerenir une seeondte écUtion de moi-méeae,
n'est-ce p^^ une espèce de sauvageon rade, gauche, indécrcrt;-
table? <)ue voulez-fious ! ce n'est pas de ma faute. J'avais quatorze
ans quand ma mère est inorle. Depuis Iqto personne De s'est plus
occupé de moi, et il m'a laUu, au contraire, m'o couper de mille
choses peu féminines. U m'a fallu surtout veilla ayec soin, afin
d'étiAlir et de conserver mon autorilé sur ma petite s œur pour avoir
le droit de l'éJever comme bon me semblerait. Maintenant que j'ai .
cette autorité et ce droit, je ne sais plias qu'en faire.
— Écoutez, dit Roger, si je me suis récrié si Tivement contre
votre projet d'ensevelir TOtre sœur au fond d'une solitude absolue
comme celle où s'est écoulée votre première jeunesse, ce n'est pas
une pensée peu latteuse pour vous qui m'a guidé. Dieu fesse que
beaucoup de jeunes fiUes conservent votre rectitude de jugement,
votre sainte horreur du mal et du mensonge sous toutes leurs
formes ! Mais, croyez-moi, une trop grande susceptibilité morale peut
avoir aussi dés dangers. U est bon qu'une femme s'habitue à ne
pas trop se scandaliser de choses qu'elle doit rencontrer chaque
jour sur sa route; il est indispensable à mon avis pour tout être
hmrvain destiné à vivre en cwnpagnie de ses semblables de subir
de bonne heure le contact des opinions et dea caractères drfierens
du sien. Savez-vous ce que je ferais si j'étais à votre place? Je
mettrais ma petite isoeur dans «n* de ces couvens de Paris qui ne
ressemblent pas plus aux couvens d'autrefois que la manière de
voyager d'aujourd'hui ne ressemble à celle d'alors, et...
U s'interrompit.
£Ue acheva pour lui :
— £t je retournerais dans ma solitude.
— Je n'ai pas vouhi dire cela.
— Ayez au moins la franchise de votre opinion* Mefrci du bon
conseil, je Faccepte sans rancune.
Mais, quand il s'agit de le mettre en pratique, Sabine ne se trouva
plus le caurage d'en exécuter qu'une partie. La petite Flore fot
installée au couvent, M. de la Ruttiëre n'^ayant pas mis d'autre
opposition à ce projet que le chiffre élevé de la somme que Sabine
réclamait de lui. L'enfant s'y habitua sans peine, s'y trouva même
très heureuse, beaucoup plus qu'à la RuUiëre ou chez M*"' d^Essé,
mais Sabîaie ne parlait plus de retourner cheK son père.
III.
Chaque jour elle trouvât un prétexte nouveau pour «excuser ce
retard à «ses {uropreB yeux. Pour la première fois de sa vie, elle se
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2k aEYUB DES DEUX MONDES*
surprenait en duplicité vis-àrvis d'elle-même. Il lui était arrivé une
chose qu'elle n'avait jamais prévue dans ses calculs. Dans sa vie
prosaïque où le rêve n'avait pas trouvé place, elle n'avait jamais
songé à interroger son cœur pour savoir s'il renfermait une faculté
latente, qui se développerait un jour om l'autre. La maladie de
r idéal n'avait pas effleuré son imagination, le besoin d'aimer et
d'être aimée n'avait pas encore tourmenté son âme peu expansive.
La grande activité de son existence, la nature positive et absor-
bante de ses occupations l'avaient tenue naturellement éloignée de
toute idée d'amour et de mariage. D'ailleurs, à la Rullière, elle n'a-
vait jamais rencontré personne qui pût l'y faire songer. A Paris, tout
était changé. L'absence de ses occupations habituelles la forçait
au désœuvrement, et son esprit ne pouvait éviter de suivre le cou-
rant habituel des conversations qu'elle entendait.
Presque avant de savoir ce que c'était qu'aimer, elle aima de
toute l'ardeur de sa forte nature, sans réticences, sans calculs.
Son affection, qui avait commencé par l'estime et l'admiration, ne
connut pas de bornes; elle ne prit même pas beaucoup de peine
pour la dissimuler et garda mal son secret. Roger n'avait jamais
pensé à l'aimer quand il s'aperçut du sentiment qu'il lui inspirait.
Il en fut d'abord presque effrayé. Certes, il estimait Sabine, il la
respectait, il avait pour elle une sincère et franche amitié de frère
ou de camarade. Elle était belle, intelligente, dévouée, il aurait
aimé l'avoir pour sœur et pour amie, il lui aurait confié sans hési-
ter l'honneur de son nom, mais il n'avait jamais songé à lui deman-
der le bonheur de sa vie. Il ne se fit pas un instant l'illusion de
croire que ce qu'il éprouvait pour elle fût de l'amour. Il échan-
geait avec elle de bonnes poignées de mains, sans jamais songer à
retenir dans la sienne cette main fraîche et ferme qui répondait si
cordialement à son étreinte, il soutenait la fixité de son regard sacns
éprouver le moindre trouble.
Roger, dans ses rêves de jeune homme, s'était plu souvent à
tracer le portrait idéal de celle qui devait être sa femme, la moitié
de son être. Il l'avait rêvée pleine de poésie, douce, timide, un peu
faible. Ce serait un être délicat auquel serait indispensable la pro-
tection de sa force, elle serait le sourire de son foyer, le parfum de
sa maison. Il ne trouvait rien de cet enivrement chez Sabine. S'il
se liait à elle, un besoin de sa uature demeurerait à jamais inas-
souvi. Elle pouvait devenir la compagne de sa vie et n'en serait
jamais le roman. Il y avait en elle une verdeur qui l'agaçait,
quelque chose d'âpre et d'inculte qui froissait son goût d'homme du
monde. Quand il causait avec elle, il lui prenait des envies subites
de grincer des dents, comme s'il eût mordu dans une pomme acide.
Sa beauté même, incontestable, lui paraissait trop austère. C'était
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us MENSONGE DE SABINE. 25
celle de la vertu, mais il lui cherchait vainement les charmes
dont il eût voulu la voir parée. Il aurait souhaité cette beauté
moins régulière, mais plus séduisante.
II ne put cependant rester insensible à l'amour qu'il savait lui
inspirer. Il en fut touché et surtout flatté. Il ne feignit jamais une
tendresse qu'il n'éprouvait pas, mais il manqua de courage pour
repousser ce cœur qui se donnait si naïvement à lui. Sabine avait
une de ces natures généreuses qui trouvent plus de bonheur à don-
ner qu'à recevoir. Plus heureuse d'aimer que d'être aimée, elle ne
s'aperçut pas que le sentiment de Roger pour elle n'était fait que
de compassion et d'amour-propre flatté. Elle fut parfaitement satis-
faite de la bienveillance qu'il lui témoignait, et ne tarda pas à se
persuader qu'elle était aimée.
M"* d'Essé avait bien trop d'expérience matrimoniale pour ne pas
s'apercevoir du roman qui s'ébauchait dans son salon. Elle voulut
même se donner le mérite de l'avoir préparé longtemps à l'avance
et mit tous ses soins à ménager aux deux jeunes gens les occasions
de se rencontrer. Elle finit par trouver que la situation se prolongeait
un peu, et comme elle était trop fine pour ne pas comprendre que
les hésitations venaient de la part de Roger, elle lui parla ouverte-
ment.
Il ne lui dissimula pas les craintes qui le retenaient. M"' d'Essé
les calma et sut si bien s'y prendre, qu'elle lui persuada même que
l'estime et la très calme afiection que lui inspirait sa nièce offraient
plus de chances de bonheur que ces engouemens passionnés qui ne
peuvent pas se maintenir dans leur effervescence première et finis-
sent inévitablement par dégénérer en indifférence?, quelquefois en
d^oût. Et puis Roger se dit que peut-être l'avenir lui réservait ces
extases qu'il rêvait et ne trouvait pas dans le présent. Sabine était
jeune, sa nature sévère et positive pouvait changer sous l'influence
du bonheur et de l'amour, comme le fruit acide peu: devenir meil-
leur et succulent à la chaleur du soleil. — Qui sait si elle n'était
pas destinée à réaliser un jour le rêve qui lui avait fait désirer do
rencontrer dans le mariage tous les enivremens d'un amour où son
imagination aurait autant de part que son cœur et sa raison 7 II se
laissa persuader et demanda la main de Sabine.
Elle accepta avec une joie mélangée de reconnaissance touchante
le bonheur qui s'offrait à elle. Elle eut un mouvement d'humilité
naïve qui contrasta singulièrement avec sa rudesse habituelle.
Boger se félicita sincèrement d'avoir fait taire ses hésitations, et
comme il avait un cœur tout aussi généreux que celui de Sabine,
si elle 9e trouva plus heureuse d'aimer que d'être aimée, lui, se féli-
cita plus du bonheur qu'il donnait que de celui qu'il eût pu rece-
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26 RE^OB DES DEUX MONDES.
voir* Et puis ce bonheur donnait à la beauté de Sabine quelque
chose d*ému et d'attsndiTi qui lui prétait précisément le charme
dont elle avait manqué jusqu'alors. Bref, ils eurent quelques jours
de boHheur parfait.
Sabine, dont lapremièrepensée n'était jamais égoïste,, s'était dit
que ce mariage serait une bonne chose pour Flore.. Elle manque^
rait bien un peu à son père, mais il se consolerait très facilement
surtout s'il avait la bonne chance de rencontrer un régisseur intel-
ligent pour la remplacer.
Naturellement IML delà Rullière s'emporta. en recevant la lettre
cérémonieuse ddns< laquelle M""" d^Ëssé lui transmettait la demande
de son protégé. Hais comme il n'avait personne sur qui passer sa
colère, elle dura peu. Parmi les renseignemens qu'on lui donnait
sur son futur gendre^ il en était un qui entr'ouvrit à son esprit des
horizons nouveaux. M., de Bargemont était orphelin, il avait vingt-
quatre an&; sa foDtune administrée par un tuteur devait s'être con-
sidérablement augmentée pendant sa longue minorité. A vingt-cinq
ans, il devait entrer en pessessîoa de cette fortune; naturellement
il y aurait des placamens à faire^ naturellement il conâulierait son
beau-père, et il y aurait peutrétre moyen de lui faire acheter des
terres dans le voisinage, M. de la Rullière se chargerait de les
administrer. D'avance il se frottait les mains de sajUâfactiou. De la
même plume qu'il avait trempée dans l'encrier pour tracer un refus
catégorique, il écrivit donc une lettre presque polie dans laquelle
il annonçait sa prochaine arriva à Paris.
Il regarda à peine son futur gandre, qu'il se souciait fort peu de
connaître, et aborda inonédiatement la seule question qui eût de
l'intérêt pour lui : celle du contrat.
U chicana comme un Normand sur la dot de Sabine et n'aurait
jamais songé au trousseau si, fort heureusement pour sa nièce,
M*"* df'Essé ne s'ea fût chargée. Sabine, vivait dans un rêve, son
amour l'avait métamoi phosée, chaque nouvelle émotion la rendait
plus femme, plus semblable à l'idéal rêvé par Roger. Tout était prêt
pour le mariage; le contrat rédigé, on n'attendait plus pour le signer
que l'arrivée du tuteur de Roger, ou du moins, celle des papiers»^
lorsqu'une terrible nouvelle vint foudroyer tout; cet édifice de bon-
heur. Le tuteur s'était suicidé laissant ses papiers dans un désordre
inextricable, oil l'on ne put d'abof d constater qu'une chose : la
disparition complète de la fortune confiée à ses aoins. Sans ombre
d'hésitation, M. de la Rullière retira irinalant son consentement
et se disposa k r^agner au plus vite ses pénates emmenant Sckbine
avec lui. Son seul regret fut pour la dépense qu'avait occasionnée
tout œ déplacement. Pour se consoler un peu^ il fit l'acquisition
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XE HEN90I96E DE SABINE. 27
d'une faucheuse mécairiqae qui le tecttaft depiiis longtemps et s'é-
lomia du peu d'intérêt que ISabme prenait à oette «nachâne. Il ne
comprit rien à la douteur de sa fille. Qu'y avait-il de changé après
tout? Elle ne se trouvait pas malheureuse auparavant, elle repren-
drait sa vie d'autrefois. Toiià lout.
Roger, en homme d'honneur, s'était hâté de dédarer que Sabme
était libre de taon* engagement envers lui. M™* d'fesé l'approuva.
Sabineseule ne voulut pas entendre parler de reprendre cette liberté.
Elle se déclara prête à épouser Roger quand même, à partager sa
pauvreté, à travailler avec lui s'il le fallait. Il refusa avec une invin-
cible obstination. Sabine n'y vit d'abord qu'un excès de délicatesse.
Roger eut vite pris son parti. Au fond, la luHte avec la vie n'effrayait
pas trop ce jeune esprit énergique qui «e sentait Ja force de vaincre
le malheur. II résolut de partir pour l'Amérique. 11 mettrait à profit
ses brillantes études et se ferait ingénieur. Sabine Faimait si ardem-
ment qu'elle crut que son cœur allait se briser quand il lui annonça
ce projet. Elle se fit toute humble et toute timide pour lui ofifrir
de le suivre. Due femme ne kii serait-eille pas un aide plutôt qu'un
obstacle dans la lutte qu'il allait entreprendre? Il refusa énergi-
quement son dévoftment, trop ^ergîquoment au gré de la pauvre
Sabine, qui, pour la première fois, eut un cruel soupçon de la vé-
rité et se demanda avec effroi si elle était aimée autant qu'elle
aimait. Elle lui jura fidélité quand même et presque malgré lui.
Bien que Roger edt absolument refusé de la* considérer comme liée
à lui par aucune promesse, bien qu'il f eût prévenue qu'il renonçait
môme au bonheur de lui écrire et qu'dle n'aurait de ses nouvelles
que s'il rentrait en Trauce après être parvenu & se reconstituer
une fortune, elle refuf^a de reprendre sa liberté, jura qu'elle lui
resterait fidèle jusqu'à la miort et ne porterait jamais d'autre nom
que le sien. Il la savait obstinée dans ses affections comme dans
ses idées et comprit qu'il ne pouvait pas compter avec elle, comme
il l'aurait fait avec une autre femme, sfur l'action du temps, qui use
tout, et de l'absence, qui finit par effacer tant de choses. Il accepta
malgré lui ces prcmiesses et ces sennons d'un amour auquel il
répondait mal et partit. — Il y avait duc ans de cela. Depuis lors
Sabine n'avait plus entendu pronooDcer son nom. M""« d'Essé était
morte. Flore toujours au couvent.
Tous les ans, à l'époque des vacances, Sabine allait passer quel-
ques jours auprès d'elle et se logeait au couvent, ne connaissant
personne à Paris.
Elle ne fit jamais aucune démarche pour avoir des nouvelles de
Roger, n'essaya pas même de lui écrire et, mesurant son amour à
celui qu'elle (éprouvait pour lui, 'elle attexrdit Boa retour .avec une
inébranlable sécurilé. r" ^^r^l^
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28 RETUE DES DEUX MONDES.
Malgré la grande solitude dans laquelle elle Tivait, elle aurait
trouvé à se marier si elle l'eût voulu. Cette seule pensée la faisait
rougir de honte. Devant son cœur et sa conscience, elle était la
femme de Roger.
Son amour, loin de s'affaiblir, n'avait fait que s'enraciner plus
profondément par l'absence. Dans la générosité de son large cœur,
elle trouvait des excuses au seul grief qu'elle eût jamais eu contre
Roger : le trop grand empressement qu'il avait mis à lui rendre sa
liberté, et l'exaltait jusqu'aux proportions d'un héroïque désinté-
ressement.
A trente ans, la beauté de Sabine n'avait plus cette fraîcheur
éblouissante qui l'avait fait admirer dans le salon de H*** d'Bssé.
L'air des champs, qui hâle vite les fleurs et les femmes, avait rendu
un peu moins blanche sa peau, un peu trop accentué ses traits
réguliers. Ses épaules s'étaient élargies , ses belles mains avaient
bruni, l'ampleur et la décision de sa démarche avaient dégénéré en
brusq^ierie, l'habitude de commander à des inférieurs avait rendu
le limbre de sa voix sonore un peu rude. Au demeurant, c'était
une fort belle personne, imposante d'allure, ayant grand air et un
aplomb imperturbable. De la beauté de ses vingt ans elle n'avait
conservé intacts que son opulente chevelure sombre et l'éclat de
ses beaux yeux noirs. Elle apportait un grand soin à sa toilette, se
disant que Roger pouvait revenir d'un moment à l'autre. Elle ne
voulait pas être surprise à son désavantage et se soignait pour lui.
C'était sa seule faiblesse féminine. Du reste, le cachet de son carac-
tère positif et heurté se retrouvait jusque dans cette faiblesse. Ce
qui lui paraissait être l'élégance aurait semblé d'un goût douteux
à la majorité des femmes. Elle aimait les couleurs franches et vives,
les lourdes étoffes qui font des plis cassans et accrochent vivement
la lumière, les bijoux brillans et massifs. Pour dîner en téte-à-tête
avec son père, qui ne quittait môme pas sa veste de chasse et ses
bottes crottées, dans ce château perdu au fond des cultures, elle
s'habillait avec autant de soin qu'elle eût pu le faire à Paris chez sa
tante et portait les bijoux préparés jadis pour son trousseau.
Sa toilette formait un contraste étrange avec son entourage. M. de
la Ruilière la raillait sans répit. Ses sarcasmes glissaient comme
l'eau sur le marbre. Sabine attendait Roger, qui ne devait pas la
trouver en négligé. Cette petite manie féminine dans ce grand
cœur viril et courageux avait quelque chose de pathétique qui
échappait complètement aux yeux de M. de la Ruilière.
IV.
Ce soir-là, Sabme s'était parée d'une robe d'un vert chatoyant
sur lequel la flamme du foyer traçait des arabesques âUn^ visses
LE MENSONGE DE SABINE. 29
doigts scintillaient des bagues aux pierreries éclatantes. Elle for-
mait le œntre lumineux de ce grand salon triste et nu, dans lequel
l'architecte semblait s'être donné la tâche de créer le type d'une
pièce peu confortable et ennuyeuse. Il fallait que Sabine fût bien
absorbée par ses souvenirs ou ses réflexions, car elle laissa passer
sans le remarquer le moment du réveil de M. de la RuUiëre.
11 sortit de sa somnolence avec un grognement :
— Qu'y a-t-il? Pourquoi t'arrêtes-tu î Lis toujours.
— Non, dit Sabine. J'ai à vous parler.
— Fais-le vite alors.
Sabine hésita. Ses souvenirs l'avaient attendrie. Elle ne trou-
vait plus sa décision habituelle.
— J'ai à vous parler de Flore,., dit-elle.
— Ahl c'est toujours pour cette fameuse batteuse à vapeur qu'elle
veut me faire endosser. Une vieille machine qui ne marche plus
qu'à force de bras et consume du charbon comme une locomotive.
Due belle acquisition de cet imbécile de Jacques! Il s'est laissé
mettre dedans comme un grand niais qu'il est, et Florimonde, qui
voit des inventions du diable dans toutes les machines nouvelles,
est bien excusable si elle juge les autres d'après celle-ci. Non, non,
je n'en veux pas. Je m'étonne que tu m'en parles. Tu sais aussi bien
que moi ce qu'elle vaut.. . Je te dis que je ne veux plus en entendre
parler.
— Aussi n'ai-je jamais eu l'intention de le faire. Ce n'est pas de
Florimonde des Allais que je voulais vous parler, mais de sa filleule,
votre fille Flore, dont vous avez peut-éti*e oublié l'existence.
— Non certes I Tu te charges assez de me la rappeler à chaque
trimestre. C'est insensé ce que coûte l'éducation de cette pécore !
Quand je pense que tu ne m'as jamais coûté un centime I Ah I çà,
est-ce que tu ne vas pas bientôt la retirer de ce couvent? Jusqu'ici,
je t'ai laissé carte blanche, mais il serait temps que cela finit.
— C'est précisément ce que j'allais vous dire. J'ai décidé que je
vous l'amènerais id.
— Ici ! Par exemple I Jamais de la vie ! Nous avons bien assez de
tracas et d'embarras comme cela.
— Alors que voulez-vous en faire?
— Hum I je ne sais pas trop. La confier à Florimonde. En résumé,
c'était le meilleur parti.
Sabine eut un sourire indéfinissable.
— C'est précisément ce que j'allais vous dire.
— A la bonne heure ! Je crois que c'est la première fois que nous
tombons d'accord sans discussion préalable.
— A qui la faute? demanda Sabine.
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SO RETUE DES DEUX IfONDGS*
— Parbleu 1 la belle question ! ledonne des ordres; Mt-^ce <|ue
ta devra» jamais te permettre de les dfecoter?
— Il ne ^'agft pas de oeda, dit brusquement Sdisne* l^lous par-
lions de flore. Avez-vous jamais soagé que la terre des Allais?..
M. de la Rultière l'interrompit vivement.
— Pas de gestions ^avgreaues. Tu sais pantaitemenl; oe que j'en
pense. Il est absolument impossible de n»e<soggérer^ine idée nou-
velle sur ce chapitre. J'ai tourné et retourné la situation en tous
sens. Tu sais aussi bien que moi que, du vivant de ce malheureux
des Allais, je lui ai intenté procès sur procès, espérant le dégoûter
de sa terre, lui prouver qu'il n'en récoltait cpie des dësagrémens,
le pousser à bout. Il en est mort, le pawvre hoaunoe I Depuis lors
c'est bien pis. Je n'ai môme plus le plaisir de fiûre enrager Jacques
comme je faisais enrager «on père. Il a les ûeax talons plantés sur
le domaine patrimonial, il est auesi insenâble à mes taquineries
qu'à celles des mouches qui se posent sur 'son long nez. Il n'y a
rien à faire de cegafçon-là. Et c'est pitié de 'voir ce iieau domaine
péricliter sous l'adminislratton de ces deux vieilles folles et de ce
grand nigaud qiii collectionne des papillons et n'admire an champ
de blé que quand iJ est empesta de bluets et de coquelicots. Jacques
ne vendra jamais les Allais, cela est certain. 11 aimerait mieux
manger l'herbe de ses prairies pour ne pas «nourir de Mm. Restait
l'autre solution. Celle-là était la seule possible. A qui la.kvte si
elle n'a pas réussi?
— Ne parlons plus de céda. Vous savez bien que^c'eâ imitile, dit
Sabine avec un geslie d'impatience.
— Çal j'avoue que je ne comprendrai janmis cette folie <ie la
part d'une jeune fille raisonnable et sensée comme toi. Ton beau
monsieur de Paris ne reviendra jamais, sois bien tranquille I II a
mis bien trop d'empressement à partir, fit reftwer pour «n lel
motif !..
— D'abord, je n'ai jamais eu Tentai de refuser na raaln à Jac-
ques pour la meilleure des raisons : il ne me l'a pas demandée.
— Pourquoi f Parce qu'il n'a jamaisosé, il a bien trop peur de toi.
— Enfin laissons ce sujet de côté,'VOuiez^vous? il y a encore une
autre manière de réunir les Alla» et la BalUère.
— J'avais bien songé un moaœnt à épooser moi -môme l'une
des deux vieilles filles... — Sabine sentit un frisson lui courir sous
la peau. Elle n'avait jamais prévu ceitte^ possibiliié-là. — Ydoine
est celle qui me coQvenait te mieux, panse qu'elle test aux trois
quarts idiote, continua M. de la Ruiliëre, qui tenaôt évidemment à
taquiner sa fille. Elle te serait une société agréable, t'adderazt à tenir
la maison. Mais enfin ce n'est pas nDesolotion.
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LE MBN90NG£ DE SABINE. SI
Sabine fit un geste d'impatience.
— Je veDais vous proposer un projet raisonnable, dît-elle. Que
diriez-vous d'un mariage entre Jacques des Allais et Flcore?
— Hum I ce ne serait pas une mauvaise combinaison , mais la
petite est une enfiint, et Jacques a...
— Trente et un ans coraïue moi.
— C'est une idée^ une excellente idée, répéta M. de la Rulliëre.
Hais je mettrai des conditions à ce mariage. Quand Jacques sera
ïima gendre , il faudra qu'il dessèche ce malheureux ktc auquel il
tient comme à ses yeux et qui donne de l'humidité à tout le pays.
Je ferai planter une vigne sur cette pente qu'il a infectée de rosiers,
situation exceltente.*. au sud dQ château... Je ferai défoncer et
labourer le jardia d'YdoÎBe,.. une terre qui donnerait des bette-
raves supérieures..* Jfe ferai couper les grands cèdres du Levant*.,
bon bois de constmetiiûn... donnant trop d'ombre au potager... Je
ferai...
— Vous ne ferez rien de tout cela I Jacques, tout bonhomme de
paille qu'il vous semble, est aussi enitêté qu'il est timide. Croyez-
moi, je connais ce garçon-là, et si je vous parle de lui donner Flore,
c'est que je le juge digne d'elle sous tous les rapports. Je suis par-
faitement d'accord avec vous pour convenir qu'il serait avantageux
aux deux terres d'être réunies sous une même administration. Mais
cela n'arrivera pas de votre vivant ni peut-être du mien, et ce sera
fort heureux* Voulez -vous savoir pourquoi? Quand Jacques a un
fermier qui ne peut pas le payer, il lui tape sur l'épaule et dit :
— Ce sera pour une autre fois, mon ami. — Quand il sait qu'un
de ses ouvriers esl obligé de vendre ses outils pour donner du pain
à sa famille, il les achète au double de leur valeur et les lui rend.
Tout cela., c'est de la mauvaise administration. Ce n'est pas comme
cela que nous entendons les afLures, vous et moi. Aussi on nous
déteste. AUez demander aux paysans des Allais ce qu'ils pensent de
leur maître I Tous l'adorent. Jacques est ûer de cette aOection
et ne changerait paa son système pour tous les beaux -pères du
monde.
— Alors quel avantage me procurerait ce mariage ?
— Le bonheur de Flore
— Peuhl la belle affaire I Je suis sûr que tu me demanderas
encore de lui donner une dot.
— Vous en avez bien, reçu une de ma. mère!.. Mais nous n'en
sommes pas encore Ht. Pour le moment, je vais retirer Flore de
son couvent, et vxms l'amener ici. Elle verra Jacques. Je ferai tout
mou possible pour qu'il lui plaise, et s'ils se conviennent, vous ne
mettrez paa d'oppositioit à. leur mariage. Mais s'ils ne se plaisent
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32 REYUE DES PEUX MONDES.
pas, j'entends que Flore reste absolument libre et que vous ne refu-
siez pas de la garder ici toute sa vie si elle le veut, — même si je
vous quittais un jour.
— Tu me dictes des conditions, je crois? ricana M. de la Rul-
lière. Je te préviens que j'ai perdu beaucoup de ma confiance en
ton habileté depuis qu'elle a si sottement échoué auprès de ta tante
d'Essé. J'ai bonne mémoire. Tu m'avais leurré de l'espoir d'un
héritage à recueillir, et qu'est-il résulté de ce voyage à Paris? Beau-
coup de dépenses, un mariage manqué et quelques milliers de
francs qu'elle vous a laissés, comme par charité, et auxquels je
n'ai pas même le droit de toucher. Dne insulte d'outre-tombe 1 Tu
as fait là une bévue, ma pauvre fille I Je te souhaite plus de chances
dans ta nouvelle combinaison. Moi, je m'en lave les mains. Je con-
sens seulement à donner l'hospitalité sous mon toit à ta sœur, à la
condition que je la verrai le moins souvent possible, qu'elle ne fera
pas de tapage, ne jouera pas du piano, ne laissera pas traîner d'ou-
vrages sur les tables...
— Je crois que je peux reprendre ma lecture, dit Sabine.
11 pleuvait; non pas une de ces bonnes averses dont les larges
gouttes s'aplatissent en tombant lourdement sur la terre altérée,
donnant aux feuilles un vernis brillant, portant la fécondité aux
graines enfouies sous le sol, d'où s'exhale une bonne odeur saine
et vivifiante, mais une de ces petites pluies d'arrière-saison, aga-
çantes, inutiles, sentant le moisi, que le soleil trouve installées
quand il commence péniblement à luire et laisse à son déclin en
possession d'un ciel uniform émentgris, sans la moindre zébrure de
nuages. Les feuilles tombaient lentement, une à une, non plus arra-
chées par le vent, brillantes et colorées dans leur chaude parure
d'automne, mais flasques, moisies, uniformément brunes. Elles
tombaient lourdement, chargées d'humidité, pour achever de pour-
rir dans les flaques d'eau boueuse qui se formaient sous les arbres.
Dans les buissons, les petits oiseaux, les ailes pendantes, les plumes
trempées, se cachaient piteusement, les hirondelles étaient parties,
les crapauds et les limaces jouissaient seuls de ce temps le plus
triste qui se puisse imaginer.
Certes, on ne s'était pas mis en frais pour fêter le retour de
Flore de la RuUière à la maison paternelle; la nature elle-même
avait pris son air le plus maussade. C'était ce qu'elle se disait en
regardant, le front collé à une vitre, tomber cette pluie qui donnait
envie de pleurer comme le ciel. Elle avait le cœur très gros, car si
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LE imVSONGB DE SABINE. 3S
le couvent est une terre d'exil, une cage, une prison pour les enfans
qui ont échangé pour sa calme routine les caresses d'une mère, les
gâteries des grands parens, la chaude atmosphère de tendresse du
foyer de famille; aux yeux de la petite orpheline qui n'avait jamais
connu sa mère et n'avait vu son père qu'irrité ou indifférent, le
couvent représentait la vraie famille, ses joies innocentes, la suprême
félicité. Sabine, qu'elle voyait une fois par an, lui faisait l'eifet d'être
une tante de province, une cousine éloignée plutôt qu'une sœur.
En arrivant dans ce grand château qu'elle reconnaissait à peine,
elle crut entrer chez des étrangers. Flore avait une de ces natures
délicates qui ont besoin de s'attacher comme le lierre et qui, comme
lui, enlacent de mille fibres imperceptibles les objets de leurs aflfec-
tions. C'est une des conditions essentielles de leur existence. On
l'avait brusquement arrachée de cette serre tiède du couvent, où
elle végétait au milieu d'une bienveillance que son titre d'orpheline
et sa douce et poétique nature avaient rendue plus grande, on l'avait
transportée dans ce froid milieu, entre l'indifférence maussade de
son père et l'affection peu expansive de Sabine : elle grelottait et
soufihdt.
Au physique et au moral, il eût été impossible de trouver deux
sœurs se ressemblant moins que Sabine et Flore. La nature sem-
blait s'être fait un jeu de créer en elles les deux types les plus
opposés de la beauté féminine. Elle avait doué Sabine des qualités
viriles et positives qui se rencontrent le moins fréquemment chez
la femme, réservant pour sa sœur cadette cet irrésistible mélange de
grâce et de faiblesse qui attire et attache, charme subtil qui finit par
désarmer la malveillance elle-même. Sabine pouvait inspirer la sym-
pathie, mais ce sentiment une fois éveillé ne manquait jamais de
venir se heurter à quelqu'un des nombreux angles de sa nature.
On l'estimait, on l'admirait, on rendait hommage à sa valeur mo-
rale, il lui manquait l'art de se faire aimer. Ce cœur profond, aux
affections inébranlables, n'avait pas le talent d'exprimer ce qu'il
sentait pourtant si bien. C'était un foyer qui se consumait sans jeter
de flamme; le don de réchauffer et d'éclairer lui avait été refusé.
L'ardeur du brasier n'en était peut-être que plus intense. Elle était
au nombre de ces êtres fatalement destinés à être méconnus. Aucun
accord ne semble exister entre les sentimens qu'ils éprouvent et
ceux qu'ils expriment, et, comme ils sont inévitablement jugés d'a-
près les apparences, on passe auprès d'eux indifférent, presque
hostile, les accusant de froideur, de rudesse, d'égoïsme. Flore,
avec la sensibilité presque maladive de son âme qui vibrait à la
moindre émotion, avec ses grands yeux gris de cette adorable cou-
leur, la plus poétique de toutes parce que, n'étant pas une cou^
Tom XL. — 4880» 3
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M BEVUE UB DEUX HDimfit.
leur elle-même, eUe reflète toutes les Busnces de h CTéation, avec
sa chevelure vaporeuse sur Ter pâle de laquelle un rayon de soleil
semblait s'être fixé, n'avait qu'i se montrer pour se faire aimer.
Le délicat ovale de son visage avait conservé toute la candide
pureté de Tenfance; ses lèvres rosées, quand le sourire ne les
•eûtr'ouvraLt pas, avaient une expression de vague tristesse, et
les teintes nacrées des pétales cle Téglantier coloraient sa peau sati-
née. Mais son phis grand charme était d'ignorer qu'elle fût char-
mante.
Quand elle arrriva à la BuUière, elle illumina le vieux château
de sa présence. C'était le printemps avec sa poésie, la jeunesse
avec son sourire. Elle y était depuis deux jours et ne souriait déjà
plus. Son pfere l'avait à peine regardée. — Tu n'es pas très grande
pour ton âge, — avait-il dit, comme il aurait pu le dire à un enfant
de quatre ans. Il avait ajouté : — Tes cheveux sont toujours jaunes*
-— C'était tout. Sabine avait dû reprendre les comptes accumulés
pendant son court séjour à Paris, elle n'avait pas le temps de s'oc-
cuper d'elle. Que faire alors? Quand elle eut raogé son minoe
bagage de pensionnaire, elle examina les livres de Sabine, — des
traités de droit rural, d'agriculture, auxquels elle ne comprit rien.
Se trouvant seule au salon, elle ouvrit le piano. C'était jadis cetai
de sa mère. Les touches d'ivoire avaient jauni. En dierchant bien,
on aurait découvert des champignons entre les cordes brisées et le
bois moisi. Sous les doigts de Flore, celles des notes qui vibraient
encore rendirent un son rauque et plaintif comme un sanglot. Elle
tressaillit et referma vivement l'instrument mourant. Sortir? mais
il pleuvait toujours. Elle resta longtemps appuyée à la fenêtre,
regardant droit devant elle. Pourquoi Sabine l' avait-elle retirée du
couvent? Personne ne l'aimait ici, personne n'avait besoin d'elle;
elle n'y trouvait ni intérêt ni occupation, et prévoyait avec terreur
la longue série de jours sans but, sans tendresse qu'elle allait voir
se dérouler. Les larmes finirent par gonfler ses paupières et glis-
sèrent le long de ses cils. La première jeunesse a de ces inexpli-
cables angoisses qui semblent être un pressentiment des tristesses
de la vie, ou peut-être n'est-ce que l'inconscient ennui d'un cœur
qui souffre du développement môme de ses facultés et ne sait pas
encore ce qu'elles demandent de lui.
Et puis, l'horizon qui s'étendait devant Flore était d'une si
décourageante monotonie qu'elle n'essuya même pas les larmes qui
le lui voilaient.
En vérité, le château de la RuIIière était bien la bâtisse la plus
ennuyeuse qui se pût voir, avec sa longue façade plate et sans
omemens, percée de deux étages de fenêtres régulières et lourde-
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LE MENSaVCB DB SÀBIHK. 35
ment coiffée d'un grand tQit dTardoise. A droite et à gauche, bor-
dant une vaste cour carrée, s'étenduenl les commiins. Une grille
massive séparait cette cour de la gcande route. De l'autre côté,
Flore apercevait le potager.sesaUéeft tirées au cordeau, ses carrés
de choux, ses plates-bandes bordées de per»! et de thym, ses
longues rangées d'espaliers; au-^elày à perte de vue, les champs
labourés dont la terre, nouvellement ensem^Eicée, ne portait aucune
trace de végétation. Tout cela était si triste, sous cet uniforme
manteau de pluie, qu'elle ferma les ytox pour ae plus voir»
Un pas fit crier le sable de la €#uf . Elle av«t déjà vu passer
deux garçons de ferme et une fille de basse-cour. — Un paysan,
sans doute, pensa-t-elle en regardant distraitement celui qui s'a-
vançait vers le château»
Il avait une étrange allure. Tool ruisselant de 1& pluie qui glis-
sait sur son vaste manteau, la tête couverte d'une casquette de
loutre d'où sa chevelure et sa longoe barbe blonde s'écliappaient
^omme un flot, il faisait d*iimnenses enjambées, portant soigneu-
sement à la main un petit panier recouvert de feuilles vertes à
travers lesquelles Flore aperçut des roses. Il marchait vite, en-
voyant bien loin devant lui ses jambes maigres et longues comme
celles d'un échassier. Flore pensa que c'était un fermier de son
père. Elle le vit entrer dans le vestibule du château et ne s'occupa
plus de lui. Un instant après eUe se retourna vivement en enten-
dant la porte du salon s'ouvrir.
Un individu parut sur le semi et s'y arrêta bouche béante, la
regardant de ses yeux démesurément ouverts et si ckirs qu'ils
paraissaient sans prunelles. L'eau découlait de ses vètemens et de
ses immenses bottes qui laissaient de larges empreintes sur le par-
quet, sa barbe ruisselait comme celle d'un dieu marin. Il tenait
d'une main sa casquette de loutre, de l'autre son petit panier; il
était mal coiffé, mal habillé. Il aurait fallu un bon tailleur, quelques
coups de ciseau dans cette barbe exubérante, un coiffeur intelli-
gent et quelques semaines de frottement du monde pour faire de
ce gauche personnage un homme à peu près présentable dans un
salon. Tout paraissait d'une longueur exagérée chez lui : les mains,
le nez, l'ovale du visage qui exprimait une innocence voisine de la
naïveté. Mais un seul trait suffisait pour racheter ce que cette
figure avait d'étrange et la sauver du ridicute : le front haut,
large, admûrablement modelé, était celui d'un rêveur, d'un poète
môme. Pour le moment, il avait l'air si surpris... si surpris que
Flore ne put s'empêcher de sourire. Il continua à la regarder en
silence, avec ébahissement. Flore trouva que cet étonnement se
prolongeait trop.
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86 lETUB DBS DltX MOIIDES.
— Vous vouliez quelque chose? demanda* t-elle.
Au son de sa yoix, il se réveilla de son exti^se. Car c'était bien
dans Textase que l'avait plongé la vue de cette ravissante fleur
humaine, lui qui s'oubUdt des heures entières dans la contempla-
tion d'un bouton de rose.
— Pardon 1 dit-il comme à regret, je venais. • . Je croyais. . . M"* de
la RuUiëre n'est pas id?
— Si c'est ma sœur Sabine que vous cherchez, je vais la préve-
nir, dit Flore très embarrassée, car elle ne savait à quelle catégorie
appartenait son visiteur et si elle devait lui oiTrir de s'asseoir dans
le salon.
— Ohl merci t c'est inutile 1 je peux... je peux attendre, balbutia
le malheureux, qui, rougissant jusqu'aux oreilles et trébuchant
comme un homme ivre, alla gauchement s'asseoir sur le bord d'une
chaise, près de la cheminée où flambait un feu clair.
Par terre, auprès de lui, il plaça son petit panier, qu'il couvrit
soigneusement de sa casquette. Puis il posa ses deux mains sur ses
genoux et continua à regarder Flore, vaguement et comme s'il
écoutait une mélodie lointaine. Flore vit seulement qu'il avait l'air
bien niais et se demanda qui ce pouvait être. Jamais, au grand
jamais, elle n'eût soupçonné que c'était le fiancé que lui destinût
sa sœur Sabine.
Quand Sabine parut, elle cria de loin, s'avançant la main tendue
vers lui :
— Bonjour, Jacques! Vous vous êtes reconnus, j'espère? Flore,
quand tu étais petite, je me souviens que tu avais peur de lui.
J'espère que maintenant il sera ton meilleur ami comme il est le
mien.
— Merci I merci I dit Jacques, essayant vainement de reprendre
im peu d'aplomb et frottant Tune contre l'autre ses grandes mains
rouges pour se donner une contenance.
On fit cercle autour du feu, on parla du voyage de Sabine à
Paris, le grand événement du jour; on parla surtout de la pluie,
cet inépuisable sujet de conversation entre gens qui habitent la
campagne.
Sabine aperçut le petit panier.
— Qu'avez-vous là? demanda-t-elle. Des roses? Donnez-les à
Flore. Gela lui fera pldsir.
Jacques les tendit gauchement à la jeune fille, en ayant bien soin
de laisser les feuilles de choux dans le panier, qui paraissait conte-
nir encore autre chose :
— Ce sont les dernières de la saison, les seules que j'aie pu sau-
ver de la pluie, dit-il.
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U MENSONGE DE SABINE* 37
Flore les reçut avec un gracieux remerctment qui illumina d'un
éclair de plaisir la physionomie de Jacques.
— Ce sont les premières fleurs que je vois depuis que je suis ici,
dit-elle avec un soupir.
Jacques sourit.
— M. de la Rulliëre ne les tolère pas chez lui, dit-il.
Et il ajouta très bas et comme malgré lui : — Il lui a bien fallu
en laisser pénétrer une cependant, une plus belle et plus suave
que toutes les miennes... — Il s'arrêta, étonné lui-même de sa
hardiesse. Flore le regarda stupéfaite, s'apercevant à peine que le
compliment s'adressait à elle, ne remarquant que le contraste
étrange qui existait entre l'allure de ce jeune homme et les paroles
qu'il prononçât. Cet étonnement de la jeune fille ne fit qu'aug-
menter pendant tout le courant de la conversation. Plus Jacques
parlait, plus elle était émerveillée de son érudition profonde. Ce
n'était pas un savant, c'était un penseur. Il s'était fait un choix
d'esprits d'élite avec lesquels il vivait en société intime, il en par-
lait comme de personnages vivans qu'il aurait connus et fréquentés.
Fénelon, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, — tous ces au*
teurs dont le style attendri parle surtout au cœur et à l'imagination,
et porte à la rêverie plutôt qu'à la spéculation, — étaient ses favoris.
Les romans de chevalerie l'enchantaient à trente ans comme les
contes de fées de sa tante Ydoine avaient jadis enchanté son enfance.
A force de vivre en compagnie de ses héros bien-aimés, il avait uni
par les prendre pour des êtres vivans. Lorsqu'il lut Don QuichoUe,
une seule chose le frappa : le touchant enthousiasme du pauvre
hidalgo; le reste demeura lettre morte pour lui. Jacques des Allais,
la tète pleine de ses romans favoris, parcourait ses terres en com-
pagnie de Lancelot et de Roland sans se douter qu'il aurait lui-
même fourni à Cervantes un type accompli de son héros. Certes
cette éducation, à laquelle avait complètement manqué le contact
des hommes et des événemens du siècle, était défectueuse. La
somme d'enthousiasme qui s'était amassée dans ce cœur n'en était
que plus considérable. Ce caillou brut n'attendait que le premier
dhoc pour faire jaillir l'étincelle. Jacques, au milieu de la routine
mesquine de sa vie de hobereau de province, était tourmenté d'un
mal £ublime, il rêvait l'idéal : il voulait être lui-même un de ces
héros dont les hauts faits et les belles actions le transportaient.
Il avait beau interroger sa destinée, aucun point de son horizon
borné ne lui faisait entrevoir l'occasion qu'il appelait de tous ses
vœux. Alors le découragement le prenait et, ne pouvant rencon-
trer hors de lui cet idéal qui était un besoin pour lui, il le cher-
chait dans son propre esprit. M. de la Bullière accusait bruta-
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38 RETUB DBS VBOl MDHDEft*
lement son voisin de mettre dans ses cultures trop de poésie et
pas assez de fumier. Les cultures en souffraient certainement,
mais Tesprit de Jacques avait fini par ressembler à un merveilleux
jardin où toutes les fleurs de la poésie s'épanouissaient, couvrant
de leur ombre tous les germes du dévoûment.
Sabine n'avait jamais compris Jacques, qu'elle appelait un rêveur.
Flore devina mieux qu'elle ce que ce cœur renfermait d'enthou-
siasme latent et d'exquise délicatesse. Le premier sentiment qu'elle
éprouva pour lui fut de la pitié; le voyant si timide et si gauche, elle
comprit que cet esprit ailé et ce cœur d'où s*exhalait une perpétuelle
mélodie, devaient soufinr, dans cette grossière et maladroite enve-
loppe, le supplice de l'oiseau en cage, Jacques hii fit l'eifet d'un être
malade qu'il faut plaindre et traiter avec douceur et compassion.
Involontairement sa voix prit des intonations caressantes en s'a-
dressant à lui, et Jacques, qui ne s'était jamais senti si heureux, versa
largement les trésors de son cœur et de son esprit, 11 fut intéressant,
patibétique, brillant. Sabine ne le reconnaissait plus et se félicitait
de l'excellente idée qui l'avait poussée à réunir ces deux êtres. Elle
les voyait déjà mariés et ne pré tait qu'une oreille distraite à la con-
versation, qui l'intéressait peu. On parlait de livres, sujet inépui-
sable pour Jacques, mais sur lequel plus que sur tout autre les
lacunes de l'éducation première de Sabine se faisaient vivement
sentir.
Le jour commençait à baisser, la flamme du foyer, devenue la
seule lumière du salon, allongeait d'une manière fantastique les
ombres sur les murs couverts de tapisseries. Flore écoutait tou-
jours, oubliant peu It peu les bottes crottées de Jacques assis auprès
d'elle, ses longues mains rouges, ses yeux décolorés. Elle souriait
à demi, aspirant le parfum de poésie qui s'exhalait de ses paroles
et le parfum tiède que la chaleur de la chambre distillait de son
bouquet de roses.
Un léger mouvement imprimé aux plis de sa robe du côté où
elle touchait à la chaise de Jacques la surprit. Instinctivement, par
un de ces mouvemens naturels aux femmes, elle glissa légère-
ment la main pour ramener ces plis autour d'elle. Soudain elle
poussa un cri d'effroi, et, retirant vivement sa main, elle se leva
en sursaut. De longues traînées de bave, que la lumière du foyer
faisait ressembler à un réseau d'argent, rayaient sa robe noire de
pensionnaire. Une douzaine d'escargots se promenaient majestueu-
sement sur cette robe.
Jacques poussa un cri de désespoir, et, rouge comme un écolier
surpris en flagrant délit, se précipita vers son petit panier. Les
feuilles qui le recouvraient s'étaient écartées, livrant passage à
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lE MENSONGE DE SABINE. 39
toute une armée de colimaçons. Dans sa casquette de loutre, ils
s'étaient promenés en tous sens, et, trouvant Tespace trop étroit,
s'étaient répandus de là tout alentour, sur les meubles, sur le
tapis, partout, et pas un seul n'était resté dans le malencontreux
panier.
Jacques leva vers Sabine un regard suppliant.
— Pardon I dit-il humblement. Ils étaient tous rentrés dans leur
coquille. Je n'avais pas prévu que la chaleur du feu les ferait
sortir... Vous savez«.. c'est pour le sirop pectoral de ma tante
Ydoine...
Il s'était adressé à Sabine. Son instinct lui disait que ce trivial
incident la trouverait plus indulgente que sa sœur. Mais il n'en fut
rien.
— Maudits colimaçons I ne put-elle s'empêcher de murmurer,
ils vont tout gâter I
— Oh! que noni dit naïvement Jacques, ils n'abtment rien, un
peu d'eau suffit.
Mais ce n'était pas au tapis que pensait Sabine.
— Vous pouviez bien les laisser dans l'antichambre, continuâ-
t-elle durement du ton qu'elle aurait pris pour gronder un enfant
méchant.
— Pardonnez-moi! balbutia Jacques.
Il avait l'air si malheureux que Flore en voulut à Sabine de sa
sévérité et, lorsque se retournant vers elle, il répéta son humble :
— Pardonnez-moi I — elle n'écouta que son cœur et lui tendit la
main. Il la prit entre ses grandes pattes, n'osant pas la serrer, la
retenant délicatement comme une chose fragile qu'il eût craint de
briser. Flore, émue sans savoir pourquoi, se détourna en rougissant.
— Pour vous prouver que je suis sans rancune, dit-elle en riant,
je vais vous aider à retrouver vos fugitifs.
Quand Sabine les vit tous deux occupés à suivre les traces vis-
queuses des escargots et entendit le rire argentin de Flore se
mêler aux excuses réitérées de Jacques, elle se dit : — Après tout
il avait raison : les colimaçons n'ont rien gâté.
P'*« 0. GANTACCZàMB-ALTIEBI,
(La iecondê partie au prœhcUn numéro»)
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LES
NOUVEAUX JACOBINS
Nous assistons à un spectacle que la France a peine à comprendre,
et que l'Europe ne comprend pas du tout. Que s'est-il donc passé
dans ïiotre malheureux pays pour que les partis soient plus achar-
nés à la lutte, les esprits plus excités, les âmes plus émues que
jamais? Pourquoi cette guerre à tous, au clergé qui ne demande
que la liberté de continuer en paix son œuvre de foi, d'éducation
et de charité, aux administrations qui seraient trop heureuses qu'on
les laissât servir en paix l'état comme par le passé, aux partis mo-
narchiques qui se résignent à la république, ne réclamant d'elle
que le droit de se souvenir et d'espérer? Quand le gouvernement
de la défense nationale a fait appel au patriotisme de tous, sans
distinction de classes, d'ordres et de partis, est-il un seul patriote
qui n'ait pas répondu? Peuple, bourgeoisie et clergé, citoyens et
fonctionnaires, conservateurs cléricaux, orléanistes, légitimistes,
bonapartistes, aussi bien que républicains libéraux et radicaux, les
princes comme les partis, n'ont-ils pas accouru prendre leur part
de la guerre sainte contre l'étranger? A-t-on eu besoin, comme
en 02, d'une dictature violente, pour comprimer la guerre civile
pendant la lutte avec l'ennemi du dehors ? Si plus tard cette guerre
impie a éclaté, on sait de quel côté elle est venue, et comment la
commune a été domptée par un gouvernement légal qui n'a pas
songé un instant à la dictature. Et si l'étranger revient jamais,
peut-on douter que ces partis, ces ordres, ces classes, ne montrent
le même patriotisme devant l'ennemi?
Âpres le plus grand désastre qui se soit vu dans notre histoire,
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LES NOUVEAUX JACOBINS. &1
un de ces désastres qu'un peuple n'oublie jamais s'il a du cœur,
et dont ii souffre tant qu'il ne l'a pas réparé, il semblait que, de-
vant l'étranger vainqueur et toujours menaçant, la grande famille
française ne dût avoir qu'un souvenir, une passion, une œuvre à
poursuivre en commun : le souvenir de son malheur, lapassion de son
honneur, l'œuvre de sa régénération. La France l'espérait; l'Europe
sympathique l'attendait. Quand l'assembléelnationale se mit à l'œuvre,
sous la présidence du grand patriote que la France a plus que jamais
peut-être l'occasion de regretter, tous les partis acceptèrent sans
hésiter la trêve qu'il leur proposa. L'empire qui n'a pas trouvé
de défenseurs contre la révolution de septembre, avait laissé de
trop rares regrets dans l'assemblée et dans le pays pour que la pro-
clamation parlementaire de sa déchéance pût provoquer une pro-
testation sérieuse. Quant aux autres partis, républicains ou monar-
chiques, ils s'oubliaient pour le moment dans l'unique préoccupation
de l'œuvre nationale. Lorsque le jour vint de donner à ce pays si
éprouvé et si troublé un gouvernement définitif, la lutte reprit entre
les partis. Gomment allait-on sortir du provisoire ? Serait-ce par la
république ou par la monarchie 7 C'était le droit et le devoir de
chaque parti de chercher pai* les voies légales à faire prévaloir sa
solution. Il n'y avait |point à s'irriter des sympathies et des espé-
rances des amis de la monarchie traditionnelle. Il y avait simple-
ment à leur demander si ce n'était pas une bien téméraire entre-
prise que celle de rétablir cette monarchie sans être bien assurés
que le pays ratifierait leur choix, et s'il n'était pas plus sage d'en
appeler à une véritable assemblée constituante? Toujours est-il que
l'assemblée nationale finit par user du pouvoir constituant à la
complète satisfaction du parti républicain. Elle lui rendit même,
selon nous, un grand service, en établissant la république sur une
constitution qui contenait à peu près| toutes les garanties du régime
parlementaire.
Devant un dénoûment aussi heureux et aussi inespéré de la crise
qui avait tant ému et inquiété le parti républicain, il semblait que
toutes les colères et toutes les défiances dussent tomber, et que,
sur le terrain de la constitution, les partis n'eussent plus autre chose
à faire qu'à reprendre la situation et le rôle des partis parlemen-
taires qui, dans d*autres pays, se disputent le pouvoir, sous les
noms de whigs et de tories, de libéraux et d'autoritaires, de con-
servateurs et de radicaux. Le premier ministère qui reçut la mis-
sion de gouverner, sous la république constitutionnelle, essaya de
circonscrire, dans les élections, la lutte entre la politique conserva-
trice et la politique radicale. Il n'y réussit point. Le pays, qui
voyait avec méfiance d'anciens monarchistes en grand nombre
dans le camp conservateur, n'entendit que le mot d'ordre du parti
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i2 EETUB DB8 DEITX 1I0NDE8.
républicain : république ou monarchie. Et Téquivoque fut telle que
des conservateurs constitutionnels furent battus par des radicaux
qui ne cachaient point leur peu de goût pour une constitution aussi
contraire à leurs principes et à leurs aspirations. Et pourtant le
pays ne voulait, dans ces élections, pas autre chose que la répv^
blique avec la constitution. Il y avait, il est vrai, une clause de
révision, clause que, par parenthèse, le parti conservateur ne se-
rait guère tenté aujourd'hui d'invoquer, et qui laisse la porte ouverte
plutôt à une convention qu'à une monarchie. Il n'y avait pas là de
quoi inquiéter le parti républicain ni le pays sur l'avenir du gou-
vernement nouveau. Le pays n'en i^omma pas moins des républi-
cains, comme tels, sans se demander si ces républicains étaient
conservateurs ou même constitutionnels. La lutte avait été vive.
Gomme toujours et partout, on avait prodigué dans tous les partis les
épithètes les plus malsonnantes du vocabulaire politique. Mais il n'y
eut rien, dans cette lutte légale, qui pût donner au parti vain-
queur le droit de représailles. Et déjà pourtant la majorité répu-
blicaine inaugura une politique de passion et de combat que la
sagesse des ministères Dufaure et Jules Simon ne put arrêter. On
comprend mieux l'irritation d'une majorité renvoyée brusquement
devant ses électeurs, avant que le conflit entre les deux chambres
fût assez éclatant pour que la constitution fit au président de la
république une nécessité de la dissolution. Toute arme parut bonne
de part et d'autre dans une lutte à outrance où les uns croyaient
combattre pour le salut de la république, et les autres pour le salut
de la société. Mais enfin, pas plus sous ce ministère que sous
l'autre, il ne s'agissait du saint de la république. Quoi qu'on ait
pu dire, le 16 mai fut une campagne entreprise, sous le drapeau
de la constitution, contre une politique dont on croyait entrevoir
le prochain avènement. La crise terminée par la victoire du parti
républicain, par la résignation du maréchal, et par l'avènement
d'un nouveau ministère Dufaure, on pouvait croire que la paix
allait sortir d'une lutte où l'opposition avait montré sa force et le
gouvernement son impopularité. Il est si facile aux vainqueurs
d'être sages et généreux! Qu'y avait-il à faire? Révoquer Jes fonc-
tionnaires véritablement compromis, invalider les élections enta-
chées de fraude, de violence, de corruption, faire justice par les
tribunaux des actes qui sont des délits électoraux, rappeler leur
devoir à tous les fonctionnaires conservés, ramener les partis au
respect des institutions consacrées par la volonté nationale. On fit
bien autre chose, et ce que nous voyons en ce moment ne semble
malheureusement pas la fin de la politique dans laquelle on s'est
engagé.
Pourquoi avons-nous tenu à rappeler cette histohre bien connue
uiymzeu uy x_j v^' v^pt i.^^
iMB N<HJy£AUX JACQBIN8. A3
des premières asoées de la troisième république ? Pour faire voir
combien les faits e:2qpliquent peu les excès de la politique qui pré-
vaut aujourd'hui. Jasnais gouvemement établi n'a eu moins de
causes d'irritation et d'emportement La restauration, la monarchie
de juillet, le second empire, ont connu des conspirations, des in-
surrections, des assassinats. La république de 1870 n'a rien eu de
pareil à supporter, si ce n'est de la part de ses criminels amis. Mise
en question un moment, alors qu'elle n'avait pas encore d'exis-
tence constitutionnelle, de simple gouvernement révolutionnaire
reconnu seulement pour un pouvoir légal à titre provisoire elle est
devenue le gouvemement définitif du pays, grâce au vote des mo-
narchistes sensés et patriotes. Quand donc on nous dit que le parti
républicain ne fait qu'user de représailles contre les mortels ennemis
de la république, on abuse vraiment de l'ignorance et de la crédu-
lité populaires. La vérité est que ce parti a eu toutes les faveurs de
la fortune, servi à point par les fautes et les divisions de ses adver-
saires, et ne trouvant à gouverner Le pays le plus docile du monde
en ce moment d'autres difficultés et d'autres obstacles que ceux
qu'il sème comme à plaisir sur ses pas. C'est donc ailleurs qu'il faut
chercher l'explication de l'atUtude militante de nos nouveaux jaco-
bins. Sous les grands mots de conspiration monarchique et de péril
clérical, qui trompent bon nombre de gens naïfs, se cache une
politique que nous voudrions mettre dans tout son jour. 11 est temps
que le public sache le vrai mot de la comédie qu'on lui joue en ce
moment sur le ton du drame.
En s' entendant appeler jacobins, les républicains qui approu-
vent l'article 7, la dispersion des congrégatious, l'épuration sans
trêve et sans fin des fonctionnaires, sourient d'étonnement, comme
s'ils voulaient dire : Que pouvons-nous bien avoir de commun avec
ces terribles hommes? Et si l'on dit à des ministres du tempéra-
ment de nos gouvernans actuels qu'ils pratiquent une politique
jacobine, ils se récrient et répondent avec une entière bonne foi :
t Est-ce bien nous qu'on accuse d'être violens, nous qui ne par-
lons que de concorde, et qui convions tous les partis aux fêtes de
la paix et du travail? » U faut leur rendre cette justice qu'une telle
politique n'est guère de leur goût. Le ministère actuel n*est pas
le premier, hélas I qui ait accepté le pouvoir pour faire une autre
volonté que la sienne, avec les meilleures intentions du monde.
Nous convenons volontiers aussi que nos nouveaux jacobins ne
ressemblent guère à leurs pères de 92 et de 03. Ceux-ci avaient
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llli BEYCJB DBS DEUX 1I0NDB8.
deux passions dominantes, Tamour de la révolution et Tamour de la
patrie. A Torigioe de la grande société, on ne leur en voit guère
d'autres. Les premiers jacobins qui fondèrent le club des Amis de la
Constitution étaient d*ardensamisde la liberté, qui prirent plus tard
le nom de l'ancien couvent où ils tenaient leurs séances. C'est seule-
ment quand l'émigration eut commencé, quand la Vendée se leva,
quand l'étranger entra en France, que le véritable esprit jacobin
éclata tout à coup sous l'impression de ces événemens. Que l'émi-
gration, la guerre civile et la guerre étrangère aient été provoquées
par les excès du parti de la révolution, c'est un point sur lequel les
avis diffèrent encore. Ce qui n'est pas contestable, c'est l'extrême
gravité de la situation. En peu de mois, la révolution changea de
caractère. La peur prit les faibles ; la colère saisit les violens. La
grande voix du salut public fit taire toutes les voix qui pouvaient
protester au nom de la liberté, de la justice, de la conscience, de
l'humanité. La convention nationale, chauffée à blanc par les ardentes
passions des partis, devint une fournaise où tous ont vu rouge, où la
peur a livré à la fureur les plus innocentes, les plus nobles, les plus
touchantes victimes. On déclara la patrie en danger ; on cria mort
aux traîtres. 11 y eut de grands, d'abominables crimes qui nous font
horreur, mais que l'on ne peut bien juger qu'en les voyant à tra-
vers les circonstances où ils furent commis. C'est alors que le
patriotisme devint féroce, que le dogmatisme républicain devint
intolérant. C'est alors que le parti de la révolution devint ombra-
geux, défiant, inquisiteur, voyant et dénonçant partout des traîtres
autour de lui et dans son sein. C'est le moment du vrai jacobinisme,
qui domina bientôt toutes les fractions du parti révolutionnaire,
absorba toutes les sociétés de salut public, couvrit la France en-
tière de clubs afliliés à la société jacobine de Paris.
Notre politique, que nous n'avons jamais séparée de notre morale,
ne croit point à la nécessité du crime. Nous ne pensons donc pas
que la révolution ait eu besoin de la terreur et de l'écharaud pour
triompher de ses ennemis du dehors et du dedans. La grande âme
de la France y suffisait, prompte à tout effort, prête à tout sacri-
fice, dès qu'il s'agissait de liberté, de justice, de l'honneur et du
salut de la patrie. Mais en un moment où il ne restait plus rien des
institutions de l'ancien régime, où toute hiérarchie, toute admi-
nistration, tonte autorité locale avait disparu, n'est-ce point jus-
tice de reconnaître que le zèle, l'activité, le dévoûment de cette
société passionnée pour la chose publique ne furent point inutiles
pour l'exécution des décrets d'une assemblée qui avait concentré en
elle tous les pouvoirs, et réuni toutes les attributions? A cette tête
tout occupée du grand but et des moyens sommaires de son œuvre,
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LES MODYEAUX JAG0BIN8. A 5
ne fallait-il pas des yeux pour veiller, des bras pour aider au succès
de Tœuvre suprême? On peut convenir que le zèle fut parfois fana-
tique, Tactiviié fébrile, la vigilance inquiète et tracassière, la
défiance cruelle. Il n'en reste pas moins difficile de comprendre
comment la convention eût pu être autrement obéie et servie avec
cette promptitude et cette précision qui ont assuré l'accomplisse-
ment de ses volontés, en tout ce qui touchait aux grands intérêts
du pays. Quant aux crimes de la terreur, c'est sur le comité de
salut public, sur la commune de Paris, sur les meneurs des fau-
bourgs, sur la convention elle-même, plus coupable de faiblesse
que de violence, qu'en retombe la respoasabilité, bien plus que sur
ces honnêtes et patriotes jacobins de province qui n'ont vu que la
patrie et la révolution à défendre, dans le concours qu'ils ont
prêté au gouvernement de la convention.
Deux espèces de révolutionnaires, ayant chacune son esprit, son
tempérament, sa pratique dç gouvernement, ont été les acteurs
de ce terrible drame, les montagnards et les purs jacobins, ceux-ci
plus doctrinaires, ceux-là plus patriotes. Deux hommes qui ont
joué les premiers rôles, Danton et Robespierre, en furent les types
les plus accentués. Danton fut l'homme d'action, d'audacieuse
initiative, d'improvisation violente* Le théâtre de son activité fut
encore plus la place publique que la convention. La nature l'avait
plus fait pour remuer les foules que pour diriger les partis. C'est
dans les grandes agitations populaires qu'il montrait sa force et sa
puissance plutôt que dans les grands débats parlementaires. A la
convention, il fit plus de motions que de discours; il lança plus
d'apostrophes qu'il ne composa de harangues. Il lui fallait de véri-
tables tempêtes dans le parlement pour provoquer son initiative
endormie par les longues discussions. C'est alors que Danton se
retrouvait tout entier dans la furieuse mêlée où dominait sa voix
formidabie.On ne peut dire qu'il fût beau dans sa laideur, comme
Mirabeau. Le crayon de David, un jour qu'il le prit sur le fait,
en fit une figure qu'on ne peut regarder sans pâlir. Il eut d'affreux
momens de délire révolutionnaire où il fit et laissa tout faire
contre la justice et l'humanité. Du reste, humain et bon au fond,
ami tendre et dévoué, facile et joyeux compagnon, tout aux affec-
tions de la famille, où il oubliait ses passions de parti. Quand la haine
d'un rival qui n'oubliait jamais vint le chercher dans sa retraite,
elle le trouva profondément dégoûté de la politique de sang et
désarmé par un irrésistible besoin de repos et de clémence. Le lion
ne se réveilla que devant ce tribunal de mort où ses rugissemens
firent tressaillir la foule et trembler les juges.
Robespierre, au contraire, fut l'homme de la doctrine, sans gêné-
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&6 RETOI DIS MBI MONDES*
reuse passion et sans grande Miiace, patient dans ses desseins,
tenace dans ses haines, aussi correct dans sa conduite et sa tenue
que dans ses discours, maître 'de hri et de son auditoire daps les
débats de la convention et du club des jacobins, faible devant l'im-
prévu, irrésolu au moment décisif de l'action. On le vit bien le jour
où il ne sut pas répandre à rarrét de mort de la convention par un
coup de force populaire. Peut-6tre en fût*il resté à la doctrine, s'il
n'eût eu à ses côtés Saint-Just, Tiaflexible exécuteur de ses des-
seins. Il eut l'âme d'un sectaire bien plus que d'un patriote. Disciple
fanatique de Rousseau, dont le Canint social était son évangile, il
ne souiSrit pas d^autre foi que la sienne, d'autre parti que la société
des jacobins, où il essaya d'enfermer la France tout entière. 11 avait
l'esprit toujours tendu vers le but qpi'il voulait atteindre, le regard
toujours fixé sur l'obstacle qu'il voulait supprimer. Il lui eût fallu
une petite France pour laquelle il avait rêvé une république ver-
tueuse, sentimentde et même religieuse à sa façon, dont il eût été le
grand prêtre plutôt que le président. C'est pour cela qu'il trouvait
trop grande la France de nos souvenirs et de nos traditions, et qu'il
parut désespérer, vers les derniers jours de la terreur, de la rame^
ner sous son étroite et insupportable discipline. Il était resté froid,
avec ses idées fixes, au brûlant foyer de la révolution. 11 n'a jamais
précbé la guerre à l'étranger, comme les girondins et les monta-
gnards, au milieu desqueLs il se sentait isolé. En d'autres temps,
ce lettré sensible et rêveur n'eût pas été un homme de sang, et
n'eût point songé à gouverner par la guillotine. Chef de parti, l'in-
corruptible MaximiUen eût toujours été inquiet, défiant, inquisi-
teur. Chef de gouvememest, il eût été impitoyable dans sa poli-
tique d'épuration« Ami, on pourrait dire apôtre de la paix, il eût fait
partie de la société qui porte ce nom, et eût présidé avec bonheur
à nos fêtes du travail. N'a-t-il pas présidé la fête de TÉtre suprême,
pendant que les jacobins patriotes allaient dans les camps mener
nos armées à l'ennemi?
Ces temps héroïques sont loin de nous. Nos générations ont vu
encore de grands événemens, de grands désastres, de grands
crimes; elles n'ont pas revu les passions et les vertus de nos pères.
S'ils venaient à revivre, les jacobins de 92 et de 9S renieraient leurs
fils. C'étaient des révolutionnaires et des patriotes avant tout, et, à
vrai dire, leur jacobinisme n'étaii que le paroxysme de la passion
révolutionnaire et de la passion patriotique. On le vit bien par la
manière dont a fini cette sanglante histoire. Le pays délivré de l'é-
tranger, la révolution faite, et la France nouvelle assurée de la
pleine possession des droits et des biens pour lesquels elle avait
combattu l'ennemi du dehors et l'ennemi du dedans, cette espèce
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LES MOUYEIUX JàCOVnfSy A7
politique n'avait plua de raison d'être. G&fut un jacobinisme de cir-
constaQce ; il ne devait pas survivre ans événemens qui Tont fait
éclore. Il s'est énervé dans la corruption du dii^ectoire, ou s'est
aplati devant le despotisilne impérial. On s'est étoané de voir tr<^
de ces farouches jacobina parmi les fonctionnaires ou les digni-
taires du consulat et de l'empire.. Sans parler des intrigans et de9
courtisans qui se rencontrent pactout poio: profiter des faveurs do
gouvernement nouveau, tm doit reconnaître parmi les anciens jaco«
bins ralliés à l'empire plus dfun patriote et plus d'un révolution-
naire qui n'ont pas vu avec trcqp de déplaisir un régime donnant
au pays, en mème^ temps que la gloire, la sécurité extérieure et
intérieure pour les conquêtes de la révolution^ La liberté man-
quait, il est vraii; mais cette race d'hommes qui avaient fait ou
subi la terreur ne l'a peut-ôtre^ pas regrettée autant qu'on a pu le
croire. Et, par parenthèse, n'est-ce pas ainsi qu'on pourrait expli-
quer la molle et passive attitude de nos populations devant l'inva-
sion de 1870? Elles étaient pauvres en 92, et eUes avaient une
révolution à défendre. Elles jouissaient des bienfaits de cette révo-
lution en 70, et elles n'avaient que la patrie à sauver. La France
est restée riche après sa défaite, et l'AUemegne pauvre après sa
victoire. Cette revanche, dont beaucoup de nos pacifiques jacobins
semblent satisfaits, eût-elle suffi à leurs pèrea?
II.
C'est dans les circonstances où l'on pouvait le moins s'y attendre
que cette t^q semble sortir du tombeau pour reparaître avec ses
colères, ses haines, ses défiances, toutes ses passions de guerre,
au moins apparentes. Où est la Vendée à dompta? où est l'étran-r
ger à repousser? où sont les émigrés à proscrire, les traîtres à sur-
veiller et à punir? La patrie est-elle en danger? avons-nous encore
une révolution à faire? où sont les hommes d'action qui la déchaî-
nent et les hommes de doctrine qui la dirigent? La république
n'est-elle pas en paix avec tous nos voisins, presque en amitié
avec le voisin qui garde nos provinces conquises? où est l'en-
nemi? « ComiaentI où est l'ennemi? nous dit-on. C'est parce que
vous ne regardez que la frontière que vous ne le voyez pas.
L'ennemi, c'est le jésuite, le prêtre, le fonctionnaire, le monar-
chiste. Ce monde d'ordres religieux que vous croyez unique-
ment occupé à prier, à enseigner, à soigner les malades, à con-
soler les affligés, il coospire dans les retraites où il se tient caché.
Cette classe de fonctionnaires de tout ordre et de tout rang qui
vous parait absorbée dans sa besogne de buteau ou dans^son tra-
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A8 UTUB DBS DEUX MONDES.
yail de cel)inet, elle conspire sous les yeux de ses chefs* Cette sodété
de monarchistes de tout parti s'entend, dans ses salons, pour nous
ramènera bref délai tel ou tel prince, on ne sait lequel, mais qu'im-
porte? En ce moment, ce qui presse le plus, c'est de courir sus à
l'ennemi clérical, en ayant toujours l'œil sur les autres. C'est contre
cet ennemi qu'il faut aller en guerre, enlever ses postes avancés,
le déloger de toutes ses positions, emporter d'assaut ses forte-
resses, autrement dit ses collèges, ses couvons, ses écoles commu-
nales ou libres, aux accens de la Marseillaise et du Chant du
départ. L'état, la société, la civilisation, la patrie, sont en péril.
Yoilà cinquante ans qu'on s'endort dans une fausse sécurité. On a
laissé pénétrer dans la place, où toutes ces choses sont gardées,
l'ennemi qui n'a plus qu'un pas à faire pour mettre la main des-
sus. Sus au cléricalisme I souvenons-nous de nos pères I »
Aux orateurs, aux écrivains qui enflent leur voix ou leur style
pour débiter de pareilles fables, il n'y aurait rien à répondre, s'ils
ne trouvaient un trop nombreux public, assez naïf ou assez pas-
sionné pour prendre au sérieux toute cette fantasmagorie. Est-il
besoin de dire que personne ne songe à conspirer contre la répu-
blique, ni dans les partis monarchiques, ni dans les administrations,
ni dans le clergé, ni dans ce prétendu parti clérical dont on fait le
grand agent, l'âme même de la conspiration? Ce qui est vrai, c'est
que, si personne ne conspire, tout le monde entend user de ses droits,
sous une république que ses meilleurs amis disaient être venue pour
les garantir. Les partis monarchiques ont désarmé devant la victoire
définitive du parti républicain et devant la constitution qui en fut la
consécration. Ils n'ont point désarmé devant la politique radicale et
jacobine, dont les actes deviennent de plus en plus inquiétans pour
la liberté et la paix intérieure du pays. Ils entendent compter pour
quelque chose dans la lutte que les conservateurs de tout parti
soutiennent en ce moment contre cette politique. Restés peut-être
monarchistes pour l'avenir, les hommes des anciens partis ne sont
plus que des conservateurs pour le présent. N'est-ce pas leur droit,
et serait-ce là conspirer contre la république? Les fonctionnaires,
habitués à servir l'état sous tous les gouvememens, n'aiment point
à être troublés par les passions politiques dans l'exercice régulier
de leurs fonctions. Us n'apprennent pas avec plaisir des révo-
cations auxquelles la politique n'est pas étrangère. Ils voient sur-
tout avec effroi les épurations qui peuvent à chaque instant les
atteindre, et ne peuvent se sentir beaucoup d'enthousiasme pour
un régime où ils ne vivent point en paix. Doit-on s'étonner de leur
tiédeur, et y voir un mauvais vouloir contre la république?
Quand on nous montre le parti clérical, jésuites en tête, montant
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LES NOUVEAUX JACOBINS. ^ 49 ^'c * ^
titutioDs, dans la campagne du i6 mai,M)d/^
abuse étrangement de Thyperbole. Sans doute le prêtre ne 8*est O
à Tassaut de nos institutions, dans la campagne du i6 mai/^y^^ ^/.
abuse étrangement de Thyperbole. Sans doute le prêtre ne 8*est O/, ^
point abstenu aux élections de 1876 et de 1877. li a soutenu de son *\ \ t
TOte et de son influence les candidats qui avaient sa confiance et ^- /
ses sympathies. N'était-ce pas son droit et son devoir de citoyen? ^
Du moment qu'il n'a pas compromis le prêtre dans l'exercice de ce
droit, dans l'accomplissement de ce devoir, qu'il n'a usé de son
influence ni dans la chaire ni dans le confessionnal, qu'a-t-on à lui
re;>rocher? Et s'il y a mis tout le zèle de sa foi religieuse, qui peut
s'en étonner ou s'en indigner? Est-ce qu'on a songé à lui contes-
tei ce droit sous la république de 18&8 et sous le second empire?
N'i-t-il pas assez payé sa dette à la patrie, dans cette fatale guerre
de 1870, pour être compté parmi les citoyens actifs de notre pays?
Quant au parti clérical, un orateur du sénat dans la discussion
SUT l'article 7, M. Buffet, a fait justice des déclamations dont il est
le sujet perpétuel. Qu'est-ce que les cléricaux, sinon des catholiques
qui prennent au sérieux leurs droits et leurs devoirs de citoyens?
Oa nous dit que cette espèce de catholiques est d'origine toute
récente, qu'on n'en parlait pas sous les gouvememens de la restau-
ration et de la révolution de juillet. La raison en est très simple :
c'est que nous ne jouissions pas du suffrage universel sous ces deux
régimes du gouvernement parlementaire. Le clergé avait peu d'in-
fluence sur la classe moyenne qui formait le corps électoral de
cette époque, et la presque totalité des prêtres ne prenait point
part au scrutin. Le clergé ne fut puissant qu'à la cour et dans ce
parti ultra-royaliste qui a perdu la restauration. C'est la révolution
de 18&8 qui lui a rendu son influence politique; c'est elle qui a
créé ce qu'on nomme le parti clérical. Tant que le suffrage univer-
sel subsistera, la politique devra compter avec ce parti. On pourra
fermer au prêtre la salle du scrutin et le renvoyer à son église.
Les comices resteront ouverts à tout ce peuple de catholiques qui
entendent user de leurs droits pour la défense des intérêts qui leur
sont le plus chers. Quoi qu'on puisse dire, ce n'est point encore là
conspirer contre la république.
Voilà, au Tond, l'explication des bruyantes colères d'un parti qui
ne croit ni à la conspiration des partis monarchiques, ni à l'oppo-
sition des fonctionnaires, ni aux entreprises du clergé contre les
droits de l'état. Il veut un clergé servile, une administration dé-
vouée, un parti conservateur qui se désintéresse des affaires publi-
ques. Toute résistance l'irrite, même dans les limites de la loi et
de la constitution. Toute initiative qui n'est pas la sienne lui fait
ombrage. Toute force politique, sociale, religieuse qui tend à se
constituer, à s'organiser, à se développer par elle-même, Tin-
TOMB IL. — 1880. 4
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50 REYIIB DES DEUX MOifDBS»
quiète. II ne veut rien de vivant, de résistant, de puissant autour
de lui. Voilà pourquoi il dénonce partout des ennemis de la répu-
blique à un public crédule et à un gouvernement faible.
Il est naturel qu'un parti qui a réusai k conquérir le pouvoir
diercbe à le conserver. Seulement, il y avidt pour le parti républi-
cain deux manières de s'y prendre. On pouvait gouverner, admiuis^
trer le pays, en ne songeant qu'à sa grandeur, à sa puissance, à sa
prospérité, à sa sécurité. C'était la grande manière, et aussi la pli;.s
sûre. « Cherchez le royaume de Dieu, a dit l'Évangile, et le reste
vous sera donné par surcroît. » « Ne cherchez que le bien de l'é-
tat, pourrait-on dire au gouvernement républicain, et la répu-
blique ne s'en trouvera que mieux. » C'est, en effet, le grand ^xt
de conservation pour un gouvernement, en tout pays, et particu-
lièrement dans le nôtre, que de bien faire ses affaires. Il n'y a rien
qui décourage plus de la lutte les partis hostiles que les succès
d'une bonne politique, comme il n'y a rien qui les y encourage
davantage que les échecs d'une mauvaise politique. Si le parti répu-
blicain voulait gouverner et administrer dans l'unique intérêt du
pays, il verrait tout le monde venir à la république, sans qu'il eût
besoin de gagner ou de menacer personne. Le clergé, qu'il aurait
respecté, serait trop heureux de faire librement, sous son drapeau,
son œuvre de paix et de salut des âmes. Les administrations qu'il
aurait protégées, ne demanderaient qu'à bien servir l'état. Les par-
tis, qu'il n'aurait point poursuivis dans leur retraite désarmeraient
devant une politique aussi heureuse qu'habile. Les bons citoyens
de tous les partis, et ils sont en très grand nombre, s'honoreraient
de seconder un gouvernement vraiment national dans l'accomplis-
sèment de sa tâche patriotique. C'est ainsi que Thiers entendait
acclimater la république sur un sol où jusqu'ici elle n'avait pu
prendre racine. Quand il parlait d'une république libérale, conser-
vatrice, ouverte à tous, il comprenait les vraies conditions de force
et de durée de la troisième république. S'il eût conservé le pouvoir
et qu'il eût vécu assez longtemps pour laisser la forte tradition de cette
politique, on pouvait espérer la résignation, sinon l'abdication des
partis, et en tout cas la pacification du pays. On pouvait d'autant
mieux concevob: cet espoir que, sur le terrain de la constitution,
un nouveau classement des partis et des groupes devenait plus
facile. Comme la république avait été mise hors de cause, les vieilles
classifications de républicains et de monarchistes n'avaient plus de
raison d'être. C'était sortir de la constitution que de les rappeler,
en réveillant toutes les passions et toutes les ambitions qu'elles
avaient suscitées. Thiers, pendant sa trop courte présidence, n'avait
pas seulement enseigné cette politique; il l'avait pratiquée en
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LES {ÎODVEA€X JACOBINS* 51
ouvrant la porte du pouvoir aux hommes de gauche et de droite^
qu'il savait rapprocher et réccmcilier dans l'œuvre commune de la
réorganisatioQ nationale. Il avait un mot pour caractériser cette
manière d'entendre le gouvernement : c'était la politique d'état.
C'est la seule, du reste, qu'il ait pratiquée au pouvoir, dans
toute sa carrière parlementaire. La politique de parti ne lui semblait
bonne tout au plus que dans l'opposition, où il est ttmjours resté
un honune de gouvernement.
On a pu croire que c'est la réaction conservatrice du 2à mai
1873 et du 16 mai 1877 qui a inspiré au parti républicain cette
politique de défiance et d'exclusion à l'égard des conservateurs
monarchistes qui ont franchement accepté la république constitu-
tionnelle. C'est une erreur. Une minorité seulement dans ce parti,
le centre gauche, comprenait et acceptait les idées de Thiers sur
ce point. La majorité n'a fait que les subir en nourrissant tou-
jours le dessein de garder pour elle le pouvoir tout entier, quand
elle en serait absolument maltresse. Déjà, sous la présidence de
Thiers, l'homme qui est aujourd'hui le chef de cette majorité, dans
un discours célèbre où il annonçait l'avènement des nouvelles
couches sociales, signifiait aux conservateurs qu'ils n'avaient plus
de place dans le gouvernement de cette république qu'ils avaient
contribué à établir. C'est qu'en effet le parti qui tient aujourd'hui
le pouvoir a toujours entendu gouverner et administrer seul la
république qu'il avait été seul à rêver, à préparer, à imposer au
pays par des révolutions que le pays n'a fait que sanctionner.
Quand il dit et répète qu'il ne veut pas introduire l'ennemi dans la
place, il est possible qu'il soit de bonne foi dans Texpression d'un
sentiment d'incurable défiance qui lui est propre. Mais il y a une
autre raison qu'il ne dit point : c'est que Tintérèt de la cause ne
lui fait jamais oublier l'intérêt du parti. Que la république prenne
de la force et de la consistance par le concours des conservateurs
qui ont servi d'autres régimes, ce n'est point là son premier souci.
Il n*y a qu'une république qui soit de son goût : c'est celle où il est
tout, fait tout et dispose de tout.
Avec cette façon d'entendre la république, ce parti devait
avoir sa manière de la gouverner et de la conserver. Gouverner
et administrer le pays en se préoccupant outre mesure des con*
venances du parti au nom duquel on gouverne; chercher ses sùre^
tés contre un retour de fortune en prenant pour devise : Qui n'est
pas pour nous est contre nous ; ne voir dans ses anciens adver-
saires que des ennemis qu'il faut surveiller, écarter de toute fonc-
tion administrative ou municipale, de toute participation à la vie pu-
blique, qu'il faut combattre enfin et poursuivre sans trêve ni merci :
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52 RBVUB DBS DBUX 1I01IDB8.
ce n'est plus la politique d'état, c'est la politique de parti. Et qu'on
ne se méprenne point sur le sens des mots. Le gouvernement d'un
parti n'est pas nécessairement un gouvernement de parti. Un parti
peut gouverner et administrer le pays de manière à donner satis-
faction à tous les principes d'ordre, de justice et de liberté, à tous
les intérêts vraiment nationaux. Si le gouvernement républicain se
faisait ce mérite et cet honneur, il ne serait "point un gouverne-
ment de parti. Il le devient en faisant le ccmtraire, en sacriBant
aux passions, aux préjugés, aux intérêts mal entendus d'un parti
ces principes de justice administrative, de liberté religieuse, de
paix sociale dont l'avènement de la république devait être le
triomphe. Voilà la politique qui a prévalu dans le parti républi-
cain depuis que l'esprit de sagesse semble avoir disparu avec
l'homme d'état qui l'inspirait et le dirigeait.
La politique d'état peut être plus ou moins noble, plus ou moins
correcte dans l'emploi des moyens. Elle a un idéal, puisque son but
domine toute ambidon de personne ou de parti. Elle a un horizon,
puisqu'elle se place à la hauteur de l'intérêt national pour voir et
juger toutes choses. La politique de parti n'a pas de but, à pro-
prement parler, puisque la possession du pouvoir, qu'elle vise
uniquement, n'est qu'un moyen pour toute politique digne de ce
nom. Elle n'a pas d'horizon, puisqu'elle regarde et juge tout au
point de vue de la conservation personnelle. Ce n'est point là cet
art de gouverner où Royer-Collard, parlant sur la tombe de Casi-
mir Perier, croyait retrouver des parties divines. Le mot était trop
beau peut-être; mais s'il n'y a rien de vraiment divin dans un tel
art, il y a quelque chose qui le rehausse singulièrement, c'est la
grandeur du but et la noblesse des moyens. En se préoccupant de
ces deux choses, la politique perd son caractère personnel et trop
souvent peu moral. Elle devient cet art dont Royer-CoIlard voulait
parler. C'est la politique d'état à sa plus haute puissance. La poli-
tique de parti n'a pas de telles allures : elle ne marche point vers
un grand but; elle ne choisit pas les plus nobles moyens. Elle
se résume tout entière en expédions où les convenances du parti
prévalent sur les intérêts du pays. En commuant cette politique,
le parti qui est le mattre de nos destinées en ce moment peut gou-
verner quelque temps, si c'est là gouverner; mais il n'aura point
l'honneur d'avoir relevé la fortune de la France. Il ira ainsi dans la
voie d'un despotisme sans grandeur et sans gloire, qui ne livre
pas sans doute le pays au hasard des aventures, mais qui le désor-
ganise et l'énervé par un régime où la violence se môle à la fai-
blesse, et l'arbitraire à l'anarchie. Voilà un jacobinisme qui n'a
rien de terrible, mais dont l'histoire ne dira pas, comme de l'an-
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LES NOOTBAUX JACOBINS. 63
cien,que, si les actes ont été souvent odieux, le but était grand,
puisqu'il s'agissait de sauver la révolution et la patrie. Que pourra-
-elle dire de nos jacobins actuels? Que leur vigilance n'a signalé
que des dangers imaginaires; que leur vaillance n'a exterminé que
des ennemis qm n'ont fait aucun acte d'hostilité ; que, dans cette
triste et sotte guerre, on a oublié l'étranger qui nous regarde et
nous prend en pitié. Gela ne suffit pasjpour leur assurer une grande
place dans nos annales républicaines.
III.
C'est bien une politique jacobine que celle qui porte atteinte au
droit commun. Mais c'est tout ce qu'elle a retenu de l'ancienne
tradition. Qu'elle n'ait d'autre passion que l'amour du pouvoir,
d'autre but que la pensée de le conserver, d'autre doctrine que
r^oîsme de parti, d'autre conduite que la pratique des expédions ;
c'est ce qu'une revue rapide de ses actes sufSra à nous montrer.
Ces expédions varient selon les besoins de cette politique plutôt
subie qu'acceptée de nos ministres actueb. Tantôt ce sont des
concessions aux partis extrêmes ; tantôt ce sont des satisfactions
données aux amis; tantôt ce sont des diversions imaginées pour
distraire l'opinion publique; tantôt ce sont des réclames de popu-
larité électorale. Le mobile reste toujours le môme : Tintérôt de
parti.
S'agit-il de l'amnistie pléniëre? Pour un parti qui aurait souci
avant tout de l'ordre et de la paix intérieure du pays, une pareille
question ne devait pas même se poser devant le parlement. Tout
ce qui peut ressembler à une réhabilitation de la commune de 1871
a de quoi révolter ou troubler le sens moral du pays. On sait bien
que cette thèse n'est point de son goût, et que, si son sentiment
d'humanité s'accommode de la grâce, son sentiment de justice ne
peut accepter l'amnistie. Le gouvernement le sait, et c'est pour
cela que, sans s'expliquer sur le fond de la question, il en avait
jusqu'ici ajourné la solution. Mais pourquoi a-t-il accepté l'amnistie
partielle, et vient-il de se résigner à l'amnistie plénière? Parce que
l'amnistie, partielle ou plénière, éteit réclamée par un groupe par-
lementaire dont le parti républicain ne veut pas se séparer, et
que ce groupe est lui-même entraîné par une faction qui , hors
du parlement dispose d'une portion considérable du peuple des
grandes villes et des grands centres de notre population indus-
trielle, avec lesquels il faut compter dans les élections. C'est donc
l'intérêt électoral d'un groupe peu nombreux, qui a empêché de
clore une question que l'opinion publique ne voit jamais rouvrir
sans inquiétude et sans trouble. Ici, non-seulement le parti répu-
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5& RS?in DBS DBfu MoirraB.
blicain n'agit pts en vue du bien du pays, mais il n'est pas même
libre d'agir dans son propre intérêt, puisque sa popularité ne peut
que soaifrir d'une pareille ooooession.
S'agit-il de la dispersion des congrégations non autorisées, €t
particulièrement des jésuites? C'est ici surtout qu'on peut juger
combien le parti qui nous gouverne sacrifie l'intéôrèt du pays à un
intérêt de popularité ou à une rancune électorale. Les congréga-
tions non autorisées fussent-elles seules en jeu, ce serait tou-
jours une chose bien grave pour un parti qui n'est rien, s'il n'est
libéral, de violer un principe tel que la liberté d'enseignement. Les
habiles politiques qui avaient la prétention et l'espérance de sépa-
rer la cause des congrégations, et surtout des jésuites, de la cause
même du cleiigé et de l'église tout entière, doivent voir en ce mo-
ment à quel point les jésuites, les congrégations de tout ordre, le
clergé tout entier, la France catholique, la papauté etTlSurope reli-
gieuse se tiennent par la main sur cette redoutable question. Gom-
ment donc le parti et le gouvernement républicain ont-ils pu jeter
dans le pays un tel brandon de discorde civile? Gomment ont-
ils pu semer l'inquiétude dans tant de familles françaises pour le
mince résultat d'empêcher quelques prêtres de vivre, de prier,
de prêcher, d'enseigner ensemble? Gomment ont-ils pu provoquer
une sorte de conflit entre les chambres du parlement, en répon-
dant au rejet de l'article 7 par des décrets plus rigoureux que
la loi Ferry? G'est que les jésuites ne sont point populaires dans
notre pays, et que leur nom, on l'espère du moins, pourra faire une
excellente réclame électorale pour le parti qui a soulevé la ques-
tion, et qui s'applique à la maintenir à l'ordre du jour. Hélas ! nous
craignons bien, pour la paix du pays et pour le salut de la répu-
blique, que cette malheureuse question n'y reste plus longtemps
que ne le désirent ceux qui l'ont introduite dans la politique du
gouvernement républicain. Non, elle ne sera pas toujours popu-
laire, cette violation du droit commun, cette proscription de gens
qui n'avaient que le désir de rester étrangers à nos luttes poli-
tiques, dans l'accomplissement de leur tâche, toute de paix et
d'enseignement. Le jour viendra, et peut-être avant peu, où un mot
d'ordre plus sérieux, le mot d'ordre de la liberté et de la paix so-
ciale, couvrira l'autre de son impérieuse nécessité. Quoi qu'il arrive,
faut-il prendre au sérieut cette subite passion pour des lois qui
dormaient dans la poussière de nos archives, et que toute une légis-
lation nouvelle sur la liberté d'enseignement avait virtuellement
supprimées? Et faut-il, comme M. Ferry nous y convie dans un
beau mouvement oratoire, sauver l'unité nationale mise en péril
par quelques collèges de pères, et leur arracher Vâme de la h ronce y
comme si cette unité demandait Tunité de foi, et comme si Tâme
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EES NOUVEAUX JAGOBIIfS. h^
de la France s'était pas partent ofù est le dévoàmeiit, le patriotisHie
et l'honnetir de la patrie? Nous préférons la noble éloquence de
M. Lamy rappelanrt à son parli qne la nouyelle république aiu^ah
mienu à faire que de reprendre les tradî>tion& de l'ancien régime et
de la révolution dans leurs ptus mafuvai&îours. Une politique sage et
vraiment nationale n'eût jamais soufffert qu'une pareille question fût
mise à l'ordre du jour.
S'agît -il de réformer la magistrature? Le parti qui gouTeroe
ne tient nullement à la suppression' de l'inamovibiÛté; ce qu'il
propose, c'est une réforme qui lui assure le dévoûment des ma-
gistrats. L'investiture ne lui déplairait pas, parce qu'elle lui permet-
trait d'éliminer tous les magistrats qui lui sont suspects, pour les
remplacer par des magistrats dont l'indépendance républicaine
aura, le cas échéant, l'inamoTibilfté pour garantie. Mais le ministère
actuel ne va pas même jusqu'à proposer l'investiture. H l'acceptera
de bonne grâce s'il le fout. Somme 3 craint la résîstaiTce du
sénat, il se contente pour le moment de réduire le nombre des
tribunaux, en se réservant le droit de oeoserver les magistrats
dévoués et de mettre à la retraite ceux sur le zèle desquels il ne
pourrait compter. En attendant, on révoque bon nombre de ma-
gistrats absolument irréprochables. Poiurquoi ces réforme» et ces
révocations? D'abord parce qu'on veut avoir des place» Hbres pour
ses amis, mais surtout pour s'assurer par nntimidation une ma-
gistrature qui, au besoin, puisse rendre dtes services encore plus
que des arrêts. Et c'est ainsi qu'on ruine le prestige d^un corps
aussi respectable, qu'on lui enlève la confiance et le respect, sans
lesquels les jugemens rendus n'ont plu» d*autorîté. Compromettre
à ce point la première, la plus nécessaire de nos institutions, est-ce
là gouverner pour le bien du pays? Due vraie politique d'état se fût
fait un devoir sacré de respecter cette chose supérieure à tous les
gouvernemens qui passent, l'étemelle, l'inviolable justice. C'est
ce qu'oublie la politique de parti, dans la préoccupation de ses
petits intérêts.
S'agit-il de l'épuration de nos administrations? Il a là un autre
intérêt, bien grand encore de notre société française, qui est en
jeu. S'il est un pays qui ait besoin d'être administré, c'est le nôtre,
où la faiblesse de l'initiatrve privée laisse une si large part à l'ac-
tion de l'état. Que l'administration centrale d'un pays tel que les
États-Dnis soit mobile, livrée à l'inexpérience et à l'incapacité
d'une classe d'hommes que les meflleurs citoyens regardent comme
le fléau de la grande république, c'est un mal, mais un mal qui
n'atteint pas les forces vives d'un pays où chaque état âe l'Dnion
a son administration complète, aussi fîxe que le permettent les
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&6 REYUB DES DEUX MONDES.
vicissitudes électorales. Mais dans une société centralisée comme
l'est la France, l'administration est, sinon le ressort, tout au moins
le grand régulateur de l'activité nationale. Si l'on y introduit le
changement, l'arbitraire, l'injustice, l'inexpérience et l'incapacité
par l'invasion de la politique, on la désorganise. Et quand l'admi-
nistration, chez nous, UB fonctionne plus, ou fonctionne mal, la
société française tout entière se sent atteinte dans sa vie normale.
C'est là l'œuvre de désordre que la politique de parti est en train
d'accomplir par le système d'épuration perpétuelle qu'elle pour-
suit. En ce faisant, elle n'entend pas réformer les 8i)us, corriger
les vices de la machine administrative. Elle veut simplement chan-
ger le personnel des administrations, qu'elle reconnaît capable et
appliqué à ses fonctions, mais qu'elle tient pour suspect, unique-
ment parce que ce personnel a fonctionné sous des gouvernemens
ou des partis différens. Et pourquoi attache-t-elle tant d'importance
à ce renouve'lement du personnel? Parce qu'elle entend s'en servir
comme d'un puissant agent d'élection. Ce que le parti républicain
a tant reproché aux anciens gouvernemens et aux anciens partis,
l'intervention des fonctionnaires dans les luttes électorales, il le
pratique lui-môme sans plus de scrupules ni de ménagemens. Non
content de le faire, il l'érigé en principe de gouvernement, quand il
leur demande, non pas seulement le respect des institutions du
pays, ce qui est son droit et son devoir, mais encore pour le gou-
vememeot sous lequel ils servent un dévoûment qu'ils ne doivent
qu'à l'état. C'est-à-dire qu'il veut qu'on lui prête un concours actif
dans toutes les circonstances où il le réclamera. Plusieurs circu-
laires ministérielles s'expriment en termes formels sur ce point
délicat. 11 faut ajouter que le parti qui nous gouverne va plus loin,
dans sa politi (ue d'exclusion, que tous les gouvernemens qui l'ont
précédé au pouvoir. Tous ont plus ou moins demandé le concours
des fonctionnaires de tout ordre dans les élections. Les plus hon-
nêtes et les plus libéraux l'ont fait avec plus de discrétion, et en
respectant la liberté de leurs agens. L'empire réclamait leur zèle
dans des circonstances où il n'était pas prudent de lui résister. Mais,
du reste, peu lui importait l'origine des fonctionnaires qui le ser-
raient, qu'ils fussent bonapartistes, légitimistes, orléanistes, répu-
blicains. Il tenait même particulièrement à être servi par des fonc-
tionnaires éprouvés des anciens gouvernemens. Et quand des
républicains voulaient bien accepter des fonctions dans l'adminis-
tration impériale, le chef de l'état en était trop heureux. Le gou-
vernement républicain est beaucoup moins large dans sa tolérance
administrative. Il ne lui faut pas seulement des gens disposés à le
servir. Il lui faut des serviteurs dont l'origine ne lui laisse aucun
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LES NOUTEAUX JACOBINS. 57
doute. Il tient pour suspects tous les fonctionnaires qui ont servi
d'autres gouvernemens, et ne manque aucune occasion de les rem-
placer par des amis et des coreligionnaires. En un mot, tandis que
l'empire laissait la porte des administrations ouverte à tous les
partis, comprenant fort bien que c'était le servir que de bien servir
l'état, la république, sous la domination de nos jacobins, la ferme
à tous les partis, moins encore parce qu'elle les tient pour suspects
que parce qu'il lui faut beaucoup de places pour ses nombreux
amis. Et voilà comment cette république n'est plus la chose de
tous, comme le veut son beau nom, mais la chose d'un parti, une
espèce de domaine exploité par une race de politiciens qui font de
la politique une industrie. Nous avions souvent entendu parler des
illusions naïves et de la généreuse indignation des républicains
sous les gouvernemens monarchiques, dont ils dénonçaient la cor-
ruption et l'appel aux appétits. Nous pensions toujours à la belle
définition de Montesquieu : La république est le gouvernement de
la vertu. A la manière dont il traite les affaires du pays, le parti
républicain ne passera plus longtemps pour le plus honnête et le
plus désintéressé des partis.
Veut-on encore des exemples de la préoccupation électorale qui
domine toute la politique de nos gouvernans? Pourquoi la conver-
sion des rentes, qui rapporterait 40 millions au trésor, n'a-t-elle
pas encore été proposée par le gouvernement? Parce qu'il y a un
intérêt électoral à ménager. On se souvient de l'impopularité de
l'impôt des hb centimes en 1848. On sait que la fureur d'épura-
tions n'a nulle part autant sévi que dans l'administration des
finances. Pourquoi là plus qu'ailleurs? C'est ce qu'il serait curieux
de rechercher. Ne serait-ce point que les agens du fisc ont des
devoirs à remplir envers et contre tous, qui gênent singulièrement
certaine classe d'électeurs très influens dans les élections faites par
le suffrage universel? Nous ne disons pas que les nouveaux agens
manqueront à leur devoir; mais il faut convenir qu'anciens et nou-
veaux, tous auront bien du mérite à le faire sous le coup des dénon-
ciations des gens qui se trouvent trop surveillés. Autre exemple :
quand M. le président du conseil, alors qu'U était ministre des
travaux publics, a proposé et fait voter par les deux chambres ses
grands projets de chemins de fer à racheter ou à faire, il n'a certes
pas pensé à autre chose qu'à couvrir le pays de voies de communi-
cation qui, par le nombre et la supériorité d'exploitation, doivent
accélérer les progrès de notre commerce et de notre industrie.
Mais il n'est pas défendu de soupçonner que les politiques qui ont
secondé son ardeur y voyaient une armée de fonctionnaires nou-
veaux au service du gouvernement républicain, dans les futures
élections. Et comment veut-on qu'il n'en soit pas ainsi, quand on
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58 REYUE DES DEUX MONDES.
voit ce parti mettre partout la politique, même dans les adminis-
trations qui la comportent le moins, comme la magistrature, l'uni-
v^sité et l'armée? En tout cas, un ministre des finances de la
vieille école n'eût point consenti à graver le trésor public de nou-
velles charges, et Tbierfi eût bondi à la seule annonce de pareils
projets.
Nous savons qu'on pare de noms avantageux et de raisons spé-
cieuses cette politique sans idéal, sans doctriiie, sans autre but que
la conquête et la conservation du pouvoir, «ans autre plan de con-
duite que de saisir touites les occasions de réclame pour la popu-
larité du parti qui la pratique. On nous dit que la politique des
grands principes et des grands desseins est fort belle, mais qu'il
s'agit avant tout de se bien rendre compte de ce que pense et de
ce que veut le pays, de ce que le gouvernement de la république
peut ou ne peut pas supporter pour le moment. Il y a bien des
choses qu'on aimerait à faire tout de suite, mais qu'il faut réserver
pour le jour où la république n'aura plus à craindre pour son exis-
tence; car c'est là le mot dont un use et abuse à tout propos. Oa
se flatte d'avoir une politique pratique pour laquelle on a inventé
un barbarisme qui trouvera sa place un jour dans le dictionnaire
de l'Académie. On a bien raison de célébrer la politique de mesure
et d'à-propos ; mais il vaudrait mieux encore la pratiquer. Elle a
été la politique de tous les vrais hommes d'état. Sans parler des
grands politiques dont l'histoire a conservé les noms, de nos jours
Cavour, Bismarck et Thiers ont excellé dans cet art. Us avaient, les
deux premiers, la politique des grands desseins, le troisième celle
du bon sens et du patriotisme. Us surent profiter des occasions
pour atteindre le but défini. Parfois même ils ont su les faire naître,
Cavour et Bismarck surtout. La politique que nous venons de mon-
trer dans ses actes a-t-elle rien qui ressemble à celle-là? A voir se
produire tant de décrets inutiles à la chose publique, tant de me-
sures contre les personnes et si peu de réformes touchant aux
choses, on est conduit à se demander si le parti qui gouverne en ce
moment a un autre souci que de changer simplement le personnel
de nos administrations. Oix voit-on une politique de progrès dans
cette initiative passionnée de nos députés qui touche à tout? n'est-ce
pas surtout l'intérêt électoral qui la provoque et rins|)ire7 Vraiment
on a tort d'accuser la politique qid domine d'être révolutionnaire.
On ne peut dire qu'elle soit conservatrice, dans le bon sens du mot,
puisqu'elle trouble et agite le pays; mais il faut reconnaître que,
sauf le personnel, elle tient plus à conserver qu'à changer. Nos jaco-
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LES NOUYEACT JACOBOfS. 50
biBs opportunistes sont dans l'état comme dans une propriété con-
quise dont on défend l'entrée à tout venant, et où l'cm aimerait
à se reposer, si l'on n'avait un incommode voisin gui vous crie aux
oreilles que vous n'êtes pas là pour dormir.
C'est là, en effet, la plus grosse^dffîculté de la politique oppor-
tuniste. Ce serùt mal comprendre le jacobinisme actuel que de le
réduire à cette politique de conservation personnelte dont nous
avons rappelé le programme. U y a un jacobinisme vraiment radical
qui veut bien qu'oa fasse les choses à propos, mais qui «siend
qu'on les fasse sérieusement et selon un programme complet de
réforme politique et sociale. Aller plus vite serait plus dans son
tempérament : il ferait volosUers table rase de bien des institutions
dont s'accommodent nos gfmvematis. Mais il comprend qu'avant tout
il faut réussir, et pourvu qu'on ne s'arrête pas dans la voie des des-
tructions nécessaires, il accorde pour le moment crédit à la poli*
tique qui prend pour règle de conduite l'opportunité en toute chose.
Seulement, comme il trouve que les hommes qui tiennent le pouvoir
sont trop di^osés à ne faire que ce qui est strictement indispen-
sable pour le conserver, il montre des impatiences et des exigences
qui ne laissent pas d'inquiéter, parfois même d'agacer nos gouver-
nans. Il voit avec plaisir qu'on s'attaque à tout, au clergé, à la ma-
gistrature, aux diverses administrations du pays, qu'on foule aux
pieds le régime partementaîre qui u'est peint de son goût, qu'on
travaille à faire de la constitution une lettre mwte par la manière
dont on traite le sénat Mais tout cela est loin de lui suffire, et il
n'y voit que la préface d'une œuvre tout autrement révolution-
naire. Sur toutes les questions mises à l'ordre du jour, et résolues
ou en voie de l'être p»r le ministère actuel,.il a des solutions autre-
ment radicales.
Ainsi, sur la question de l'amnistie, le parti des jacobins radicaux
n'a jamais voulu entendre parler de grâce. Il lui a fallu Tamnistie,
l'amnistie plénière. Déjà il avait arraché l'anmistie partielle à la fai-
blesse du cabinet Waddlngton. Cela ne lui suffisait point* Et quand il
réclamait à grands cris l'anmistie plénière, ce n'était point seulement
pour en finir avec les souvenirs de la guerre civile et de la com-
mune, comme le veulent nos jacobins politiques ; c'était pour une tout
autre raison. L'amnistie n'est, pour lui, ni une question d'huma-
nité, ni une question d'opportunité ; c'est une question de justice.
La commune avait sa raison d'être, à son sens, et dans cette affîreuse
lutte, où le droit de la force a prévalu, il ne voit que des combat-
tans, des vainqueurs et des vaincus. S'il ne réserve pas toutes
ses sympathies pour ces derniers, comme les insensés qui veulent
relever le drapeau de la commune, il reconnaît que tous les torts,
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00 BETUE DES DEUX MONDES.
tous les excès ne sont pas du côté des vaincus, et que ceax-d ont
droit à une sorte de réhabilitation.
Sur la question des jésuites et des congrégations non autori-
sés, le jacobinisme radical ne voit dans Tapplication des vieilles
lois et des vieux décrets qu'un expédient, bon tout au plus pour
sortir d'un embarras présent, mais tout à fait insuffisant, même
d'une insuffisance ridicule. Qu'aura- t-on fait en dispersant les
jésuites et autres congrégations, et en leur interdisant d'enseigner?
Rien ou à peu près, en admettant même qu'on obtienne ce mince
résultat. Aucune de leurs maisons ne sera fermée. Ils y seront
remplacés par des congrégations autorisées, par des prêtres sécu*
liers, par des laïques qui en conserveront l'esprit. Tout se bornera
à un petit déménagement des pères, dont la direction et l'influence
se feront toujours sentir, puisqu'ils pourront rester à la porte des
collèges qu'ils auront quittés. Ce n'est donc encore qu'une politique
d'expédiens. La vraie question n'est pas là. Elle est tout entière
dans la guerre à mort à une institution contraire à la république,
à la philosophie, à l'état, à la société, au droit moderne. Ce ne sont
pas seulement les jésuites et les congrégations non autorisées qu'il
faut exclure du droit commun, ce sont toutes les congrégations,
c'est le clergé tout entier. Le plus éloquent organe de ce parti nous
l'a montré avec une logique égale à sa conviction. Et ce n'est pas
seulement le droit d'enseigner qu'on veut enlever au clergé; U y
en a bien d'autres qui se résument tous dans le droit de vivre. Voilà
comment le radicalisme jacobin entend la solution de la question
des jésuites et des congrégations non autorisées.
Sur la réforme de la magistrature, le jacobinisme radical a de
tout autres visées que le jacobinisme que l'on pourrait considérer
comme relativement conservateur. Ce n'est ni le nombre des révo-
cations, ni la réduction des tribunaux, ni même la suspension de
l'inamovibilité par l'investiture qui pourrait le satisfaire. Gène sont
là que des expédions, et il lui faut l'application d'un principe, c'est-
à-dire la suppression de l'inamovibilité. C'est un principe de la
logique démocratique que tous les fonctionnaires d'un état répu-
blicain ne puissent s'affranchir de la tutelle et de la surveillance
du peuple souverain. C'est un autre principe de la même logique
que les fonctions judiciaires sont électives, comme toutes les autres.
Il faut donc au radicalisme de ce parti une magistrature amovible,
et une magistrature élue. Pour lui, toute réforme qui ne va pas
jusque-là n'est qu'un expédient, qui peut donner satisfaction à
des intérêts ou à des passions de parti, mais qui méconnaît les
principes. Il est encore une réforme que rêve la démocratie radi-
cale : c'est d'appliquer l'institution du jury à tout, à la justice cor-
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LES NOUVEAUX JACOBINS. 61
rectionnelle, & la justice civile comme à la justice criminelle. Ce
serait là le triomphe de la logique démocratique : le peuple exer-
çant en tout et partout son pouvoir souverain* faisant office d'élec-
teur, de juge, d'administrateur. Il ne manquerait plus pour com-
plément du système que de faire élire les officiers de l'armée par
leurs soldats, absolument comme les officiers de l'ancienne garde
nationale, ou de la mobile de 1870.
Sur la réforme des administrations, le même parti a aussi ses
idées qui, par parenthèse, n'eussent pas été du goût des anciens
jacobins. Il se rapprocherait en cela beaucoup plus de la gironde
que de la montagne. Il veut une décentralisation qui mette entre
les mûns d'un conseil municipal, dans chaque commune, à peu
près tous les services de l'administration locale, de façon à laisser
la moindre part possible & cette autorité centrale qu'on nomme
l'état. Ce serait à peu près le système américain, avec cette diffé-
rence que partout les conseils municipaux, maîtres absolus dans
leur commune, seraient eux-mêmes les serviteurs^ d'un parti qui
couvrirait le pays de ses comités, comme autrefois le parti jacobin
de ses sociétés. Ce serût l'idéal de l'anarchie couronnée par la
dictature. A côté d'une aussi grande conception, que deviennent
les petites combinaisons de la politique d'expédiens, telles que
l'épuration ou l'intimidation des administrations publiques?
Mais il est une question sur laquelle les deux fractions du jaco-
binisme actuel montrent surtout, Tune sa prudence, l'autre son
audace. Il s'agit de la constitution, que la fraction opportuniste a
contribué à faire, et que la fraction radicale s'est résignée à subir.
Que veut la première sur la question constitutionnelle? Ne rien
changer à la lettre de la constitution de 1875, sauf à en oublier,
au besoin, l'esprit dans la pratique. Ainsi on ne songe nullement
à supprimer le sénat; mais on sarrange de façon à s'en passer. On
lui reconnaît en principe le droit de voter et même de discuter le
budget; mais on s'y prend de façon à ce qu'il n'ait que le temps
strictement nécessaire pour le voter sans pouvoir l'amender sérieu-
sement. On lui reconnaît aussi le droit de discuter et de repousser
les lois déjà votées par l'autre chambre ; seulement, s'il a le mal-
heur d'en rejeter un seul article, on trouve dans les archives de
notre vieille législation des lois ou des décrets qui permettent au
gouvernement de ne tenir aucun compte du vote du sénat. On fait
plus, on aggrave par l'application de ces lois l'atteinte portée aux
libertés de droit commun par l'article 7. Nos jacobins radicaux
applaudissent à cette manière de pratiquer la constitution ; mais
ils veulent encore autre chose. Us trouvent que ce n'est pas là une
satisfaction suffisante aux principes de la logique démocratique.
Pourquoi conserver une constitution qui en est la négation mani-
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62 RETDB DBS DEUX MONDES.
feste? A quoi bon un sénat qui résiste ou peut résister aux yôlon*
tés du peuple souverain signifiées par la chambre qui est la seule
expression directe, vraie par conséquent, du sufirage universel? A
quoi bon un président qui peut la dissoudre avec le consentement
du sénat? A qucû bon diviser Fautorité déléguée par le souverain?
La pani^er entre plusieiu*s pouvoirs, n'est-ce pas TafiaibRr, l'user
en perpétuelles contradictions qai finissent par des conflits? Il n'est
que temps de supprimer cette cause de faiblesse, d'irrésolution,
d'anarchie dans le gouvernement du peuple, et de lui rendre la
prompte, ferme et vigoureuse imtiative qui est nécessaire pour
accomplir les volontés du souverain. A ^and donc la révision
démocratique de cette malencontreuse constitution? A quand la
convention?
Tout cela n'est que la partie politique du programme des jaco*
bins radicaux, lisent aussi sur les questions sociales des solutions
auxquelles la prudence des jacobins opportunistes n'est point pré-
parée. Ceux-ci .admettent que les questions sociales ont leur place
dans la politique générale du parti républicain ; ils ne connaissent
point ce qu'une certaine école appelle la question sociale. Ce n'est
pas l'opinion des jacobins radicaux qui ont à leur tète M. Louis
Blanc, et qui entendent résoudre toutes les questions sociales de la
même façon, en vertu d'un principe qui les domine toutes. Sans
entrer dans l'énumération des questions, ni dans l'examen des solu-
tions dont se coippose cette partie du programme du jacobinisme
radical, il suffit de< dire que cette école de jacobins a beaucoup plus
de goût que l'autre pour ce qu'on nomme le socialisme. Quoi qu'il
en soit, il est clair qu'avec le temps et les embarras croissans da
gouvernement actuel, ces différences s'accentueront de plus en plus
et finiront par éclater en récriminations et en luttes dont la presse
ultra-radicale nous fait déjà entrevoir la vivacité.
La victoire restera-t-elle aux jacobins radicaux? Touchent-ils an
pouvoir? On pourrait le croire, si la logique était tout dans le
gouvernement des choses humaines. Il est certain qu'elle est
pour eux. Les jacobins opportunistes qui tiennent le pouvoir ont
ouvert la voie, par les tristes expédiens de leur politique, aux me-
sures et aux solutions révolutionnaires que réclament les jacobms
radicaux. Quand le moment de résister viendra, leur tâche sera
difficile, d'autant plus lourde que tous les partis conservateurs
qu'ils ont accablés d*injures et d'outrages^, les laisseront, non sans
quelque satisfaction peut-être, se débattre sous l'étreinte des intran-
sigeans. Nous ne croyons point à l'avenir prochain de leurs vie-
lens amis. Si l'avènement au pouvoir des jacobins radicaux deve-
nait imminent, la révolution apparaîtrait aux masses qui n'y sont
pint encore préparées, et aussitôt s'y produirait une réaction qui
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XE6 *ROU¥£AVX JACOBINS. *63
pourrait bien ne pas s'en tenir à la résistance des républicains libé-
raux et conservateurs. Le radicalisme jacobin ne peut compter sur
le suffrage universel pour le moment. S'il a déjà pour lui des
bataillons nombreux et serrés dans le peuple des villes, il aurait
encore contre lui les plus gros bataillons du peuple des campa-
gnes. Les aura-t-il un jour pour lui? Ceci est une autre question,
que l'activité de sa propagande et la faiblesse de nos gouvernans
rendent fort douteuse.
En attendant, une autre chose peut arriver, qui nous semble très
probable : c'est qu'au Heu de résister, nos jacobins opportunistes ne
se maintiennent au pouvoir qu'en cédant toujours. Les progrès
croissans qu'ils laissent faire à leurs violens amis doivent leur
donner à réËéchîr, surtout en ce «oment. Entre les conservateurs
de tous les partis, réunis contre eux pour la défense du droit com-
mun, et les jacobins radicaux qui frappent déjà à la porte du pou-
voir, comment pourraient-ils résister ? Ils ne peuvent se flatter de
retrouver dans le camp conservateur les forces qu'ils perdent
chaque jour par la défection des électeurs qui vont aux partis
extrêmes. Us n'ont donc guère qu'un parti à prendre, c'est de s'en-
tendre, quoi qu'il leur en coûte, arvec leurs redoutsJ)les amis. Le
duel entre les partis révolutionnaires, du temps de nos pères,
finissait par la guillotine. IKous vivons à une époque où les luttes
politiques entre les amis de la veille finissent d'une façon moins
tragique. On s'attaque, oa s'injurie même en public, sauf à s'em-
brasser en famille. La camaraderie est si forte dans le parti répu-
blicain, et la discipline si rigoureuse qu'on va jusqu'à y oublier
les principes pour rester fidèle aux amis. Pourquoi le chef des jaco-
bins opportunistes n'a-t-il pas saisi l'occasion, pendant les vacances
parlementaires, de répondre au chef des jacobins radicaux qui a si
malmené sa politique? C'est un seo^t qu'il garde, depuis qu'il pra-
tique la maxime de la sagesse orientale : Si la parole est d'ar^
gent^ le silence est d^or. On s'entendra donc encore, en sacrifiant
les intérêts du pays aux intérêts de parti. On s'entendra surtout en
vue des élections prochaines. N'est-ce pas pour cela, par parenthèse,
qu'on s'est mis enfin d'accord sur l'anmistie plénière ? On confondra
ses enseignes, comme par le passé, sous le drapeau de la république,
et on partagera la victoire ou la défaite. Notre prévision est qu'à
moins de grandes démonstrations populaires qui décideraient les
jacobins radicaux à rompre entièrement avec les jacobins modérés,
l'alliance des deux partis se maintiendra à l'aide de concessions
qui tendront à rapprocher de plus en plus la politique opportuniste
de la politique radicale, parce que celle-ci aura pour elle le courant
révolutionnaire. Quoi qu'il arrive, le pays n'a rien à attendre de
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6& BEYOB DBS DEUX MOMDBS.
bon du jacobinisme opportuniste ou radical. Plus de calcul d'un
côté, plus de passion de l'autre: qu'importe à la liberté, à la justice,
à l'intérêt national? Nos empiriques qe feront guère moins de mal
avec leurs expédions que nos doctrinaires avec leurs théories.
V.
Si le parti de la république libérale et conservatrice n'avait affaire
qu'aux jacobins radicaux, il ne lui serait pas difficile d'en avoir
raison en ce moment, parce qu'il aurait bien vite rallié le pays et
la majorité républicaine elle-même autour de son drapeau. Hais le
sulfirage universel, qui finit toujours par ouvrir les yeux, ne les a
pas encore ouverts sur les conséquences inévitables de la politique
qui domine en ce moment. Assurément, il se fait beaucoup de
choses qui sont de nature à inquiéter l'opinion publique et à trou-
bler les classes dans lesquelles elle se forme.^ Mais ces choses-là,
qui ne touchent qu'aux droits de la conscience religieuse ou de la
justice administrative, n'atteignent pas encore les masses popu-
laires. Les lois Ferry et les décrets contre les congrégations non
autorisées les émeuvent fort peu. De ces congrégations, elles ne
connaissent guère que les jésuites, dont le nom sonne mal à leurs
oreilles. Elles ne voient donc pas avec trop de déplaisir les mesures
qui les frappent. Ce serait différent si l'on touchait aux prêtres. A
l'exception d'une minorité peu nombreuse qui applaudirait à cette
guerre au clergé, le grand peuple de France se lèverait encore pour
le défendre, pourvu qu'il ne s'agit pas de défendre sa domination.
Le parti qui gouverne comprend trop l'inopportunité d'une telle
entreprise pour la tenter. Il se risque bien à porter atteinte à la
liberté religieuse, mais seulement dans la mesure qui convient
pour donner satisfaction aux passions et aux rancunes électorales,
sans révolter les populations qui tiennent encore à leurs prêtres.
En livrant les jésuites, il entend garder le clergé, qu'il espère
gagner en augmentant son budget , et qu'il compte , au besoin,
dominer. Le peuple est également peu sensible aux vexations et
aux épurations subies par les fonctionnaires de nos diverses admi-
nistrations. Il en est de ces questions de justice comme des ques-
tions de liberté; elles passent par-dessus la tête du suffrage uni-
versel. Les républicains libéraux et conservateurs auront donc
fort à faire pour ouvrir les yeux au pays, avant que la politique
jacobine ait eu toutes ses conséquences, avant que la désorga-
nisation des services publics soit complète, avant que la magis-
trature ait perdu son indépendance et son autorité, avant que la
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LES NOUVEAUX JACOBINS. 65
guerre aux jésuites soît devenue la guerre au clergé, avant que
l'amnistie pléniëre ait amené la réhabilitation, mieux que cela, la
glorification de la commune. Le parti qui tient le pouvoir ne manque
ni de sens, ni de tact, ni d'habileté, quand il s'agit de saisir les
occasions de plaire au suffrage universel et d'éviter les occasions de
lui déplaire. On peut compter qu'il ne sera point à court d'expédiens
pour esquiver ou ajourner les difficultés qu'il rencontrera sur ses
pas. S'il ne s'est pas montré jusqu'ici fort habile à exercer le pou-
voir, il faut convenir qu'il a déployé un talent admirable pour te
conquérir et le conserver, dans les conditions du gouvernement
démocratique.
Conquérir et conserver le pouvoir, c'est vraiment l'art où excelle
le parti qui domine en ce moment. Nous ne voudrions pas lui
appliquer un mot qui, dans notre langue politique, est devenu
synonyme d'anarchie. Mais si l'on prend le mot dans son sens ori-
ginel, ce n'est pas faire injure à ce parti que de dire qu'il est passé
maître dans l'art de cette démagogie qui consiste à gagner la faveur
populaire. Aristophane a fait du démagogue un portrait qui restera
vrai dans tous les pays et dans tous les temps où règne la démo-
cratie. Dans cette satire immortelle, il n'y a que l'esprit qui soit
au poète. Tout le reste n'est que l'expression d'une vérité univer-
selle. Seulement, entre l'art de la démagogie ancienne et l'art de
la démagogie moderne, il y a toute la différence qui distingue la
démocratie grecque de la nôtre. Le peuple est partout un maître
ignorant, simple et crédule, dont il est plus facile de gagner la con-
fiance en caressant ses préjugés, en flattant ses passions, en étu-
diant ses goûts et ses instincts qu'en se faisant un devoir de l'in-
struire, de l'avertir, de le modérer, de le diriger dans la voie de la
sagesse, de la justice et de la vérité. Le mot de Tacite sera tou-
jours vrai : servir pour dominer. Instruire, avertir, diriger le
peuple I de tout temps ses faux amis ont protesté contre une pré-
tention aussi aristocratique. Est-ce que le peuple souverain a
besoin de mentors? Est-ce qu'il n'est pas, de sa nature, sage, intel-
ligent, instruit de tout ce qu'il doit savoir pour exercer sa souve-
raineté? Est-ce qu'il s'est jamais trompé, tant qu'il n'a obéi qu'à
8e3 propres inspirations? N'est-ce point manquer de respect au sou-
verain que de douter de son infaillibilité? Et de tout temps les
vnds amis du peuple ont répondu que la meilleure manière de res-
pecter le peuple, et surtout de l'aimer, c'est de lui dire la vérité.
Ils ajoutent qu'avec des conseillers sincères, la démocratie peut
être le meilleur des gouvememens, mais qu'avec des courtisans
qui trompent le maître, elle en devient le pure.
Nos grandes nations modernes ne connaissent plus de démago-
Ton XL. — 1880. 5
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ê6 BEYUE DES DEUX M0MDE8.
gues, dans le sens antique du mot, tenant sous leur parole insi-
nuante ou entraînante tout un peuple réuni sur une agora ou un
forum. Il y a bien encore des réunions populaires où l'éloquence
d'un tribun peut avoir beau jeu. Mais combien est petit ce nombre
d'électeurs en comparaison des multitudes qui se pressent autour
des urnes! Ce n'est pas là qu'il faut chercher les démagogues de
notre temps. Rendons cette justice aux partis démocratiques de
notre pays qu'ils méritent leur succès par leur habile et forte orga-
nisation en matière d'élection. La tète du parti est un grand comité
directeur qui médite et formule le mot d'ordre des élections; nous
disons le mot d'ordre, qu'il a toujours soin de choisir le plus simple
et le plus populaire, et non un programme plus ou moins compli-
qué qui ne serait ni à la portée de l'intelligence ni du goût du
suffrage universel. Ce mot d'ordre est transmis à des comités de
département, si c'est le scrutin de liste, d'arrondissement, si c'est
le scrutin unmominal. Et ce sont ces comités, encore aidés par
des sous-comités, qui sont chargés de le faire accepter des masses.
C'est particulièrement dans cette tâche que se déploie tout l'art de
la démagogie moderne. Nul ne connaît mieux les goûts, les instinct*^,
les préjugés, les passions, les impressions du peuple souverain
qu'un comité local; nul ne sait mieux lui parler le langage qu'il
^tend et qui le persuade. L'éloquence de nos tribuns n'a ni cette
adresse, ni ce tact, ni cet à-propos. Elle peut frapper de grands
coups en s'adressant aux grandes passions, aux grandes ambitions,
aux grands intérêts de la démocratie nationale. Elle ne pénètre pas,
comme la propagande des comités, dans les petites passions, les
petits intérêts, les petites ambitions de la démocratie locale. En
cela, les plus humbles délégués de ces comités «en remontrerwent
aux plus habiles orateurs dont la parole ne descend pas jusqu'à
ces détails si importans pour le succès d'une élection. Voilà un art
que, par parenthèse, les partis parlementaires n'ont jamais connu
dans notre pays. Ils ont des orateurs qui font de beaux discours à
la tribune. Ils ont des comités généraux qui adressenft de nobles,
d'exoellentes circulaires aux électeurs. Tout cela tombe de haut,
mais ne descend guève dans les profondeurs des masses populaires.
Il n'y a qu'un parti qui ait pratiqué l'art des élections populaires
avec ila même adresse, la menue ardeur et le même succès que It^
parti républicain : é'est le parti de la démocratie césarienne. fLes
autres parlent au suffirage universel la langue qui sied au suffrage
restreint; ils confondeot l'opinion publique avecle sentiment popu-
laire; dis pratiquent les élections sous le régime de la déntoccatie
comme ils les pratiquaient sous le régime de la monarchie consti-
tutionnelle.
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LES NOUVEAUX JACOBINS. 67
Si le parti républicain s'entend moins à gouverner le pays qu'à
manier le corps électoral, cela ne tiendrait-il pas, entre autres causes,
à la supériorité même de l'organisation à laquelle il doit la con-
quête et la conservation du pouvoir? Toute-puissante pour vaincre
aux élections, cette organisation n'est-elle point un obstacle à la
direction ferme, indépendante, vraiment nationale des affaires pu-
bliques, en ce qu'elle place le gouvernement sous la dépendance des
élus, et les élus eux-mêmes sous la dépendance des comités d'élec-
tion? C'est ce que l'expérience démontre déjà et démontrera de plus
en plus, si les choses suivent leur cours. Depuis que le parti répu-
blicain est le maîti e incontesté du pouvoir, on voit ce qu'est devenue
Tautoriié, Tinitiative, Tindépendance des cabinets devant les vo-
lontés des élus du suffrage direct. On le voit par cette politique de
concessions, de transactions, d'expédiens pratiquée par les minis-
tères qui se succèdent. Ce qu'on sait moins, c'est que nos ministres
n'ont pas plus d'indépendance dans leur administration que dans
leur gouvernement, et que les exigences individuelles de nos élus
ne sont pas moins impérieuses que leur prétentions parlementaires.
En réalité, si c'est la majorité républicaine du parlement qui gou-
verne, c'est elle également qui administre. Les fonctionnaires de
tout ordre et de tout rang dépendent bien plus des sénateurs, et
surtout des députés que des ministres, leurs chefs naturels, envers
lesquels ils sont responsables. Ce sont les membres du parlement
qui décident le plus souvent des questions de personnes et des ques-
tions d'affaires, lesquelles ne passent dans le cabinet ou au conseil
des ministres que pour recevoir la confirmation officielle. Mais ce
qu'on ne sait pas du tout, c'est que les maîtres des ministres ont
eux-mêmes leurs maîtres dans les comités électoraux qui ont fait
leur élection. Ces comités signifient leurs volontés individuelles ou
générales aux élus qui les transmettent aux ministres, qui ne
font^guère que les enregistrer. Voilà comment fonctionne la machine
gouvernementale et administrative sous le régime actuel. C'est le
gouvernement d'en bas substitué au gouvernement d'en haut. Il y a
des républicains qui estimentjque c'est là l'idéal du gouvernement
démocratique. D* autres pensent, au contraire, que toute initiative,
en fait du gouvernement et d'administration, doit partir d'en haut,
que c'est là l'essence mênf^e du gouvernement, sous une république
comme sous une monarchie, que toute autre manière de gouver-
ner et d'administrer est l'antipode du gouvernement et de l'admi-
nistration, c'est-à-dire la pure anarchie. Sens vouloir pénétrer dans
leSjdesseins du chef de la majorité républicaine, nous ne nous ris-
querons pas beaucoup en aflirmant que la première manière d'en*
tendre le gouvernement et l'administration ne peut être de son
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68 BETUB DES DEUX MONDES.
goût. Serait-ce pour cela qu'il songerait à renouveler prochaine-
ment par le scrutin de liste cette majorité trop occupée de ses
petites affaires, et trop livrée à ses petites passions pour former
une véritable majorité de gouvernement? Mais s'il a le goût de la
politique d'état, pourquoi ne fait-il que de la politique de parti 7 Et
si son patriotisme rêve une France forte et grande encore après nos
désastres, pourquoi coounence-t-il parla diviser et l'affaiblir par ses
mots d'ordre de guerre à l'ennemi intérieur?
VI.
La politique d'expédiens mène parfois plus loin qu'on ne veut.
On sait où elle a mené l'empire. Car c'était aussi une politique
d'expédiens bien plus que de desseins mûrement conçus et nette-
ment définis, attendant l'occasion pour passer à l'exécution. Si nous
avons bien saisi l'esprit dans lequel ont été conçues et exécutées
les grandes entreprises du second empire, presque toutes n'ont été
que des expédions imaginés pour occuper la vive imagination de
notre peuple et pour faire diversion à des besoins, à des aspirations
que l'empire ne pouvait satisfaire. La guerre d'Orient fut un expé-
dient pour faire oublier son origine dans la gloire militaire. Qu'y a
gagné la France? C'est ce que les événemens postérieurs n'ont que
trop montré. La guerre d'Italie fut un autre expédient pour retrou-
ver une populai'ité que l'on commençait à perdre. Si elle eût été
entreprise dans un dessein vraiment politique, elle eût été poursui-
vie jusqu'à la complète libération du territoire italien. Alors on eût
évité l'alliance de l'Italie avec la Prusse et le désastre de Sadowa.
La guerre du Mexique ne fut encore qu'un expédient plus roma-
nesque, imaginé pour distraire l'esprit public. La guerre d'Alle-
magne fut un dernier expédient où la fortune de la France faillit
sombrer avec celle de la dynastie. « C'est notre guerre, » a dit
la malheureuse femme qui devait en souffrir si cruellement. Rien
n'était plus vrai; on sentait le besoin de se relever par un nouveau
Solierino d'un Waterloo diplomatique. La monarchie des Napoléons
était de celles qui ne peuvent vivre sans expédiens, parce qu'elles
ne peuvent se passer de popularité. La monarchie des Bourbons n'a
jamais cru en avoir besoin, et si elle n'en est pas moms tombée,
du moins elle n'a pas entraîné le pays dans sa chute.
Les expédiens de notre gouvernement ne sont pas, grâce à
Dieu, d'aussi grosses aventures. Ses expéditions ne passent pas la
frontière ; elles se bornent à la faire passer à quelques citoyens
français que leur nom de jésuite prive du droit de fonder ou de
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LES NOOTEAUX JACOBINS. 69
conserver des collèges dans leur patrie. Les assauts à nos administra-
tions ne sont meurtriers que pour d'honnêtes et pacifiques fonc-
tionnaires. Seulement, yoit-il où il va avec cette politique de
transactions, de concessions, de diversions, de petits moyens de
conservation personnelle 7 Ne comprend-il pas que les difficultés
grandissent avec les obstacles qu'elle lui suscite? Cette question,
par exemple, des congrégations, qui semblait peu de chose au
début, vient de prendre des proportions qui ne laissent pas d'in-
quiéter les amis de la paix publique aussi bien que les amis de la
liberté. On croyait n'avoir affaire qu'à quelques ordres réguliers.
On se met sur les bras tout le clergé et tout un peuple qui le suit.
On pensait que cet article 7, glissé adroitement dans un projet de
loi où il n'avait pas sa place, passerait sans difficulté au sénat
comme à la chambre des députés. L'article a été repoussé par le
sénat; et pour ne pas rester sous le coup d'un échec, on provoque,
par des mesures violentes, un conflit que le sénat a eu, il est vrai,
la sagesse d'écarter, en s'en tenant à la leçon de liberté et de
justice qu'il vient de donner au gouvernement. Et comme on s'a-
perçoit en fin de compte qu'on a fait beaucoup de bruit pour rien
ou à peu près, on en est à chercher une mesure vraiment efficace
contre les collèges du clergé. Ne médite-t-on pas en ce moment
l'expédient inique et odieux de la fréquentation obligatoire des lycées
ou collèges de l'état, au moins quant aux dernières classes,
pour tous les candidats aux administrations publiques? Mais alors
comment s'y prendra-t-on pour n'appliquer ce règlement qu'aux
maisons du clergé? On est donc conduit par la politique des
expédiens à la suppression totale de la liberté d'enseignement.
On ne voit pas non plus qu'en épurant, ainsi qu'on le fait, toutes
nos administrations, sans règle ni mesure, pour satisfaire des ran-
cunes ou des ambitions, on arrive fatalement à une désorganisation
dont le pays se ressentira et s'apercevra tôt ou tard. On n'a pas vu
que cet expédient de l'amnistie partielle ne pouvait suffire au
parti dont on aura de plus en plus besoin, et qu'il fallait en venir à
cette amnistie plénière qu'on avait eu jusqu'ici la fortune d'ajourner.
Alors, quand le pays ne se sentira plus ni gouverné ni adininistré,
mais exploité, quand il entendra nos jacobins radicaux réclamer
les dépouilles mêmes de V ennemi qui porte soutane, quand il verra
reparaître, par l'amnistie plénière, dans ses comices, et peut-
être dans ses assemblées, les noms les plus tristement célèbres de
la commune, il s'irritera et s'effraiera tout à la fois de cette poli-
tique qui sème partout le désordre et la division : il finira par y
mettre ordre.
Gomment? Voilà ce qui devrait faire réfléchir tous les républi-
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70' BEYUB DBS DEUX MONDES.
cainaque la passion n'aveugle point. Le mal dont la France soufire
en ce moment, comme la république, la France en guérira par un
remède quelconque. Mais la république peut en mourir. Sera-ce
d'une fièvre aigué ou d'une fièvre lente? Qu'importe I Gomme nous
sommes de ceux qui n'ont aucun goût pour l'homéopathie politique,
et que nous voulons la guérison par les contraires, non par les sem-
blables, nous comptons que le despotisme jacobin sera vaincu par la
liberté, non par une dictature césarienne. La république vivra donc ;
mais elle ne vivra qu'en rentrant dans les voies de liberté, de justice,
de paix sociale où seulement elle peut trouver le salut et l'honneur.
Dans la campagne qui vient de s'ouvrir sous le drapeau de la répu-
blique libérale, on aura besoin d'une énergique initiative, d'une
persévérante activité, d'un suprême effort pour réussir. A quoi sert
de le dissimuler? Cette campagne sera rude et laborieuse. Il y faut
l'union de tous les républicains libéraux qui ne veulent du jacobi-
nisme sous aucune de ses formes. Il y faut l'entente des conserva-
teurs de toute origine devant le péril commun. Rien n'est possible,
s'ils veulent entrer dans la lutte avec un autre drapeau que celui
de la république. Il y faut l'organisation et la discipline qui ont fait et
pourraient faire encore le succès de leurs adversaires. Il y faut enfin
cette propagande vraiment populaire qui ne se borne point à des
circulaires et à des discours, mais qui descend et pénètre dans les
plus humbles couches du suffrage universel pour y porter le mot
d'ordre vainqueur.
Quel sera ce mot d'ordre? Il y a tout lieu d'espérer que la poli-
tique jacobine se chargera elle-même de nous le fournir. Le parti
qui la pratique a excellé jusqu'ici dans l'art de choisir les mots
d'ordre. Il a jeté dans les masses, aux dernières élections générales,
les antithèses de république et de monarchie, de guerre et de paix,
de cléricaux et de libéraux, de révolution et de contre-révolution.
Il n'est pas douteux qu'il ne les mette encore en avant; il ne man-
quera pas surtout d'évoquer de nouveau le vieux spectre noir. On
sait à quoi s'en tenir, dans le parti, sur tous ces mots-là. On sait
que ces jésuites, ces dominicains, ces prêtres de tout ordre, n'ont
plus d'autre rôle, aujourd'hui, en politique, que celui de martyrs.
On sait qu'ils ne se glissent plus dans les conseils des princes et
des chefs de gouvernement. On sait que les familles ne les trouvent
que. dans leurs églises et leurs écoles et que s'ils y parlent beau-
coup de Dieu, ils n'oublient pas la France. On sait que, si les élèves^
qui eut reçu leur enseignement sont chrétiens, ces chrétiens sont,
d'honnêtes gens, de bons citoyens, au besoin de vaillans soldats.
On sait tout cela, et l'on n'en crie pas moins sus à l'ennemi. Sus à
l'ennemi qui n'est pa& l'étranger, — quelle langue parlons-nous
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LES NOUVEAUX JACOBINS. 71
donc maintenant, et où est le patriotisme des partis? Nous n'avons
pas, nous autres républicains libéraux et conservateurs, de ces
mots-là à jeter au peuple; nous ne savons lui parler que de- liberté,
de justice, de la paix des âmes, de l'union des cœurs dans un com-
mun amour de la patrie. Voilà des mots d'ordre qui s'adressent
aux nobles senlimens, aux vrais intérêts du pays; s'ils ne suffisent
point à l'imagination populaire, à laquelle il faut autre chose que
des vérités abstraites, nous n'aurons pas besoin d'évoquer le
spectre rouge contre le spectre noir. Nous n'aurons qu'à lui mon-
trer la hideuse réalité de la commune qui a profané nos églises,
démoli nos monumens, fusillé nos généraux, nos soldats et nos
prêtres, incendié nos maisons. Celle-là est encore vivante dans le
cœur de ceux qui reviennent de l'exil pour la glorifier. Bien des
insensés sont rentrés la tête haute et tout fiers de leurs œuvres. Et
comment en auraient-ils le regret quand ils voient accourir des
foules pour saluer les victimes de la justice des conseils de guerre?
Nous ne crierons point au pays, comme nos jacobins : Voilà l'en-
nemi ! en montrant des Français. Nous dirons seulement : Voilà le
danger ! il est où l'on menace, non où l'on prie. Le pays ouvrira
enfin les yeux et les oreilles. Au cri jacobin : Guerre à l'église ! paix
à la commune 1 il répondra : Guerre à la commune! paix à Téglise !
S'il en était autiement, tout serait dit; les vrais amis de la répu-
blique n'auraient plus qu'à attendre, dans une inquiète et dou-
loureuse résignation, les dernières leçons de l'expérience. Dieu
veuille que ces leçons ne coûtent pas trop cher à notre pauvre
pays ! Nous ne pouvons croire que la bienfûsante fée qui a si riche-
ment doté ce peuple, qui lui a donné l'intelligence, l'esprit, le
talent, un courage porté jusqu'à l'héroïsme, ait oublié à ce point
le bon sens, qui seul sait faire usage de tous ces dons.
E. Vacherot.
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L'EMPEREUR JULIEN
I. Adrien Nayille, Julien rApostal el sa Philasopkie du polythéisme, — n. F. Rode,
Gsschichte der Reaction Kaiser JtUians. — )II. Sieyers, dos Leben des Lihanius,
n y a des personnages, dans l'histoire, dont on ne se lasse pas
d'entendre parler ; quelque connus qu'ils soient, on recommence
sans cesse à interroger leur vie et leurs œuvres dans l'espoir de les
mieux connaître. L'empereur Julien est de ce nombre : depuis des
siècles qu'il occupe et divise les historiens du christianisme et de
l'empire, on pouvait croire que tant de débats auraient à la fin
fatigué la curiosité du public ; mais ce qui prouve qu'elle n'est
point encore satisfaite, c'est que dans ces dernières années on a
publié sur lui des livres nouveaux et qu'ils ont été lus avec inté-
rêt. Est-ce à dire que M. Sievers, M. Rode ou M. Naville (1) aient
découvert des faits entièrement ignorés et qu'ils nous révèlent un
Julien inconnu? Non, sans doute. Je ne pense pas que pour l'en-
semble et l'essentiel rien soit à changer dans le jugement que
Gibbon portait, il y a un siècle, sur ce caractère singulier. Ce sont
seulement quelques points de détsdl qui ont été éclaircîs, mais les
moindres détails ont leur importance dans une histoire aussi déli-
cate. Reprenons donc, à notre tour, ce portrait tant de fois
tracé, et cherchons à connaître de quelle façon Julien nous appa-
raît sous cette lumière nouvelle.
I.
Les événemens de la vie de Julien sont si connus qu'il est inu-
tile de les raconter. On les trouvera exposés longuement et d'une
façon fort intéressante dans Touvrage de M. de Broglie sur V Église
(1) Je pourrais encore citer les noms de 11. A. MQcke, de M. Kellerbaaer, de M. Ren-
diUf qui se sont occupés aussi du m6me sujet; mais les trois ourrages que J'ai
placés en tôte de cette étude me semblent suflb^ pour montrer ce que les trayaux
récens ajoutent à nos connaissances sur Julien.
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l'EMPEB£UR JULIIM. 73
el r Empire au iv* siècle. Rappelons seulement qu'il était le neyeu
de Constantin, qu'à la mort de son oncle il échappa par une sorte
de hasard au massacre de sa famille, ordonné sans doute par le
nouvel empereur, Constance, qu'il vécut ensuite près de vingt ans
dans des inquiétudes mortelles, tantôt retenu au fond d'un châ-
teau désert, tantôt interné dans quelqu'une des grandes villes de
l'empire, toujours surveillé et menacé par un prince ombrageux et
faible, qui ne pouvait se résoudre à le tuer, ni se décider à le laisser
vivre. Pour se faire oublier, il se plongea dans l'étude et il y trouva
la consolation de tous ses malheurs. Nommé césar par Constance,
qui n'avait plus d* autre héritier, il fut élevé par ses troupes à la
dignité d'auguste, et périt à trente-deux ans dans une expédition
contre les Perses, après deux ans et demi de règne.
Ce qui frappe d'abord, dans cette courte existence, c'est la faci-
lité avec laquelle Julien sut se plier aux événemens, se transfor-
mer lui-même, devenir propre aux situations diverses où l'éleva
la fortune et donner au monde des spectacles imprévus. Il n'avait
encore vécu que dans les écoles et fréquenté que des sophistes,
quand l'empereur l'envoya commander l'armée des Gaules, qui était
aux prises avec les Germains. Cet ami passionné des livres, qui
voyageait toujours en traînant une bibliothèque après lui, devint
aussitôt un homme d'action. Il s'improvisa soldat; on vit ce philo-
sophe, à peine arrivé dans les camps, s'initier à la manœuvre, dont
il n'avait aucune idée, et, pour commencer par les premiers élé-
mens, apprendre à marcher au pas au son des instrumens qui
jouaient la pyrrhique. Ammien Marcellin raconte que, comme il
éprouvait d'abord quelque peine à y réussir, on l'entendit souvent
invoquer le nom de Platon, ce maître chéri, qu'il regrettait d'avoir
quitté, et dire avec découragement : a Ce n'est pas mon affaire :
on a mis une selle à un bœuf. » Mais ce découragement ne dura
guère ; en quelques jours, l'apprentissage était fini, et quelques
semaines plus tard cet écolier devenu maître remportait des vic-
toires. N'était-ce pas l'instinct d'une race militaire qui se réveillait
tout d'un coup chez le petit-fils de Constance Chlore? On sait qu'en
peu de temps il rendit confiance aux armées, qu'il prit des places
fortes, qu'il gagna des batailles, qu'il chassa les barbares, et qu'on
le regardait, quand il mourut, non pas seulement conmie un de ces
capitaines de génie qui trouvent, en présence de l'ennemi, des in-
spirations heureuses, mais comme un manœuvrier habile qui con-
naît à fond tous les secrets de l'art de la guerre. C'est en combat-
tant qu'il les avait appris. Je ne crois pas que l'histoire offre
beaucoup d'exemples d'une transformation aussi brusque et d'une
aptitude qui se soit si vite révélée.
Si l'on avait été fort étonné de voir cet élève des sophistes de^^tvvc
uiyiiizeu uy ■v^jOv^VJ Iv^
7&t REVUS DES BSn MONDES.
tout d'un coup un grand général, on le fat bien davantage quand
on apprit que le jeune prince, qui venait de célébrer^ dans une
église de Vienne, les fêtes de TÉpiphanie, rouvrait les temples,
immoMt des victimes et se déclarait ouvertement païen. Cette
sorte de coup de théâtre causa partout une émotion qu'il est facile
de comprendre. C'était un spectacle rare que de voir le paganisme
faire des conquêtes. On restait pi^en par indifférence et par habi-
tude, mais on ne le devenait plus. L'ancien culte gardait des par-
tisans parmi ces conservateurs obstinés qui ne veulent pas renon-
cer aux traditions antiques ; il n'en gagnait guère de nouveaux. On
fut donc très surpris qu'un homme qui avait reçu le baptême, et
dont le père était un chrétien fervent, revint ainsi avec fracas à
l'ancienne religion, et ce qui ajoutait à la surprise, c'est que cet
homme était un prince, le propre neveu de celui qui avait placé
le christianisme sur le trône des Césars. — Quelle était donc la
cause de ce changement inattendu ; et pouvons-nous, à la distance
où nous sommes, nous rendre compte de raisons qui déterminèrent,
en cette circonstance, la conduite de Julien?
Comme il fit précisément cet éclat au moment où il allait com-
battre Constance et où il marchait à la conquête de l'empire, la
première pensée qui vienne à l'esprit, c'est qu'il avait quelque
intérêt à le faire et qu'il voulait attirer à lui ce qui restait de païens.
Beaucoup d'historiens pensent que Constantin n*avait pas d'autre
motif, quani il se fit chrétien, que de se mettre à la tête d'un parti
puissant qui l'aidât à vaincre Maxence, et Libanius nous dit en pro-
pres termes « qu'il ne changea de Dieu que parce qu'il espérait en
tirer quelque profit. » Je ne crois pas qu'on puisse le dire de Julien.
Il me semble qu'un prétendant à l'empire courait alors beaucoup
plus de risques en soulevant les chrétiens contre lui qu'il ne trou-
vait d'avantage à gagner la faveur de leurs adversaires. Les pwens
sans doute étaient encore fort nombreux; mais ils avaient montré,
depuis Constantin, qu'ils étaient résignés à tout et peu disposés à
des résistances vigoureuses. La jeunesse, Tardeur, l'énergie, l'es-
poir du succès, l'assurance de l'avenir, toutes ces forces qui pous-
sent aux grandes entreprises et les font réussir, n'étaient plus de
leur côté. Ils se sentaient blessés au cœur, et leurs prêtres eux-
mêmes, si l'on en croit Eunape, annonçaient que les temples allaient
disparaître, a que les sanctuaires les plus vénérables seraient bien-
tôt changés en un amas domines que rongerait le ténébreux oubli,
tyran fantastique et odieux, auquel sont soumises les plus belles
choses de la terre (1). » Il n'y avait donc pas à compter sur un
(1) Je citerai, en général, les YUs des philosophes et des sophistes, d'Eanape,
d'après la traduction qn'en a donnée H. Stéphane de RonyiHe (Paris, RoaqaettB^r^^^
J
f.'BlIPfiBfiC7R JULIEN. 75
culte qui s'atyanckniDsH lai-même, qiri prédisait et acceptait sa tfin
prochaïDe, et ce n'était guère la peine de se ménager l'appui de
gens courbés sons les outrages dont on les accablait depuis cin-
quante ans et qui les supportaient sans réYokCé La seule politiqtie
adroite pour combattre Gonstasice, qui avait fatigué tous les partis
de tracasseries inutiles, c'était d'annoncer une large tolérance dont
personne ne serait exclu. Les païens, accoutumés à voir un chré-
tien sur le trône, ne songeaient plus à reconquérir l'empire; ils ne
demandaient que la permission d'adorer leurs dieux en liberté, et
en leur accordant ce droit on était certain de les satisfaire. Au ^x>n-
traire, les chrétiens, qui se croyaient sûrs d'une victoire définitive,
ne pouvaient supporter sans un mécompte amer et une violente
colère de retomber sous le joug d'un prince païen. Ce n'était donc
pas un bon calcul pour Julien d'étaler comme il le fit sa nouvelle
croyance, et Ton peut assurer qu'il avait beaucoup à y perdre et
rien à y ga^er. Mais il n'agissait pas par calcul; c'était la convic-
tion seule, une conviction profonde et passionnée, qui le poussait
à déserter la religion de sa famille, et l'ardeur même de sa foi nous
est un garant de sa sincérité. S'il est vrai que sa conversion n'ait
pas été le résultat de vues ambitieuses ou de nécessités politiques,
comme celle de Henri IV, il ne suffit pas, pour savoir comment elle
se fit et les causes qui l'ont amenée, d'étudier les événements dont
l'empire fut alors le théâtre. Il faut pénétrer dans la conscience du
jeune prince et tâcher d'y découvrir les crises qu'elle a traversées
pour passer d'une croyance à l'autre. Ce sont des secrets qu'un
homme emporte le plus souvent avec lui et qu'après des siècles il
est presque impossible de bien savoir. Ici pourtant nous sommes
plus heureux qu'à l'ordinaire; si nous ne connaissons pas tout à
fait cette histoire intime et cachée, grâce au témoignage des amis
de Julien, et surtout aux confidences qu'il laisse quelquefois échap-
per dans ses ouvrages, nous pouvons en deviner quelqne chose (t).
Ammien Uarcellin, qui l'a bien connu, nous dit que, dès ses pre-
mières années, il se^sentit attiré vers le culte des dieux (2). Nous
(1) Pour les oavrages de Julien, Je renvoie aa texte qae vient d'en publier M. Hert •
lein. Je me sera d'ordinaire de la traduction qu'en a pabliéo M. Talbot.
(2) U est vrai que libanius semble dire le contraire. Dans un de ses discours à
Julien, il loi rappelle le temps de son arrivée à Nicomédie, et comment il y trouva
quelques païens obstinés qui pratiquaient en secret l'art divinatoire. « C'est alors, lui
dit-U, que, gagné par les oracles, vous avez renoncé à votre haine violente contre les
dieux. 9 n détestait donc les dieux avant de venir à Nicomédie. Je remarque pour^
tant qu'à cette m6me époque on Ini faisait solennellement promettre de ne pas voir
Ubanius, ce qui prouve qu'on trouvait sa foi mal afTerraie et qu'on craignait que la
parole d'un rhéteur habile ne pût l'ébranler. Saint Grégoire de Naziaoze rapporte que,
pendant sa Jeunesse, dans ses discussions avec son frère, qui était ^ un grand dévot,
Julien prenait toujours le parti des païens. C'était, prétendait-il, pour s'exercer à phider
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70 BETDE D£8 DEUX MONDES.
savons que le spectacle de la nature et surtout la contemplation du
ciel lui a toujours causé les plus vives émotions. C'est de là peut-
être que lui vint cette sympathie secrète pour la religion qui a le
mieux compris la nature et qui en adore les phénomènes et les
forces divinisées, r Dès mon enfance, nous dit-il, je fus pris d'un
amour violent pour les rayons de l'astre divin. Tout jeune, j'éle-
vais mon esprit vers la lumière éthérée; et non-seulement je dési-
rais fixer sur elle mes regards pendant le jour, mais la nuit même,
par un ciel serein et pur, je quittais tout pour aller admirer les
beautés célestes; absorbé dans cette contemplation, je n'écoutais pas
ceux qui me parlaient et je perdais conscience de moi-même. » On
reconnaît, à ces paroles émues, celui qui plus tard devait s'appeler
lui-même « le serviteur du Roi-Soleil. » Je ne doute pas que ces
premiers germes n'aient été cultivés en lui de bonne heure par
quelqu'un de ceux qui l'approchaient. Parmi les gens qui vivaient
alors dans la domesticité des grandes familles chrétiennes, il devait
s'en trouver plus d'un qui, sans qu'on le sût, était resté païen et
qui essayait de faire naître le regret de l'ancienne religion dans
les cœurs qu'il voyait mal disposés pour la nouvelle. On a beau-
coup remarqué la tendresse avec laquelle Julien parle de Mardo-
nius, son premier maître : c'était un eunuque qui, après avoir élevé
sa mère, fut mis près de lui dès son enfance et qui lui apprit à
comprendre et à aimer les poètes grecs. Il est probable qu'en lui
faisant lire F Iliade et V Odyssée^ il lui donna le goût des fictions
charmantes dont ces beaux poèmes sont remplis et des dieux qui
en sont les héros ordinaires. Sa jeune imagination s'habitua dès
lors à les fréquenter, et ils devinrent les premiers compagnons, les
plus chers confidens de son enfance solitaire et persécutée.
Quand il eut grandi et (ju'on lui laissa suivre les cours des pro-
fesseurs en renom, il trouva partout autour de lui un préjugé puis-
sant que partageaient ses maîtres et ses camarades , et auquel il
ne pouvait pas échapper : c'était, chez tous les élèves des sophistes,
une sorte d'enivrement pour la gloire de leur pays, un sentiment
profond de la supériorité de la race hellénique, qui se manifestait
par le mépris de toutes les autres. Rome a vaincu la Grèce, mais
elle n'a jamais pu la dominer. Comme elle lui était inférieure
par l'esprit, elle n'est pas parvenue à lui imposer sa civilisation et
sa langue. Il y a toujours eu, dans ce vaste empire soumis au même
les causes difficiles. En réalité, répond saint Grégoire, il cherchait déjà des armes
contre la vérité. Je suis donc tenté de croire que Libanias, suivant ses habitudes de
rbètear, a ici forcé les expressions, et qne, fier de la conquête de cette jenneàme,ll a
voulu rendre la victoire du paganisme plus difficile pour la rendre plus belle. Il est
probable qa^Ammien Marcellin a raison et que, bien avant le voyage à Nicomédie,
Julien n'était qu'un chrétien assez tiède.
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L'£MP£R£UR JUUEN. 77
maître et gouverné par la même administration , deux mondes sépa-
rés qui vivaient d'une vie distincte. Jusqu'à la fin de la république,
la résistance de l'Orient à l'esprit romain fut humble et discrète;
mais, depuis Auguste, on le voit s'enhardir et profiter peu à peu
des complaisances et des égards que l'autorité témoigne pour les
provinces. Vers l'époque des Ântonins , la Grèce avait tout à fait
repris sa confiance en elle-même et elle osait parler légèrement de
ses vainqueurs. C'est surtout dans le Nigrinus de Lucien que se
montre cette attitude nouvelle ; Rome y est fort maltraitée, c'est le
pays de la flatterie et de la servitude, c'est le rendez-vous de tous
les vices, c'est le séjour qui convient à ceux qui n'ont jamais goûté
l'indépendance, qui ne connaissent pas la franchise, dont le cœur
est rempli d'imposture, de fourberies et de mensonges. Long-
temps les Romains ont dit « un Grec » pour désigner un débauché;
chez Lucien et ses successeurs, a un Grec » signifie un honnête
homme, et quand Libanius veut complimenter quelqu'un de sa
générosité, de sa sagesse, de sa vertu, il lui dit « qu'il se conduit
comme un Grec. » Les rôles dès lors sont changés : c'est Rome qui
caresse et qui flatte, c'est la Grèce qui prend des airs arrogans.
Tandis que les Orientaux ignorent en général le latin, les Romains
se piquent de parler et d'écrire la langue d'Homère et de Démo-
sthène. A partir d'Hadrien, les empereurs se font à demi Grecs; ils
le deviennent tout à fait avec Constantin. Pendant plus de cinquante
ans, le centre de l'empire est placé sur le Bosphore et Constan-
tinople domine Rome. A ce moment, qui nous parait triste et sombre,
l'activité littéraire de la Gièce semble se réveiller; elle reprend
cette force de propagande et de conquête qui a fait sa gloire sous
Alexandre et attire de plus en plus à elle l'extrême Orient. Elle
achève de civiliser la Batanée, l'Auranite, la Nabatène, qui plus
tard sont redevenues des déserts. Depuis longtemps, l'Egypte lui
envoie des orateurs et des poètes. Les Arabes se pressent dans
ses écoles, ils viennent apprendre la jurisprudence à Beryte et l'élo-
quence à Antioche. La Perse elle-même est entamée, et Eunape nous
raconte tout au long que le terrible Sapor reçut un jour, avec une
admiration profonde, l'ambassade d'un sophiste et se laissa char-
mer par ses beaux discours. 11 faut avouer, que ce spectacle était
fait pour causer quelque illusion aux Grecs et qu'ils avaient alors
beaucoup de raisons d'être fiers de leur pays.
Cette fierté, personne*peut-être ne l'a plus éprouvée que Julien.
Libanius lui disait dans une de ses harangues solennelles : « Son-
gez que vous êtes Grec et que vous commandez à des Grecs; » il
n'avait pas besoin qu'on l'enfu souvenir. On peut dire que cette
idée n'a jamais quitté son esprit et qu'elle a été la règle de toutes
ses actions. Rien n'est plus frappant, quand on lit ses œuvres, que
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78 BETUB DBS DiEUX MOICDES*
de voir combien l'Occident tient peu de place dans ses préoccupa-
tions. Borne, quoiqu'il en parle toujours avec respect» n'est pas
véritablement sa patrie. 11 ne Ta jamais visitée et n'en exprime
nulle part le regret. Âmmien Harcellin nous dit « qu'il ne parlait
le latin que d'une manière suffisante, » tandis qu'en grec il est un
des meilleurs écrivains de son temps. La littérature latine semble
ne pas exister pour lui. 11 n'a jamais prononcé le nom de Gicéron
ou de Virgile; on dirait qu'il ne les connaissait pas. Au contraire,
il est familier avec Platon et cite Homère presque à chaque page.
11 u'a aucun souci de respecter les vieux préjugés des Romains et
soutient sans hésiter « que si Alexandre avait eu Rome à combattre,
il lui aurait bien tenu tète. ». Mais quand il dit : « Nous autres
Grecs )> ou qu'il parle de a son Athènes bien-aimée, » on sent qu'il
se redresse avec orgueil dans sa petite taille. De ce passé glorieux
de la Grèce, il ne veut rien laisser perdre; tous les souvenirs lui en
sont chers, sa religion surtout, qui tient tant de place dans son his-
toire et qui a inspiré ses plus grands écrivains. 11 s'y attache d'abord,
et avant tout examen, par fierté nationale. Quand il veut montrer
qu'elle doit être supérieure à celle des chrétiens, il lui parait suffi-
sant de rappeler que c'est la religion de la Grèce, et que l'autre
est sortie d'un canton obscur de la Palestine; pour indiquer par un
seul mot cette différence d'origine qui les sépare et qui les juge,
il affecte, dans toute sa polémique, d'appeler les chrétiens a des
galiléens , » tandis qu'il donne toujours à l'ancien culte le nom
« d'hellénisme. »
L'hellénisme, nom glorieux entre tous, que Julien dut être heu-
reux d'inventer et sur lequel il comptait sans doute, comme sur un
talisman, pour assurer le succès de son œuvre I Je crois pourtant
qu'il y avait quelque péril à s'en servir. Ce nom désignait la reli-
gion du plus illustre de tous les peuples, mais c'était celle d'un
seul pays. Julien montrait en s'en sei*vant qu'il n'entendait pas sor-
tir du cercle étroit des religions locales; il laissait aux chrétiens
l'avantage de ce Dieu unique et universel qui veille sur toutes les
nations sans distinction et sans préférence, qui reconstitue au
milieu de la division et de l'éparpillement des peuples la notion
de l'humanité; il courait surtout le risque de désintéresser de ses
réformes religieuses tous ceux qui n'avaient pas le bonheur d'être
Grecs. On le vit bien à l'indifférence singulière avec laquelle l'Oc-
cident accueillit la tentative de Julien. 11 y avait encore beaucoup
de païens en Italie; le sénat de Rome surtout passait pour une'des
citadelles de l'ancien culte. Il ne parait pas pourtant qu'il ait donné
aucun encouragement à l'empereur et qu'il se soit associé à son
(Dtreprise. Les villes italiennes, quoique païennes en partie, sem-
blent assister froidement à ce dtiiiier tMlori du paganisme. L'his-
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l'empebbur joubn. 70
toire De dit pas que chez elles il ait soulevé ces passions et amené
ces luttes* qui ensanglantërent l'Asie. N'est-il pas probable qu'elles
ont pensé que la réforme de Julien conœmait surtout l'Orient et
ne les touchait guère? C'est ainsi que ce grand nom d'hellénisme,
dont il ét^t si fier, ne l'a pas autant servi qu'il le croyait. II le
regardait comme une force invincible qui devait lui donner la vic-
toire; peut-être a-t-il été un des motifs de sa défaite.
Ce préjugé d'oi^eil national régnait surtout dans les écoles,
et c'étaient les écoles mêmes qui lui avaient donné l'occasion de
naître. Les Grecs étaient très fiers de l'enseignement qu'y recevait
la jeunesse; ils lui attribuaient leur supériorité sur le reste du
monde : aussi éprouvaient-ils une très grande reconnaissance et
une très vive admiration pour les maîtres qui apprenaient à leurs
enfans cet art de bien parler qui semblait l'art grec par excel-
lence. Nous sommes sévères aujourd'hui pour ces exercices d'é-
cole, et il ne nous semble pas qu'il y eût tant de gloire à y
réussir. Peut-être serions-nous moins prompts à les mépriser, si
nous songions qu'ils ont été le dernier éclat d'une civilisation bril-
lante et qu'ils ont donné à un grand peuple ses dernières joies litté-
raires. Libanius soutient que c'est par la rhétorique seule que la
Grèce se distingue des autres nations. « Si le talent de la parole se
perdait diez nous, disait-il, nous deviendrions semblables aux bar-
bares. » Julien va plus loin encore; il attribue aux leçons des maî-
tres de rhétorique et de philosophie, à la lecture des grands écri-
vains de la Grèce, des effets merveilleux sur l'âme, et affirme « que
ces études sont indispensables pour donner le courage, la sagesse,
la vertu, n II dit aux chrétiens avec une imperturbable assurance :
« Si les jeunes gens que vous appliquez à la lecture de vos livres
sacrés arrivés à l'âge d'homme valent mieux que des esclaves, je
consens à passer pour un maniaque et un insensé, tandis que chez
nous, avec notre enseignement, tout homme, à moins d'avoir une
nature entièrement mauvaise, devient nécessairement meilleur. »
Ce qui est plus surprenant, c'est qu'au fond les chrétiens pensaient
comme lui, et nous verrons plus tard qu'ils n'imaginaient pas qu'on
pût se passer de l'éducation qui se donnait dans les écoles.
Cependant cette éducation était restée toute païenne, et c'est dans
les écoles, par l'influence des maîtres, qui presque tous pratiquaient
encore l'ancien culte, que s'est achevée la conversion de Julien. Ces
maîtres, nous leur donnons à tous le même nom, celui de sophistes :
c'est ainsi qu'on appelle ordinairement Libanius etThémistius, aussi
bien qu'iEdésius, Chrysanthe, Maxime d'Éphèse, et il est certain
que, quelle que soit la matière qu'ils enseignent, au premier abord
ils ne paraissent guère différer les uns des autres : tous cultivent
la rhétorique et se piquent d'être de beaux parleurs. Eunape, à pro-
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SO AEYUE DES DEUX MONDES.
pos d'un philosophe célèbre, nous dit que <c sa parole exerçait une
séduction yoisine de la magie, que la douceur, la suavité, florissaient
dans ses discours, qu'elles se répandaient avec tant de grâce que
ceux qui écoutaient sa voix, s'abandonnant eux-mêmes comme s'ils
eussent goûté la fleur du lotus, restaient suspendus à ses lèvres. »
Mais si ce souci de l'éloquence, qui leur est commun, et le goût
qu'ils ont tous d'en donner des représentations publiques, où leurs
disciples et leurs amis sont appelés à les applaudir, peut les faire
confondre, en regardant de plus près, on aperçoit entre eux des
diiïérences importantes : il y a ceux qui ne sortent pas de l'ensei-
gnement de la rhétorique proprement dite, et ceux qui y joignent
l'étude de la philosophie. Ce qui est surtout curieux, c'est que,
païens les uns et les autres, ils ne le sont pas tout à fait de la même
façon. Libanius peut être regardé comme le meilleur représentant
du premier groupe. C'est assurément un païen convaincu, qui fré-
quente les temples, qui fait des sacrifices, qui consulte Esculape
sur ses maladies et se recommande aux prières des hiérophantes. 11
gémit doucement quand le culte qu'il préfère est persécuté, et, quoi-
que de sa nature il soit timide et soumis, il a Taudaced'en prendre
la défense. Lorsque ce culte triomphe avec Julien, sa joie éclate et
déborde. « Nous voilà, dit-il, vraiment rendus à la vie; un souffle
do bonheur court par toute la terre, maintenant qu'un Dieu véri-
table, sous l'apparence d'un homme, gouverne le monde, que les
feux se rallument sur les autels, que l'air est purifié par la fumée
des sacrifices I » Mais cette religion qu'il aime, qu'il célèbre, qu'il
est si heureux de voir renaître, c'est l'ancienne, c'est la religion
calme, sage, officielle dont les cités grecques se sont contentées
pendant tant de siècles; il la conserve pieusement en souvenir du
passé et n'éprouve pas le besoin d'y rien changer. Les philosophes
au contraire y ajoutent beaucoup de nouveautés. Porphyre et Jam-
blique faisaient des miracles; leurs disciples sont des iHuminés,
qui ne se contentent plus de prier les dieux en employant les for-
mules verbeuses des anciens rituels et qui veulent communiquer
directement avec eux par l'extase. On raconte d'eux des prodiges
étranges. « On dit que, quand ils prient, ils semblent s'élever du
sol à plus de dix coudées, et que leurs corps, comme leurs vote-
mens, prennent une éclatante couleur d'or. » Ils invoquent fami-
lièrement les démons et les génies et les forcent à leur appa-
raître. Ils pratiquent surtout la divination sous toutes ses formes,
et c'est la principale raison de leur succès, car jamais on n'a sou-
haité plus passionnément de lire dans l'avenir. Malgré les défenses
terribles de la loi, tout le monde veut connaître sa destinée ; les
supplices dont on punit les devins et ceux qui les consultent ne font
qu'en accroître le nombre. Voilà ce qui attire dans les écoles de
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l'empereur julien. 81
ces sophistes, qui sont à la fois des philosophes, des "magiciens et
des prophètes, toutes les imaginations malades, avides d'inconnu,
éprises de divin, comme il s'en trouve tant dans les grandes crises
religieuses. Ceux qui s'y pressent ne sont pas des disciples ordi-
naires, qui viennent écouter avec recueillement les leçons d'un
mattre; ce sont des dévots, des fanatiques dont il faut satisfaire
à tout prix les ardeurs emportées. Eunape raconte qu'un de ces
sages s'étant un jour enfui dans une solitude, a ses élfeves le sui-
virent à la piste et, hurlant comme des chiens devant sa porte, ils
le menacèrent de le déchirer s'il persistait à garder sa science pour
les montagnes, les arbres et les rochers. »
Julien a fréquenté successivement ces deux classes de sophistes.
Ce furent les rhéteurs qui l'attirèrent d'abord. Quand on l'envoya
étudier à Nicomédie, on lui fit promettre de ne pas suivre les cours
de Libanius, dont l'enseignement semblait dangereux pour un
chrétien. C'était précisément celui qu'il souhaitait le plus entendre,
et il est probable que la défense qu'on lui faisait rendait encore son
désir plus vif. Il tint pourtant sa promesse, mais s'il n'assistait pas
de sa personne aux leçons du célèbre rhéteur, il envoyait des gens
pour les recueillir et les lisait avec passioa, quand il était seul.
Aussi Libanius se regardait-il comme un des maîtres de Julien, et il
pouvait se rendre ce témoignage qu'il lui avait enseigné bien autre
chose que l'art de parler : on ne peut guère douter que ses discours
tout pleins de paganisme n'aient souvent réveillé, dans cette âme
pieuse et ouverte aux impressions du passé, le souvenir et le regret
de l'ancien culte. Libanius avait donc raison de lui dire plus tard :
<f C'est la rhétorique qui vous a ramené au respect des dieux. » Mais
la rhétorique ne pouvait pas longtemps lui suffire. Après avoir fré-
quenté les rhéteurs, il souhaita connaître les philosophes « et s'ei^i-
vrer auprès d'eux à satiété de toute sagesse et de toute science. *
Eunape raconte qu'il s'adressa d'abord au vieil iEdésius, le chef de
l'école. Mais iEdésius, que l'âge rendait prudent, craignit de se
compromettre en lui révélant des connaissances suspectes et le
renvoya à ses disciples. Julien, que tous ces retards ne faisaient
qu'enflammer davantage, alla chercher jusqu'à Éphèse le plus cé-
lèbre d'entre eux, Maxime, et se mit sous sa direction. C'est de lui
qu'il apprit toute la doctrine secrète des néo-platoniciens, l'art de
connaître l'avenir et de se rapprocher des dieux par la prière et
l'extase. Quand Maxime le vit sous le charme, pour achever de le
conquérir, il adressa « l'enfant chéri de la philosophie, » comme on
l'appelait, à l'hiérophante d'Eleusis, qui l'initia à ses mystères. —
Ce fut comme le baptême de nouveau converti.
Voilà ce que nous savons de la manière dont s'est accomplie la
loin IL. ~ 1880. 6
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82 REYUE DES DEUX MORDES.
conversion de Julien. Ce ne fut pas un de ces coups subits qui^ en un
moment, changent un homme; elle se fit lentement, peu à peu, et
nous pouvons rétablir presque tous les degrés par lesquels il est
revenu à l'ancienne religion.. On nous dît, et nous n'avons pas de
peine à le croire, qu'il a toujours eu pour elle, au fond du cœur, une
préférence instinctive; son orgueil de Grec le disposait à croire que
les dieux que la Grèce avait si longtemps servis étaient les véri-
tables. Il fut encore rapproché d'eux par l'éducation qu'il reçut
dans les écoles, l'étude de la rhétorique, la lecture des livres où
ils tenaient tant de place ; mais tout le monde s'accorde à recon-
naître que ce furent les leçons des philosophes qui achevèrent de
le décider. On doit en conclure que leur enseignement répondait à
quelque besoin de son âme que le christianisme n'avait pas pu
contenter. Cet enseignement, nous l'avons vu, ne se composait pas
seulement d'une métaphysique hardie, d'un mélange de raisonne-
mens subtils et de rêveries audacieuses qui donnent le vertige à
l'esprit; il prétendait fournir le moyen de communiquer avec la
divinité, d'aller vers elle ou de l'attirer à soi, d'entendre sa voix
dans les songes ou dans les oracles, et de savoir d'elle-même sa
nature et ses desseins. Voilà ce que Julien ne trouvait pas au même
degré dans la religion des chrétiens. Quelque part qu'elle ait voulu
faire aux surexcitations de la dévotion, il y a toujours eu des âmes
à qui son dogmatisme a paru froid et qui n'ont pas pu se passer
du charme des révélations et des extases. De là sont nées ces sectes
mystiques que l'église a tantôt tolérées avec méfiance, tantôt re-
poussées sévèrement de son sein. C'est le même besoin qui a jeté
Julien dans les bras de Maxime d'Éphèse et de ses amis. On se
trompe souvent sur les motifs de sa conversion; on la regarde comme
une sorte de révolte du bon sens contre les excès de la supersti-
tion ; c'est une profonde erreur : il y avait certainement plus de
croyances et de pratiques superstitieuses dans la doctrine qu'il
adoptait que dans celle qu'il a quittée, et, s'il a changé de foi, ce
n'est pas en haine du surnaturel, c'est qu'au contraire il ne trou-
vait pas assez de surnaturel à son gré dans le christianisme.
II.
Julien a dit quelque part « qu'il a été chrétien jusqu'à vingt
ans. » On a vu qu'il ne faut pas prendre ces mots à la lettre. Chré-
tien fervent et sincère, il est bien probable qu'il ne l'a guère été ;
mais il faisait au moins profession de l'être. Il avait, pendant vingt
ans, vécu parmi les fidèles, fréquenté les églises, lu les livres sacrés,
écouté l'enseignement des évoques, lorsqu'il fut tout à fait conquis
par le paganisme.
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L'SMPBBEim JOUEir, &S
C'est ce qui précisément a causé à quelques bons esprits une
surprise profonde : on s'est demandé comment une âme si hon-
nête, si élevée, si religieuse, avait pu traverser le christianisme
sans être jamais frappée de ce qu'il y a de grand et de pur dans
sa doctrine. D'où peut venir que, l'ayant connu de près et pratiqué
pendant plus de la moitié de sa vie, non^seulement il lui a préféré
une religion décrépite, mais qu'il n'a conservé pour lui qu'un impla-
cable mépris? Ce qui est surtout incroyable, ce qui montre le plus
bizarre aveuglement, c'est qu'il ait tout à fait méconnu sa supé*
riorité morale, qu'il ne le trouve bon « qu'à faire des âmes d'es-
claves, )> et qu'il affirme avec la plus singulière assurance « que
jamais aucun homme ne saurait devenir, chez les chrétiens, coura-
geux et honnête. » On s'explique pourtant un peu ces assertions
étranges quand on songe aux spectacles que Julien avait sous les
yeux et dont il devait être plus frappé que personne. Depuis la
victoire du christianisme, les mœurs publiques n'étaient pas deve-
nues beaucoup meilleures. On n'en est pas fort surpris quand on
songe que l'humanité, prise dans son ensemble, ne change guère,
que le bien et le mal s'y mêlent toujours dans des proportions à
peu près semblables, et qu'aucune doctrine, si pure, si élevée
qu'elle soit, n'aura jamais assez de force poui rendre tous les
hommes parfaits. Mais les chrétiens avaient souvent annoncé que,
quand leur religion arriverait à triompher des autres, le monde
serait renouvelé. Elle avait remporté la victoire, et le monde était
toujours le même. Ne venait-on pas de voir Constantin, le prince
qui avait mis le christianisme sur le trône, assassiner successive-
ment son beau-père, son beau-frère, sa femme ;et son iils? A quoi
lui servait donc de bâtir des églises, de s'entourer d'évèques, de
présider des conciles, s'il se conduisait comme PTéron? Et plus
récemment encore, l'avènement de Constance n'avait-il pas été
ensanglanté par le massacre de presque tout ce qui restait de sa
famille? Les grandes espérances, quand elles ne se réalisent pas,
amènent de grands découragemens, et il est probable que beau-
coup de ceux qui comptaient le plus sur le retour de l'âge d'or.,
voyant que rien n'était changé et que les princes chrétiens sui-
vaient l'exemple des autres, furent tentés d'accuser le christianisme
d'impuissance. C'est l'impression que Julien a recueillie et qu'il
exprime. Peut-être aussi le caractère de ceux qui furent chargés
de lui apprendre la doctrine de l'église n'était-il pas de nature à
le bien disposer pour elle. M. Naville fait remarquer que c'étaient
des évêques ariens, hommes de cour, plus occupés d'intrigues poli-
tiques que riches de vertu, et qui lui donnèrent sans doute une mau-
vaise idée de l'éducation chrétienne. Mais ce qui, dès ses pre- i
mières années, a du l'éloigner plusque tout le reste du christianisme
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8& REYUE DES DEUX MONDES.
et l'empêcher de le comprendre, c'est qu'il était la religion de ses
persécuteurs. On le forçait surtout à. la pratiquer, parce qu'on
espérait qu'étant chrétien plus fidèle, il serait sujet plus soumis*
On la lui imposait comme une discipline, il l'accepta comme un
châtiment. Il savait bien d'ailleurs que, parmi ceux qui la lui
enseignaient, il y en avait qui étaient chargés de surveiller ses
actions et de pénétrer dans ses pensées pour en instruire l'empe-
reur. Ils lui semblaient moins être des professeurs que des espions
et des geôliers, et la haine qu'il ressentait pour eux s'étendit à leur
doctrine. Il ne prétait guère à leurs leçons qu'une oreille malveil-
lante. Il raconte qu'il prenait plaisir à les troubler de ses objec-
tions et qu'il avait la générosité de leur fournir des argumens
quand ils étaient embarrassés pour répondre. Ils le félicitaient sans
doute quand ils le voyaient plongé dans la lecture de leurs livres
saints ; ils ne savaient pas qu'il ne les étudiait que pour les com-
battre, et qu'il préparait ainsi sous leurs yeux, et peut-être avec
leur aide, sa grande réfutation du christianisme.
Ainsi la principale raison qu'il avait pour détester cette doctrine
qui lui était imposée par le meurtrier de sa famille, c'est qu'elle
représentait pour lui la servitude. L'autre, au contraire, lui sem-
blait être la liberté. Il secouait le joug, il reprenait possession de
lui-même, il croyait échapper à ses tyrans en reniant leur foi. Dès
lors le christianisme se confondit pour lui avec le souvenir des
plus tristes années de sa jeunesse, et il se rappela toujours qu'au
milieu de ses humiliations et de ses misères le paganisme lui était
apparu comme une consolation et une délivrance. C'est ce qui
explique qu'il l'ait embrassé avec tant d'ardeur. Libanius raconte
qu'il pleurait quand il entendait dire que les temples étaient ren-
versés, les prêtres proscrits, les biens des dieux distribués à des
eunuques ou à des courtisanes ; il nous le montre heureux d'immoler
des victimes sur ces autels délaissés n et qui avaient soif de sang.»
Quelques amis étaient seuls confidens de ses croyances nouvelles
et assistaient à ses sacrifices ; cependant le bruit s'en était répandu
au dehors, « parmi ceux qui cultivaient les muses et qui adoraient
encore les dieux. » Ils venaient voir le jeune prince, s'entretenaient
avec lui quand il était seul, et, séduits par sa piété et par sa
sagesse, ils priaient les dieux de le garder pour le bonheur de l'em-
pire. Ces communications discrètes, cet air de conspiration et de
mystère, le charme du secret, l'attrait du péril, le plaisir de braver
des maîtres ombrageux et de résister à leurs ordres, tout rattachait
Julien au culte persécuté, et il attendait avec impatience, il appe-
lait de tous ses vœux le jour où il pourrait le pratiquer en liberté
et lui rendre les honneurs qu'il avait perdus.
Ce jour se fit attendre dix ans entiers. Pendant dix longues
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l'£MPEB£UB JUUEN. S5
années, pleines de terreurs et de tristesses, il lui fallut tromper le
monde, mentir à sa conscience, pratiquer un culte qu'il détestait,
et même, pour désarmer tout à fait les inquiétudes de Constance,
entrer dans les ordres inférieurs de la hiérarchie sacerdotale et
lire au peuple les livres sacrés dans les églises. Il est vraiment
difficile de comprendre qu'un jeune homme si ardent, si convaincu
ait été capable d'une si longue dissimulation. On la lui a quelque-
fois reprochée, ce qui me semble bien injuste, quand on sait sous
quelle sévère tutelle il passait sa vie, et que, s'il avait ajouté au
crime impardonnable d*ètre neveu de Constantin la faute de déser-
ter le culte de sa famille, il était perdu. Il lui fallut donc dissi-
muler pour vivre, et si cette hypocrisie nous déplaît, n'oublions
pas qu'il y était condamné sous peine de mort, et qu'il faut moins
la reprocher au jeune prince qui s'y résigna qu'à ceux qui la lui
rendaient nécessaire.
Devenu césar et chef de l'armée des Gaules, il ne fut pas beau-
coup plus libre. L'empereur, même éloigné, continuait à peser sur
lui. Il le surveillait toujours avec méfiance et s'empressa de rap-
peler son préfet Salluste, quand il s'aperçut qu'ils s'entendaient
trop bien ensemble. Julien, qui le vit partir tristement, lui adressa
une lettre que nous avons conservée et qui est un de ses meilleurs
ouvrages. Sans qu'il se plaigne ouvertement de l'empereur, on y
sent une secrète amertume; tout y fait soupçonner sa foi nouvelle,
quoique rien ne la trahisse : on devine aisément que Salluste la
partageait, qu'il était un de ces amis sûrs qui priaient avec lui le
Roi-Soleil ou la Mère des dieux, et auxquels il confiait ses projets
pour la restauration de l'ande^n culte. La fio, pleine de tendresse
et de gravité, nous attache à ce jeune prince, qui aimait si vive-
ment ses amis, et qui, selon le mot d'Antonin, tout césar qu'il était,
savait être homme avec eux. a Pour toi, lui dit-il, car il est temps
que je t'adresse des paroles d'adieu, puisse la divinité propice te
guider partout où doivent aller tes pas! que le dieu des hôtes t")
fasse accueil, que le dieu des amis te ménage partout la bienveil-
lance I qu'il aplanisse la route par terre, et, si tu dois naviguer,
qu'il abaisse les flots devant toi! Sois chéri, sois honoré de tbus!
que la joie accueille ton arrivée, que les regrets accompagnent ton
départ! »
On éprouve beaucoup moins de plaisir à lire les panégyriques
qu'il a composés vers la même époque pour l'empereur Constance
et l'impératrice^Eusébie. Ils sont pourtant, quand on les regarde de
près, bien plus curieux que la consolation à Salluste. On y trouve
sans doute des éloges fort hyperboliques et qui ne pouvaient pas
être sincères; mais Julien a soin de nous prévenir qu'un des privi-
lèges du genre, c'est qu'il y est permis de mentir, « Ce n'est pas
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86 BBTUE DES DBUX MONDES.
une honte pour l'orateur cpe de donner de fausses louanges à )des
gens qui il' en méritent aufcune. On dit, au oontraire, qu'il a tîré m
bon parti de son art, quand sa parole a su grandir oe qui est petit,
rapetisser ce qui est grand, et, pour tout dire en un mot, opposer
à la nature des choses la force de son éloquence. » Nous voilà pré-
venus, et c^est notre faute si nous ajoutons quelque foi à ces hyper-
boles officielles. Laissons donc de cOté tous ces mensonges poai -
peux, qui se trahissent par leur exagération môme ; ce qui mérâle
de nous arrêter, ce qui est véritablement étrange et inattendu dams
ces panégyriques, c'est la liberté avec laquelle Julien y touche à
des sujets religieux et laisse voir ses opinions véritables, qu'il
cachait ailleurs avec tant de soin. On ne peut Taccuser ici d*ôtre imi
hypocrite; aucune allusion n'y est faite aux doctrines chrétiennes,
rien n'y révèle le prince qui fréquentait les églises et qui avait Ûl
au peuple les livres saints. Il y est partout question de Platon et
d'Homère, jamais de l'Évangile. Lies sages de la Grèce tiennent la
place que devraient occuper les docteurs de l'église; c'est Plalcm
seul que l'auteur nous cite, quand il veut prouver « que l'homme
doit tendre à s'élever vers le ciel, d'où il descend; » pour établir
« qu'il vaut mieux pardonner une injure que de se venger, » il ne
s'appuie que sur une maxime de Pittacus. Dans ce discours des-
tiné à louer un prince chrétien, les vieux récits de la mythologie
abondent, et non-seulement il les raconte avec plaisir, mais il les
justifie. « Gardons-nous de croire, dit-il, ceux qui prétendent que
ce sont des mensonges inventés par des îgnorans ; » et, pour prou-
ver qu'ils se trompent, H nous donne une explication de la légencte
d'Hercule'qui la rend très morale et fort raisonnable. Vers la fin du
second discours, il est amené à tracer ce qu'il regarde comme l'idéal
d'un bon roi : le portrait est beau, mais c'est celui d'un prinoe
païen. Son premier devoir est la piété, c'est-à-dire « le culte des
dieux. » Pour se bien conduire, « il faut qu'il ait l'œil sur le roi des
dieux dont un vrai prince doit être l'organe et le ministre. » S'il se
règle sur ce modèle, ses sujets l'aimeront et appelleront toutes les
prospérités sur lui. « Les dieux à leur tour devanceront leurs
prières, et tout en lui accordant d'abord les dons du ciel, ils ne le
priveront pas de ceux de la terre. Enfin, qaani la fatalité l'aura
fait succomber aux chances inévitables de la vie, ils le recevront
dans leurs chœurs et dans leurs festins et répandront sa gloire
parmi tous les mortels. » Ne dirait-on pas qu'il voulait tracer
d'avance le programme de son règne?
Ainsi ces discours officiels, destinés à être prononcés dans des
cérémonies solennelles, devant les principaux officiers de l'empire,
sont pleins ,de souvenirs et de sentimens païens. On a quelque
peine à comprendre qu'uu prince suspect comme Julien ait osé les
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l'emfebeur jclien^ 87
prononcer, et qu'un prince dévot comme Constance, qui mettait
sa gloire à fermer les temples et à convertir ses sujets, ait pu les
entendre ou les lire. Il faut évidemment que ce genre d'éloquence
ait joui de privilèges particuliers: de même qu'il y était permis de
mentir effrontément, on pouvait y employer cette phraséologie
païenne sans danger. Elle était consacrée par des chefs-d'œuvre ; les
rhéteurs s'en servaient depuis dps siècles, et c'était comme une
ancienne mode qu'on tolérait par habitude et par respect. Il n'en
est pas moins étrange que, dans un moment où les deux cultes se
disputaient encore les âmes, on ait permis à l'homme qui faisait
profession d'être chrétien à l'église de rester païen à l'école. Julien
pouvait donc à la rigueur, sans étonner les indifférens, sans môme
trop effaroucher les dévots, invoquer Jupiter (1) et trouver un sens
très moral à la légende d'Hercule dans ses panégyriques; mais l'em-
pressement qu'il luit à user de la permission et la manière dont il en
profita méritent d'être remarqués. On voit bien qu'il était heureux
d'avoir quelque occasion d'exprimer ses sentiments véritables. La
gêne dans laquelle il était forcé de vivre lui pesait, et il soulageait
son cœur dans ces exercices oratoires où il pouvait au moins être
plus libre. Aussi sa joie dut-elle être très vive quand il put jeter le
masque et pratiquer sa religion au grand jour. C'était au moment où
tout espoir de s'accommoder avec Constance était perdu et où il par-
tait avec son armée pour aller le combattre. Il écrivit alors à son
maître, Maxime d'Éphèse : « Nous adorons publiquement les dieux,
et toute l'armée qui me suit est dévouée à leur culte. Nous leur
sacrifions des bœufs pour les remercier de leui*s bienfaits, et nous
immolons en leur honneur de nombreuses hécatombes. Ces dieux
m'ordonnent de tout maintenir, autant que possible, en parfaite
sainteté. Je leur obéis, et de grand cœur. Ils me promettent de
m'accorder de grands fruits de mes efforts, si je ne faiblis pas. »
Il était alors, comme on le voit, plein d'enthousiasme et d'espoir;
mais l'avenir lui gardait beaucoup de mécomptes.
III.
Ce qui fait l'originalité de la tentative de Julien pour restaurer
l'ancienne religion, c'est qu'étant à la fois un philosophe et un
empereur, il avait deux moyens de lutter contre le christianisme.
Comme philosophe, il pouvait l'attaquer par ses écrits, le réfuter,
le confondre, essayer de le perdre dans l'opinion publique; il pou-
vait prendre, comme empereur, toutes les mesures qui lui sem-
(i) Dans le pauégyriqtie de l'inipératrice Eusébie, on lit cette exclamation : • Pw
Japitory dieu des amisi »
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88 EETUE DES DEUX MONDES.
blaient les plus efficaces pour le détruire. Nous allons le suivre
successivement dans ces deux genres de combat qu'il lui a livrés.
Il avait composé un grand ouvrage contre les chrétiens, qui ne
nous est plus connu que par la réfutation qu'en a faite saint
Cyrille. C'était une œuvre remarquable que Libanius préfère au
travail de Porphyre sur le même sujet et dont saint Cyrille dit
« qu'elle a ébranlé beaucoup de personnes et fait beaucoup de
mal. » On trouve, dans ce qui en reste, une polémique vive, habile,
quelquefois profonde, toujours nourrie par la connaissance des
livres saints. En le forçant à les lire et à les méditer, on lui avait
mis dans la main une arme qu'il a tournée contre eux. Il a fait
durement payer aux évoques et aux prêtres chargés de l'instruire
les longs ennuis que lui avait coûtés cette théologie dont on lui in-
fligeait l'étude. Non-seulement il reproduit les anciens argumens de
Celse, mais il semble qu'il ait prévu la plupart de ceux dont la
critique se sert le plus volontiers aujourd'hui : ainsi il fait remar-
quer les traces de polythéisme que contient le récit de la création
dans la Bible; il indique en passant que l'évangile de Jean ne
ressemble pas aux trois autres ; il affirme que le christianisme s'est
formé d'emprunts maladroits faits aux Grecs et aux Juifs, « mais
que, comme les sangsues, il a tiré le mauvais sang et laissé le bon. »
Il devance les railleries de Voltaire, il est amusant et spirituel
comme lui quand il analyse les récits des livres saints et qu'il en
fait ressortir les contradictions et les bizarreries. « Dieu dit : Il n'est
pas bon que l'homme soit seul, faisons-lui une aide à sa ressem-
blance. Cependant cette aide, non-seulement ne l'aide en rien,
mais elle le trompe et devient pour tous les deux la cause de leur
expulsion du paradis... Quant au serpent dialoguant avec Eve, de
quelle langue dirons-nous qu'il se servit?.. Et la défense imposée
par Dieu à l'homn^e et à la femme qu'il avait créés de faire la dis-
tinction du bien et du mal, n'est-ce pas le comble de l'absurdité ?
peut-il y avoir un être plus stupide que celui qui ne sait pas dis-
tinguer le mal du bien, pour fuir l'un et chercher l'autre? Dieu
était donc l'ennemi du genre humain, puisqu'il lui refusait ce qui
est le fond même de la raison, et le serpent en était le bienfai-
teur. » Le seul inconvénient de ces railleries, c'est qu'on pouvait
les retourner contre les légendes piaîennes, que Julien trouvait
dignes de respect, qu'il essayait d'expliquer et de défendre. Il
faut avouer que, quand on vient de se moquer de la tour de Babel,
il est difficile de traiter sérieusement ce qu'Homère raconte des
Aloades qui s'avisèrent de mettre trois montagnes l'une sur l'autre
(( afin d'escalader le ciel, n Mais c'est le propre de ces querelles
théologiques que ceux qui s'y livrent avec plus d'ardeur que de
prudence ne sont plus capables de voir chez eux les imperfections
uiymzeu uy x_j v^' v.^ pt Iv^
L*£M?EREUR JULIEN. 89
qu'ils discernent chez les antres. Ils dirigent contre leurs adver-
saires des argumens dont on peut se servir contre eux-mêmes, de
façon que les deux partis sortent également blessés de la lutte et
qu'en réalité ce sont les incrédules qui en recueillent tous les fruits.
Julien ne croyait pas travailler pour les incrédules, il espérait
bien ramener le monde aux anciens dieux ; mais il n'ignorait pas
que, pour y réussir, un grand effort était à faire. La polémique
chrétienne avait porté des coups terribles aux religions populaire?,
elle en avait montré d'une manière victorieuse les faiblesses et le
ridicule, et il n'était plus possible de revenir tout à fait au poly-
théisme naïf d'autrefeis. Aussi était-ce véritablement une religion
nouvelle que Julien essaya de composer avec les débris de l'an-
cienne. Malgré son enthousiasme pour Homère, il comprit qu'on
n'était plus au temps de la guerre de Troie, que la société nouvelle
avait de nouveaux besoins religieux et qu'il fallait trouver quelque
moyen de les satisfaire. Les religions de l'antiquité se composaient
de pratiques qu'on était tenu d'accomplir rigoureusement et de
légendes que chacun pouvait interpréter à sa façon; elles n'avaient
pas de dogmes et ne connaissaient pas d'orthodoxie. Le monde
s'était fort bien accommodé pendant des siècles de ces croyances
indéterminées, qui ne gênaient la liberté de personne; mais, avec
le temps, on était devenu plus difficile. De grands problèmes s'é-
taient posés à l'esprit d'une façon impérieuse, il fallait qu'ils fus-
sent résolus, et l'on ne voulait plus se contenter d'une religion qui
n'apprenait rien de la nature des dieux, de leur action sur le
monde et des secrets de l'autre vie. Julien se chargea de combler ce
vide avec la philosophie de Platon. Ce fut son premier travail de
créer une doctrine religieuse, de donner ce qu'on pourrait appeler
des dogmes à ces cultes qui n'en avaient pas. C'est ce qui est visible
dans ce long discours « sur le Roi-Soleil » qu'il composa en trois
nuits d'insomnie et qui est un de ses plus importans ouvrages.
Ce discours n'est pas facile à comprendre, et Julien y est souvent
fort obscur. C'est une sorte d'improvisation où il ne s'est pas donné
le temps de préciser ses idées. Il y traite d'ailleurs de questions
métaphysiques et parle pour des gens nourris des mêmes opinions
que lui, qui l'entendent à demi-mot. Heureusement pour nous,
H. Naville a pris la peine de rendre clair ce que Julien s'était con-
tenté d'ébaucher. Je n'ai donc rien de mieux à faire que d'analyser
son travail, en lui laissant la parole le plus que je pourrai.
Le Dieu véritable de Julien, c'est le Soleil. Il est le principe de
la vie pour toute la nature; sur la terre il fait tout naître et grandir,
il préside à tous les mouvemens des sphères et des corps célestes,
il est le centre et le principe de l'harmonie incomparable des cieux;
N les planètes règlent leurs mouvemens sur les siens, et le ciel
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90 BEYUE DES DEUX MONDES.
entier est plein de dieux qui lui doivent leur naissance. » Mais .ce
soleil, auquel Julien adresse toius ses hommages^ n'est pas tout à
fait celui dont nos yeux suivent le cours, que nous voyons tous les
jours se lever et disparaître. Cet astre matériel est seulement l'image
et comme le reflet d'un autre soleil que nos yeux ne peuvent sai-
sir et qui, dans une région supérieure, au-dessus de la portée de
nos regards, « éclaire les races invisibles et divines des dieux intel-
ligens. » Il faut un effort d'abstraction pour comprendre les idées
de Julien sur ces mondes qui s'étagent hiérarchiquement les uns
au-dessus des autres et nous mènent de la sphère que nous habi-
tons à celle où résident l'idéal et l'absolu. Mais les explications de
M. Naville vont nous rendre ce travail plus facile. « L'univers visible,
nous dit-il, est l'image d'un monde supérieur qui est son modèle, et
Ton peut d'après l'image se faire une idée du modèle. De l'univers
visible enlevez la matière et toutes les imperfections qui résultent
de la matière; augmentez au contraire par la pensée, élevez à l'ab-
solu tous les élémens de perfection qu'il contient, et vous serez en
chemin de vous faire une notion du monde supérieur. Là aussi, un
principe central est le foyer d'où l'iiarmonie rayonne sur les prin-
cipes subordonnés. Appelons-le, dit Julien, ce qui est au-dessus
de l'intelligence, ou l'Idée des êtres, c'est-à-dire du Tout intelligible,
ou rCn, ou, selon l'usage de Platon, le Bien. De même que le
soleil est entouré de l'armée des cieux et que les planètes dansent
en chœur autour de lui, de même le Bien est entouré de principes
intelligibles auxquels il di^^tribue l'être, la beauté, la perfection,
l'unité, en les enveloppant de l'éclat de sa puissance bienraisanle.
Aux « dieux visibles » de l'univers correspondent les « dieux intel-
ligibles » du monde supérieur. Ce monde supérieur est le monde
absolu, la région des principes primitifs et des causes premières ;
l'univers visible en procède et en reproduit l'ordonnance, mais il
n'en procède pas directement. Entre ces deux inondes, entre l'Un
absolu et l'Un divisé, entre l'immatérialité absolue et la matière,
entre ce qui est absolument immuable et ce qui change incessam-
ment, entre ce qu'il y a de plus haut et ce qu'il y a de plus bas,. la
distance est trop grande pour que l'un puisse sortir de l'aulre
immédiatement. U faut om intermédiare. Entre le monde intelli-
gible (vovrro;) et le monde «ensiblese trouve le monde intelligenft
(voepoç). Le monde intelligent est^une image du monde intelligible
et sert à son tour de modèle au monde -sensible, qui est laifisi
l'image d'une image, fo reproduction au second degré du modèle
absolu, n M. NaviHe fiait remarquer que la doctrine de Julien ada
forme générale de la plupart des doctrines alexaBdriaes; elle est
trinitahre. Sa triade se oompetede ces trois tenues: le monde intél-
ligibie, le monde intelligent, le monde sensible ou visible. A dia-
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. l'£MPEBECB juuen. 91
CEn d'eux correspond un soleil particulier, qui est le centre du
système* II y a donc trois soleils, répondant à. ces trois mondes
divers, et qui ont une importance et des attributions différentes.
Celui du monde intelligible, c'est-àf-dire le premier principe, l'Un,
le Bien, est surtout pour Julien un objet de spéculations philoso-
phiques, que sa pensée aime à entrevoir dans le lointain, mais qui
ne se laisse guère aborder. Le soleil du monde sensible, celui que
nous voyons et dont noua jouissons, est trop matériel pour être
le» dernier terme de ses adorations. C'est donc sur le Dieu central
du monde intelligent qu'il concentre surtout ses hommages. Il l'ap-
pelle « le Roi-Soleil, » et le regarde comme une sorte d'intermé-
diaire par qui les perfections se transmettent du monde intelligible
au monde sensible et qui communique à ce dernier les qualités qu'il
a reçues lui-même du Bien absolu. M. Naville a raison de dire que,
dans ces conceptions, Julien s'est inspiré d* abord de Platon, mais
qu'il s'est aussi souvenu de la théologie chrétienne. « Il y a une
parenté évidente entre le Roi-Soleil et ce Dieu secondaire, organe
de la création, que les pères du ii* siècle avaient proclamé sous
le nom de Logos et le concile dis Nicée sous le nom de Fils, et les
expressions dont Julien se sert pour définir sa nature rappellent
quelquefois celles que les docteurs ecclésiastiques appliquent au
deuxième terme de leur Trinité. Julien espérait peut-être substituer
le Roi-Soleil au Verbe-Fils dans l'adoration du peuple. »
Je crois que cette analyse rapide suffît pour nous donner une
idée de ce que Juh'en voulait faire. Il part ici du plus important
dea cultes populaires, celui du Soleil, qui avait peu à peu effacé
tous les autres et dans lequel semblaient se concentrer en ce mo-
ment toutes les forces vives du paganisme. Par ses origines loin-
taines, ce culte se rattachait aux vieux mythes d'Apollon, le dieu
national de la Grèce, mais il s'était rajeuni et renouvelé par l'intro-
duction d'élémens orientaux. Au moment même où Julien écrivait,
c'était une autre incarnation du o Soleil invincible, » le dieu persan
Mithra, qui, grâce à ses associations secrètes et à ses mystères, atti-
rait et passionnait la foule. Â cette dévotion ardente, sur laquelle
tout le système de Julien repose comme sur une base solide, il veut
donner ce fond de théologie dogmatique qui lui manquait. Il prend
à Platon ses spéculations les plus audacieuses et les plus séduisan-
tes sur la hiérarchie des différens mondes, sur l'émanation, qui les
fait sortir les uns des autres, sur le Beau absolu, sur les idées, etc.,
et il espère qu'en appuyant les croyances naïves du peuple sur
les doctrines des philosophes^ il leur donnera la force dfe tenir
tête au christianisme. L'œuvre était grande assurément et tout à
fait digne de cet esprit ingénieux et hardi, mais il n'était pas aisé
dfy réussir. Quand on ht regarde de près et qu'on la compare au,
uiyiiizeu uy V^JvJ\JpJ Iv^
92 EEYUB DES DEUX MONDES.
travail qu'accomplissait en môme temps la théologie chrétienne, on
distingue vite les imperfections qui en compromirent le succès.
D'abord on est très frappé de voir combien les raisonnemens de
Julien sont subtils et obscurs. II fallait, pour saisir son système et
le suivre dans tous ses détails, un esprit rompu à la dialectique des
écoles et familier avec les théories les plus délicates des platoni-
ciens. Il s'en est bien aperçu lui-même et n'en paratt pas fort affligé.
a Peut-être, dit-il, les idées que je viens d'exposer ne serontrclles
pas comprises par tous les Grecs ; mais ne faut-il rien dire que de
vulgaire et de commun? » On voit clairement ici à quel public il
veut s'adresser, et qu'il écrit seulement c pour les heureux adeptes
de la théurgie.» En le faisant, il était fidèle à l'esprit de la philosophie
antique, qui ne se communiquait pas à tout le monde, qui choisissait
et éprouvait ses disciples, qui avait un enseignement extérieur et
superficiel pour la foule, un enseignement secret pour les privilé-
giés. Mais le christianisme n'acceptait pas ces distinctions aristo-
cratiques.' II pr<ichait à tous le même évangile, et ce qui attirait
surtout le peuple dans ses églises, c'est que tous les fidèles s'y sen-
taient unis dans la même foi et qu'on leur reconnaissait à tous un
droit égal à la vérité. Julien avait tort de se consoler si aisément
de n'être pas compris du vulgaire : il faut bien songer au vulgaire,
quand c'est une religion et non pas une philosophie qu'on prétend
fonder.
C'était donc pour lui un premier désavantage : en voici un second
qui n'est pas moins grave. Toutes ces belles théories qu'il déve-
loppe avec tant de plaisir ne sont après tout que les spéculations
d'un esprit isolé, des idées philosophiques qu'on discute comme
les autres et non des dogmes qui s'imposent à la foi. Julien pré-
tendait pourtant en faire des dogmes véritables, et il leur en donne
le nom dans un passage curieux où il les compare aux systèmes
créés par les astronomes pour expliquer les cours des planètes. Ce
sont ces systèmes qui lui paraissent n'être que des hypothèses,
c'est-à-dire a des probabilités en harmonie avec les phénomènes ; »
tandis qu'au contraire les théories de Platon, qu'on appelle quel-
quefois des hypothèses mystiques, sont pour lui des dogmes « attes-
tés par les sages qui ont entendu la voix même des dieux ou des
grands démons. » Nous saisissons ici, à ce qu'il me semble, la pen-
sée véritable de Julien. Il sait bien qu'un dogme a besoin de s'ap-
puyer sur une révélation, et c'est aussi sur une révélation qu'il
fonde la certitude des siens. Il reconnaît qu'on ne parvient pas à
découvrir la nature divine sans le secours des dieux, mais il croit fer-
mement que les dieux se communiquent à ceux qui les cherchent,
qu'ils se mettent en rapport avec eux par les rêves et l'extase, qu'ils
font entendre leur voix secrète au cœur qui veut les connaître, en
uiymzeu uy "v^j v-/ V-^pc iv^
L*BMP£B£UB JDLI£N. OS
sorte que les résultats auxquels arrivent les sages occupés à scruter
les mystères de la nature divine peuvent être regardés comme dictés
par les dieux eux-mêmes. On pourrait Je crois, comparer ce système
à celui des théologiens protestans, quand ils soutiennent que les
fidèles peuvent interpréter les livres sacrés par leur inspiration
personnelle et que le Saint-Esprit leur communique les lumières
nécessaires pour les comprendre. La seule différence, et par malheur
elle est très grave, c'est qu'il n'y avait pas de livres sacrés chez les
païens. Il était difficile d'attribuer beaucoup d'autorité aux poèmes
d*Homère, et les philosophes s'accordaient trop mal ensemble pour
qu'on pût tirer d'eux une doctrine commune (1). Le système de
Julien manquait donc d'une base solide. Comme il était obligé de
partir de légendes vagues ou de fantaisies philosophiques, tout y .
était livré aux caprices de l'interprétation individuelle. Ce qu'un
sage avait trouvé ne s'imposait pas suffisamment aux autres, et
chacun était obligé de reprendre le travail pour son compte. On
voulait alors autre chose : les esprits fatigués d'erreurs cherchaient
une doctrine fixe et sûre pour s'y reposer en paix, et Julien ne pou-
vait pas la leur donner.
Il était aussi très difficile que sa doctrine, qui se composait
(félémens très divers, formât un tout bien uni. C'était du reste
riuconvénient de toutes les restaurations qu'on essayait alors du
vieux paganisme. Comme on prétendait relever les religions popu-
laires par des interprétations philosophiques, il était nécessaire de
mêler des spéculations très sérieuses avec des légendes ridicules,
ce qui ne produit jamais un efiet heureux; il fallait surtout trouver
quelque moyen de passer du monothéisme des gens éclahrés au
polythéisme de la foule, et c'était là un problème encore plus em-
barrassant que tout le reste. Julien a rencontré devant lui les
mêmes difficultés et il ne les a pas tout à fait résolues. On ne voit
pas nettement s'il accorde aux mille divinités de la fable une
existence réelle et une personnalité distincte. M. Naville fait
remarquer que, lorsqu'il parle d'elles, sa pensée est souvent
indécise , que tantôt il semble les regarder comme des forces de la
nature ou de simples conceptions de l'esprit, tantôt il les repré-
sente comme des personnes animées qu'il croit voir et entendre,
dont il invoque le secours, et « pour lesquelles il a les mêmes senti-
mens que pour des parens et de bons maîtres. » Je ne sais s'il s'est
bien entendu lui-même sur ce point important, et je n'oserais pas
dire avec autant d'assurance que H. Naville o que Tanthropomor-
(1) M. Naville a très bien montré qae le système de Julien repose sur cette idée que
les philosophiea anUqaes aboutissent toutes aux mêmes résnltau, et que cette idée
n*est pas exacte.
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9h RETUB DBS DEUX MONDES.
phisme lai est tout à Mt étranger. » Mais supposons que M. NaviUe
ait raison; et que Julien parle par métaphore lorsqu'il nous raconte
d'un ton si pénétré les appuitions d'EscuIape et les voyages de
Baechus : s'il se rapprochait par là des philosophes, du même coup
il s'éloignait du peuple. Il arrive donc que cette fusion qu'il a pré-
tendu faire des idées philosophiques avec les religions populaires
n^est qu'une vaine apparence, que les ignorans et les lettrés, qu'il
réunit dans les mêmes temples, ne s'adressent pas en réalité aux
mêmes dieux, que tandis que les uns les prient comme des êtres
vivans , les autres ne les regardent que comme des allégories ou
des symboles. Ce sont de ces malentendus qui finissent un jour ou
l'autre par se découvrir et qui ruinent, en se découvrant, le sys-
tème qui prétendait s'appuyer sur eux pour vivre.
C'étaient là de grands inconvéniens et qui ressortent davantage
quand on compare la théologie de Julien à celle de l'église. Mais
il ne semble pas les avoir aperçus. Il croyait fermement que cette
façon d'interpréter les fables mythologiques par la philosophie de
Platon donnerait naissance à un véritable enseignement religieux
qu'on pourrait communiquer au peuple. C'est ce qui ne s'était
encore jamais fait. On ne prêchait pas dans les temples^ on n'y
exposait aucune doctrine, on n'y faisait pas de leçons de morale.
Ce furent les philosophes qui s'avisèrent les premiers d'une sorte
de prédication populaire : après s'être contentés longtemps de déve-
lopper leurs idées devant quelques disciples choisis, ils appelèrent
la foule à les entendre. Devant elle, ils prononçaient de véritables
sermons qui ont quelquefois amené des conversions éclatantes. La
parole avait bien plus d'importance encore et produisait des elTets
plus merveilleux dans les églises chrétiennes, et il est naturel que
Julien ait tenté de mettre cette force au service du culte qu'il res-
taurait* Saint Grégoire de Nazianze nous dit qu'il avait l'inten-
tion « d'établir dans toutes les villes des lectures et des expli-
cations des dogmes helléniques qui participeraient à la foi& de
laf morale et de la théologie. » C'était une prédication véritable
qu'il se proposait d'instituer; il voulait l'aller reprendre à la philo-
sophie pour lai rendre à la religion, et la transporter des écoles
dana les temples.. 11 n'est pas douteux que ce projet n'ait été réa-
lisé : nous savons qu'un rhéteur célèbre, Acacius, prononça un
jour un sermoa sur Esculape dans un temple qui avait été pillé
par les chrétiens et. qu'on venait de rouvrir. « Votre discours, lui
écriwttt.]Libaniu8, son ami, est d'un bout à l'autre comme le miel
des muses, brillant par son élégance, persuasif par ses raisonne-
mens, accomplissant tout ce qu'il se propose. Tantôt, en effet, vous
prouvez la puissance du dieu par les inscriptions que des conva-
lescens lui ont consacrées, tantôt vous décrivez tragiquement la
uiymzeu uy "v^j v-/ v.^ pt Iv^
l'empereur julien. 95
guerre des athées contre le temple, la ruine, l'incendie, les autels
insultés, les supplians punis et n'osant plus demander la guérison
de leurs maux. Vous forcez la conyiction par vos arguroens , vous
charmez par votre style, et la longueur même du discours est une
beauté de plus, car elle répond à la gravité des circonstances. »
Cette prédication devait se proposer d'enseigner au peuple la nature
vraie des dieux, le sens caché des mythes et les leçons morales
qu'on en peut tirer. Il est probable aussi que la vie future y tenait
une gi'ande place, comme dahs celle des chrétiens : Julien en était
fort préoccupé, et c'est par des pensées d'immortalité que se ter-
mine son discours sur le Roi-Soleil et celui sur la Mère des dieux.
Quand on le ramena mortellement blessé dans sa tente, son der-
nier souci fut pour un de ses officiers, Ânatolius, qu'il aimait tendre-
ment et qui venait de périr dans la mêlée. Julien s'écant enquis de
son sort, on lui répondit a qu'il avait été heureux, beatum fuisse -y »
il comprit qu'on voulait I uî dire qu'il n'était plus et oublia son propre
sort pour gémir sur celui de son ami; puis, comme il voyait que tout
le monde pleurait autour de lui, il blâma cette faiblesse, u disant
qu'il n'était pas convenable de pleurer un prince qui était près de
monter au ciel (1). » Il est donc mort avec la certitude absolue
qu'il allait recevoir dans une autre vie la récompense de ses tra-
vaux, et que les dieux qu'il avait servis et honorés lui réservaient « un
séjour éternel dans leur sein. » Nous sommes loin, comm« on voit,
des espérances timides que Platon exprime à la fin du Phédon.
« Aussi n'estH^e pas sur la doctrine des philosophes que Julien pré-
tend s'appuyer pour être sûr que tout ne périt pas avec la vie.
a Les hommes, dit-il, sont réduits sur ce sujet à des conjectures;
mais les dieux en ont une connaissance complète, » et ce sont les
dieux, qui, en se communiquant à lui, lui ont révélé la vérité.
On enseignement religieux suppose un clergé instruit et capable
de le donner; or il n'existait pas de clergé véritable, au sens où
l'entend le christianisme, dans les religions antiques. Les prêtres
y étaient en général des magistrats ordinaires, nommés comme les
autres, et l'on n'exigeait d'eux, pour leur confier ces graves fonc-
tions, ni éducation préalable ni dispositions particulières. Oettefat}on
de recruter les sacerdoces de citoyens qui restaient citoyens ^et ne
prenaient pas un esprit différent avec leurs fonctions nouvelles,
avait eu certainement quelques avanrtages'. Ids anciennes religions
lui doivent de n'être jamais devenues des théocraties étroites let
(1) Le fameux mot qu'on loi prête à. ses deeàieni moments : «GAliléen, turns
vaincu I » se. trouve pour la première fois dansThéodoret, qui écrivait près.d*un siècle
après les évènemens qu*il raconte. 11 est contmire à tout ce que nous dit Ammlen
HarceUio, qUi fut témoin de la mort de Julien, et n*a aucune authenticité.
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96 REVUE BES DEUX MOlfDES.
intolérantes, et d'avoir évité ces conflits fâcheux entre l'église et
l'état qui ont affaibli et déchiré de puissans royaumes; mais elle
avait aussi de grands inconvéniens dont on s'aperçut quand on eut à
lutter contre le christianisme. Un clergé mondain, politique, indiffé-
rent n'était pas une défense suffisante pour ces cultes menacés. Aussi
la pensée vînt-elle aux empereurs, surtout à Julien, d'en changer le
caractère. Le premier de tous, il prit au sérieux ce titre de grand
pontife que ses prédécesseurs portaient depuis Auguste et qu'ils ne
regardaient que comme une décoration de leur pouvoir. Il sembla
à Julien que cette dignité lui créait des devoirs sévères, et il nous
dit (( qu'il priait les dieux de le rendre digne de les bien remplir. »
Il voulut d'abord établir entre tous ces sacerdoces divers et isolés
une sorte de hiérarchie. Les grands prêtres des provinces, qui prési-
daient au culte des empereurs divinisés, furent chargés de surveiller
les autres. Ils eurent le droit de les destituer « s'ils ne donnaient pas,
avec leurs femmes, leurs enfans et leurs serviteurs, l'exemple du
respect envers les dieux. » Il prit l'habitude de les choisir non plus
comme autrefois parmi les citoyens riches, importans, magnifiques,
dont la fortune pouvait suffire à des jeux coûteux, mais parmi les
philosophes, les sages, les gens éprouvés par leur fermeté, leur
constance, dans les dernières luttes du paganisme. Dans des lettres
qui sont de véritables encycliques, il leur recommande de vivre
honnêtement, de fuir les théâtres, de ne pas fréquenter les comé-
diens, d'éviter les mauvaises lectures, de prier souvent les dieux ;
il veut qu'ils ne négligent aucune vertu, surtout la charité, dont le,
christianisme a tiré tant d'honneur et de profit. « Il est arrivé, dit
Julien, que l'indifférence de nos prêtres pour les indigens a sug-
géré aux impies galiléens la pensée de pratiquer la bienfaisance, et
ils ont consolidé leur œuvre perverse en se couvrant de ces dehors
vertueux. » Ce qui a propagé si vite leur doctrine, « c'est l'humanité
envers les étrangers, le soin d'inhumer honorablement les morts,
la sainteté apparente de la vie. » Il faut faire comme eux, s'occu-
per des pauvres, des malheureux, des malades. « Il serait honteux,
quand les juifs n'ont pas un mendiant, quand les impies galiléens
nourrissent les nôtres avec les leurs, que ceux de notre culte
fussent dépourvus des secours que nous leur devons. »
Cette religion ainsi modifiée, avec un clergé bien organisé et sur-
veillé sévèrement, un enseignement moral et des dogmes, des hos-
pices dépendant des temples et tout un système de secours chari-
tables dans la main des prêtres, était en réalité une religion
nouvelle. Julien le comprit, puisqu'il éprouva le besoin de lui
donner un nouveau nom. Nous avons vu qu'il l'appela Y hellénisme.
C'est l'hellénisme qui allait prendre la place du paganisme vieilli
et essayer à son tour de soutenir l'assaut victorieux de l'église.
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l'empebevr JCIJEN. 97
IV.
Voilà de quelle manière Julien essaya de réformer et de rajeunir
le culte des anciens dieux. C'est assurément la partie la plus cu-
rieuse et la plus intéressante de son œuvre. Mais ce philosophe et
ce théologien se trouvait être aussi le maître du monde. En sa qua-
lité d'empereur, il avait à régler la situation des deux religions
qui se partageaient l'empire ; il pouvait mettre son pouvoir souve-
rain au service de celle qu'il voulait rétablir, et employer, pour
ruiner l'autre, toutes les forces dont il disposait. Peut-on lui repro-
cher d'avoir tenté de le faire? A-t-il été véritablement un persécu-
teur, comme l'ont prétendu les chrétiens, ou mérite-t'-il les éloges
que les ennemis du christianisme ont accordés à sa sagesse et à sa
modération? C'est ce qu'a voulu savoir M. F. Rode, c'est ce qu'il
cherche à nous apprendre dans un mémoire solide, impartial, où
il dégage la vérité de toutes les exagérations des partis. Sans ren-
trer dans la discussion qu'il a faite des textes contraires, je me con-
tenterai de résumer ici les résultats de son travsdl.
Julien a toujours prétendu être un prince tolérant. Au moment
même où il rouvrait les temples, il annonçait par des édits solen-
nels qu'il n'entendait gêner en rien les autres cultes, a J'ai résolu,
disait-il, d'user de douceur et d'humanité envers tous les galiléens;
je défends qu'on ait recours à aucune violence et que personne
soit traîné dans un temple ou forcé à commettre aucime autre
action contraire à sa volonté. » Loin de paraître courir après les
conversions forcées et de vouloir grossir le nombre des païens par
des abjurations rapides, il annonçait fièrement que les nouveaux
convertis ne seraient admis aux cérémonies sacrées « qu'après avoir
lavé leur âme par des supplications aux dieux et leur corps par des
ablutions légales. » Il persista jusqu'à la fin dans ces principes, et
il écrivait encore vers les derniers tempis de sa vie : « C'est par la
raison qu'il faut convaincre et instruire les hommes, non par les
coups, les outrages et les supplices. J'engage donc encore et tou-
jours ceux qui ont le zèle de la vraie religion à ne faite aucun tort
à la secte des galiléens, à ne se permettre contre eux ni voies de
fait ni violences. Il faut avoir plus de pitié que de haine envers des
gens assez malheureux pour se tromper dans des choses si impor-
tantes. »
Ce sont là de belles paroles, et je conçois que Voltaire les ait
plusieurs fois citées avec admiration. Par malheur, à côté de celles-là,
il y en a d'autres où les chrétiens sont traités avec le dernier mé-
pris. Une tolérance qui s'exprime d'une manière si insultante cause
ions IL* «- 1880. 7
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98 REYITB DES DEUX MONDES.
quelque inquiétude, et Ton ne peut s'empêcher de craindre qu'un
homme si violent, si emporté, ne reste pas toujours mattre de lui.
Ces gens envers lesquels il promet de se montrer juste et modéré,
il ne peut prononcer leur nom sans les outrager cruellement ; il les
appelle des insensés, des impies, des athées, des fous furieux,
« la lèpre de la société humaine. » Quand il est amené à les me-
nacer ou à les punir, il y joint toujours quelque amère raillerie où
éclate sa haine. S'il les dépouille de leurs biens, il déclare que « c'est
pour leur rendre le chemin du ciel plus facile ; » s'il refuse de châ-
tier les magistrats qui les maltraitent, il leur rappelle « que leurs
livres les exhortent à supporter leurs maux avec patience. » Ce sont
là des sarcasmes de théologien enragé, ce n'est pas le ton d'un
juge et d'un prince. Il abondait trop dans sa propre opinion, il se
croyait trop sûr de la vérité de sa doctrine pour ne pas mettre hors
du bon sens et de la raison tous ceux qui ne pensaient pas comiae
lui. C'est un grand danger de trop mépriser ses adversaires. II est
rare que des gens qui considèrent ceux qui ne partagent pas leurs
sentimens comme des fous et des malades n'arrivent pas à croire
que l'humanité commande de leur faire un peu de violence pour
leur rendre la santé. On voit bien que cette pensée a traversé un
moment l'esprit de Julien : « Peut-être serait-il plus convenable,
dit-il dans une de ses lettres, de guérir les galiléens malgré eux,
comme on fait pour les frénétiques, j) Il est vrai qu'il s'empresse
d'ajouter a qu'il leur accorde la liberté de rester malades; » mais
il est bien possible que plus tard, s'il avait vu sa tolérance impuis-
sante et ses ennemis lui tenir tête, il fût revenu à sa première idée
et qu'il se fût dit que, puisqu'ils refusaient obstinément tous les
remèdes, il fallait bien essayer de « les guérir malgré eux. » C'est
le prétexte dont se couvrent toutes les persécutions.
N'oublions pas d'ailleurs que Julien a promis d'être tolérant,
mais non pas d'être impartial. Il ne traînera personne dans les
temples, il ne forcera pas les chrétiens à sacrifier aux dieux, comme
faisaient ses prédécesseurs; voilà tout. Jamais il ne s'est engagé
à traiter tous les cultes de la même façon et à leur accorder
une faveur égale. La religion qu'il pratique est celle de l'État, il
est bien juste qu'elle soit la préférée. Sa partialité pour elle est
visible et lui paraît toute naturelle. Les mômes actions changent
pour lui de caractère, suivant le culte qu'on professe. Les païens
qui n'ont pas voulu renier leur foi sont des martyrs ; les chrétiens
qui refusent d'abjurer sont des impies. S'ils résistent avec courage
aux sollicitations de l'empereur, il les maltraite et les accuse de lui
mMquer de respect. Tandis qu'il défend aux évêques de faire des
prosélytes, il cherche par tous les moyens à propager sa doctrine ;
il attire à elle tous les ambitieux par l'appât des dignités publi-
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l'empereub julien. 99
ques. « Je ne veux, dit-il, ni massacrer les galiléens, ni permettre
qu'on les maltraite : je dis seulement qu'il faut leur préférer les
hommes qui respectent les dieux, et cela en toute rencontre. » C'é-
tait annoncer que les dignités publiques leur étaient absolument
réservées, et je ne doute pas que, s'il eût vécu, il n'eût plus laissé
aucun chrétien dans l'administration civile et militaire de l'empire.
Les mêmes procédés furent employés sans plus de scrupule pour
ramener à l'ancien culte des populations entières. Dans ce vaste
empire, qui se composait d'une agglomération d'anciens états
libres, les villes voisines étaient souvent rivales. Elles voulaient
dominer l'une sur l'autre, ou se disputaient avec acharnement
quelques lambeaux de territoire. C'était une occasion pour l'empe-
reur de se les attacher en prenant parti pour l'une ou pour l'autre.
M. Rode a montré, par l'histoire de Nisibe et de Gaza, que Julien
faisait profession de se déclarer toujours pour celles qui partageaient
sa foi. i( Si l'on honore les dieux, disait-il, il faut honorer aussi
les hommes et les villes qui les respectent. » C'est un principe qui
peut mener loin . Quand Pessinonte, célèbre par son temple de Cybèle,
s'adresse à lui pour obtenir une faveur, Julien laisse entendre à
quel prix il l'accordera. « Je suis disposé, dit-il, à venir en aide à
Pessinonte, à la condition qu'on se rendra propice la Mère des
dieux. Faites donc comprendre aux habitans que, s'ils dési-
rent quelque chose de moi, ils doivent tous ensemble s'agenouiller
devant la déesse. » Voilà qui est clair : Julien connaissait les
hommes, il savait qu'on en trouve toujours qui sont décidés à sacri-
fier leur foi à leur fortune ; mais il ne pouvait pas ignorer non plus
qu'il ne faut guère compter sur ces recrues que l'intérêt ou l'am-
bition amènent aux religions qui triomphent, et que ce sont des
conquêtes dont elles ne tirent pas beaucoup plus de profit que
d'honneur.
Ses projets en général étaient fort habilement conçus , mais ils
n'eurent pas tout le succès qu'il en attendait. Il avait pris, dès son
arrivée à Constantinople, une mesure généreuse et qui devait bien
disposer l'opinion pour lui. Il rappela tous ceux que Constance avait
exilés pour des motifs religieux et rendit les biens qu'il avait con-
fisqués. Parmi ces exilés, il y en avait de toutes les sectes chré-
tiennes; mais, comme Constance était arien, c'était principalement
sur les catholiques qu'il avait frappé. On vit donc revenir dans leur
pays un grand nombre d' évoques victimes des tracasseries du régime
précédent, et, parmi eux, l'invincible Athanase. Julien était très
fier de cet acte de clémence dont ses amis durent lui faire beau-
coup de complimens. Il en parle souvent dans ses lettres et se
plaint avec amertume que les chrétiens ne lui en aient pas témoi-
gné plus de reconnaissance. C'est que les chrétiens, comme tout le
uiyiiizeu uy VjvJv^p^lv^
100 REVUE DES DEUX MONDES.
monde, s'étaient bien vite aperçus que le bienfait de Julien cachait
un piège et qu'en ayant l'air de les servir, il travaillait contre eux.
S'il avait fait revenir les proscrits, c'était uniquement dans la pen-
sée que leur retour ranimerait les querelles théologiques, a II
savait, nous dit \mmien Marcellin, que les chrétiens étaient pires
que des bêtes féroces, quand ils disputaient entre eux, » et il
comptait qu'affaiblis par leurs luttes intérieures, ils lui opposeraient
moins de résistance. C'était sa tactique de diviser ses ennemis pour
les vaincre. En même temps qu'il essayait d'exciter les diverses
sectes les unes contre les autres, dans les mêmes églises il voulait
séparer les fidèles de leurs chefs. Toutes les fois qu'il se produisait
dans une ville chrétienne quelque émotion populaire, il affectait
d'en rejeter la faute sur le clergé. Les coupables, pour lui, c'étaient
toujours les prêtres, « qui ne pouvaient se consoler qu'on leur eût
ôté le pouvoir de nuire. » Un jour l'évêque de Bôstra et ses clercs,
qu'il accusait d'avoir fomenté quelque révolte, lui adressèrent une
lettre dans laquelle on lisait ces mots : « Quoique les chrétiens
soient chez nous en nombre égal à celui des Hellènes, nos exhor-
tations les ont empêchés de commettre le plus léger excès. » Julien
s'empressa de renvoyer la lettre aux habitans avec un commentaire
perfide, où il dénaturait les intentions de l'évêque. « Vous voyez,
leur disait- il, que ce n'est pas à votre bon vouloh- qu'il attribue
votre modération ; il dit que c'est malgré vous que vous êtes restés
tranquilles et que vous n'avez été contenus que par ses exhorta-
tions. Chassez-le donc de votre ville sans hésiter comme étant votre
accusateur. » La mauvaise foi de Julien est ici manifeste. Il est
pourtant probable que ses excitations furent écoutées, puisque
Libanius nous apprend que de graves désordres, dus à des motifs
religieux, troublèrent alors la tranquillité de Bostra.
Il avait d'autres moyens encore d'atteindre les chrétiens et de
leur nuire. Le décret qui rendait à leurs anciens possesseurs tous
les biens confisqués sous prétexte de religion s'appliquait à tout le
monde, et les païens devaient en profiter comme les autres. Sous
les derniers règnes, un grand nombre de temples avaient été dé-
pouillés de leurs richesses ; on avait pris les terres qui leur appar-
tenaient, et souvent on s'était approprié sans façon le temple lui-
même pour le faire servir à des usages profanes. Julien ordonna
que tout serait restitué. C'était une loi juste, mais dont Texécu-
tion présentait beaucoup de dangers. Comme les faits remontaient
quelquefois assez haut et qu'il n'était pas facile, après un long
temps, de retrouver les vrais coupables, la porte était ouverte à
toutes les délations ; on pouvait toujours perdre un ennemi en l'ac-
cusant d'avoir pris sa part des biens sacrés. Les lettres de Libanius
prouvent que beaucoup d'excès furent commis à cette occasion,
uiyiiized by vnOOQ i.^
l'empereur JULIEir. 101
qu'on envahit de riches maisons chrétiennes sons prétexte d*y aller
chercher le trésor des temples qui ne s'y trouvait pas et qu'on les
mit au pillage, a Prenez garde, disait le sage rhéteur à ses amis, de
mériter vous-même le reproche que vous adressez aux autres.
Les dieux ne ressemblent pas à de cruels usuriers : si on leur res-
titue ce qui leur appartient, ils ne réclament pas davantage. » Mais
ces conseils de modération n'avaient alors aucune chance d'être
écoutés. Partout les esprits étaient émus, les haines ravivées. Dans
les villes qui se partageaient entre les deux religions, la population
païenne, qui se sentait soutenue, se jeta sur les chrétiens. Les gens
qu'on accusait de s'être signalés par leur zèle contre l'ancien culte
furent poursuivis, battus, jetés en prison, quelquefois déchirés par
la foule. Les écrivains ecclésiastiques ont raconté longuement toutes
ces vengeances, et M. Rode peuse qu'en général ils ont dit la vérité.
Julien lui-même se plaint qu'en certains endroits on soit allé trop
loin. « Le zèle de mes amis, dit-il, s'est déchaîné sur les impies
plus que ne le souhaitait ma volonté. » Sur un mot imprudent
qu'on rapporta de l'évêque Georges, la populace d'Alexandrie, la
plus indisciplinée de toutes celles qui peuplaient les grandes villes
de r empire, massacra l'évêque et deux de ses amis. Julien blâma
cette exécution, mais il n'osa pas la punir. 11 écrivit une lettre fort
singulière aux Alexandrins, dans laquelle il déclarait qu'après tout
Georges méritait son sort, que l'indignation du peuple était natu-
relle, et que, « comme il ne voulait pas guérir un mal violent par
un remède plus violent encore, » il se contentait de leur envoyer
quelques reproches et quelques conseils. Les chrétiens ne s'en
seraient pas tirés à si bon compte. Le sang a donc coulé sous le
règne de ce prince qui faisait profession d'être tolérant; tout ce
qu'on peut dire pour le défendre, c'est qu'il n'a pas coulé par son
ordre. Il est coupable sans doute de n'avoir pas assez fait pour
prévenir ou pour venger ces violences, mais au moins est-il sûr
qu'il ne les avait pas commandées.
Ce qui lui appartient tout à fait, ce qui est véritablement son
œuvre, c'est le fameux édit par lequel il défendait aux rhéteurs
aux grammairiens et aux sophistes chrétiens d'enseigner dans les
écoles. Il est aisé de voir quels motifs le décidèrent à prendre cette
mesure grave. C'était l'éducation qui l'avait ramené au paganisme,
et il comptait bien qu'elle aurait sur les autres la même influence
que sur lui. « Le chrétien, disait-il, qui touche aux sciences des
Grecs, n'eût-il qu'une lueur de bon naturel, sent aussitôt du dégoût
pour ses doctrines impies. » L'admiration qu'il éprouvait pour
Homère et pour Platon lui faisait croire qu'on ne pouvait pas les
lire sans partager les croyances qui les avaient si bien inspirés.
Mais pour que cet enseignement produisit tout son effet, il ne fal-
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102 lETUB 0BS mXOL MONDES.
laît pas qu'on pût le dénaturer. Le rhéteur ou le sophiste devaiu
chrétien était forcé d'opposer une autre doctrine à celle des j^-
losophes qu*il faisait lire à ses élèves, de donner un sens nouveau
aux légendes racontées par les poètes et d'affaiblir par des expli-
cations ou des réserves l'impression de ces beaux récits. C'est ce
que Julien ne voulait à aucun prix permettre; c'est ce qui lui donna
la pensée d'interdire à tous ceux qui avaient quitté l'ancienne reli-
gion de la Grèce de lire les poètes ou les philosophes grecs devant
la jeunesse. L'édit dans lequel il le leur défendait, et que nous avons
conservé, est plein d'une bienveillance hypocrite pour eux qui n'est
au fond qu'une cruelle ironie. Il a l'air vraiment de prendre leurs
intérêts; il déclare qu'il veut leur rendre un grand service et
mettre enfin d'accord leurs sentimens et leurs paroles. Est-il con-
venable que des gens qui font profession de former leurs élèves
non-seulement à l'éloquence, mais à la morale, soient forcés d'exr
pliquer devant eux des auteurs dont ils ne partagent pas les croyances
et qu'ils accusent d'impiété? <c Jusqu'ici, dit-il, on avait beaucoup
de raisons pour ne pas fréquenter les temples, et la crainte sus-
pendue de toutes parts sur les têtes faisait excuser ceux qui
cachaient les opinions les plus vraies au sujet des dieux. Mais
puisque les dieux nous ont rendu la liberté, il est absurde d'ensei-
gner aux hommes ce qu'on ne croit pas bon. » La tolérance doit
amener avec elle la sincérité. Chacun étant libre dans s^ opinions,
personne ne doit plus agir ou parler contre ses croyances. Si les
professeurs pensent que les grands écrivains de la Grèce se sont
trompés, ils doivent cesser d'interpréter leurs ouvrages; « autre-
ment, puisqu'ils vivent des écrits de ces auteurs et qu'ils en tirent
leurs honoraires, il faut avouer qu'ils font preuve de la plus sor^
dide avarice et qu'ils sont prêts à tout endurer pour quelques
drachmes. » Ils ont donc le choix ou de ne pas enseigner ce qu'ils
croient dangereux, ou, s'ils veulent continuer leurs leçons, de com-
mencer par se convaincre eux-mêmes qu'Hésiode et Homère, qu'ils
sont chargés de faire admirer aux autres, ont dit la vérité. La
conclusion de tout ce raisonnement, c'est qu'il faut qu'ils reviennent
à l'ancienne religion « ou qu'ils aillent dans les églises des gali-
Jéens interpréter Mathieu et Luc. »
Cet édit, qui déplut aux psûens modérés, souleva une colère vio-
lente chez les chrétiens. Ils en furent même plus irrités que de
beaucoup d'autres mesures qui auraient dû, à ce qu'il semble, leur
être plus désagréables. Il ne s'agissait après tout que de ces écoles
où ils [savaient bien que le paganisme régnait en maître, et l'on
éprouve quelque surprise de les trouver si attachés à un enseigne-
ment hostile à leurs croyances. Nous avons vu de nos jours des
docteurs rigoureux effrayer les âmes timides du danger que pré-
uiyiiiztxj uy x-^jOv^pt Iv^
L*£MP£B£DB JOLI£N. 103
sente la lecture des auteurs païens pour les jeunes gens et deman-
der qu'on les bannisse de nos collèges, L'édit de Julien leur don-
nait satisfaction, et il est probable que, loin de s'en plaindi*e, ils
auraient été fort contens qu'on forçât les maîtres chrétiens derenon-
cer aux chefs-d'œuvre antiques et « d'interpréter Mathieu et Luc. »
Hais on pensait autrement au iv* siècle. Quoique le christianisme
fût encore dans la ferveur de sa jeunesse, l'église n'avait pas ces
scrupules exagérés. Autant que la société païenne, elle tenait à
l'éducation, et elle ne croyait pas qu'on pût élever quelqu'un, lui
apprendre à penser et à parler sans lui faire lire ces grands écri-
vains qui étaient les maîtres de la parole et de la pensée. On ne
renonçait pas à les étudier et^à les admirer en devenant chrétien.
Ils étaient le bien commun de toute la race grecque, et quand Julien
voulait en faire le monopole d'un seul culte, saint Grégoire répon-
dait fièrement à cette insolente prétention : « N'y a-t-il donc d'autre
Hellène que toi? )> Cette insistance nous prouve que l'église, sur-
tout en Orient, entrait dans une phase nouvelle. Le temps des
luttes ardentes avec la société païenne allait finir. 11 n'était plus
question de combattre le vieux paganisme, qui était vaincu ; il fal-
lait prendre sa place, et l'on sentait bien qu'on ne pouvait pas le
remplacer sans faire un peu comme lui. Depuis qu'il était moins à
craindre, on s'apercevait que tout n'était pas à répudier dans son
héritage. On devient vite conservateur quand on est le maître. Au
lieu de se donner la peine de créer de toutes pièces une société
nouvelle, on trouvait plus sûr de ne pas détruire ce qui pouvait
se garder du passé. Il s'agissait seulement d'accommoder ce qu'on
gardait avec l'esprit du christianisme, ce qui ne paraissait pas
impossible. Il y avait déjà des sophistes chrétiens, Prohserese à
Athènes, Victorinus à Rome ; on allait avoir des poètes qui essaie-
raient d'appliquer les procédés de l'art antique à des sujets tirés
de l'Évangile et de la Bible. On peut donc dire que, dès ce moment,
commençait à se fahre cette union de la sagesse grecque et de la
doctrine chrétienne, ce mélange d'idées anciennes et nouvelles sur
lequel repose la civilisation moderne. Il semble qu'on avait, autour
de Julien, le sentiment confus que ce mélange achèverait de perdre
l'ancienne religion en la rendant inutile. Aussi prétendait- il l'em-
pêcher en chassant les maîtres chrétiens des écoles. Plus ses enne-
mis souhaitaient conserver, pour leurs rhéteurs ou leurs sophistes,
le droit de lire et d'expliquer Homère ou Platon, plus il tenait à
les en priver. Il croyait assurer par là le succès défmitif de son
entreprise. Les autres mesures qu'il avait prises contre les chré-
tiens leur nuisaient dans le jprésent, celle-là leur enlevait l'avenir.
Ou bien leurs enfans continueraient à suivre les écoles de rhéto-
rique et de philosophie redevenues tout à fait païennes, et ils ne
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iOA REVUE DES DEUX MONDES.
pouvaient manquer de se laisser séduire à cet enseignement qui les
ramènerait à Tancienne foi; ou ils cesseraient de les fréquenter,
et, après quelque temps, privés de cette éducation salutaire qui fait
l'homme, ils perdraient peu à peu les belles qualités de l'esprit
grec et deviendraient des barbares. De cette façon, la secte achè-
verait de s'éteindre dans l'ignorance et l'obscurité.
V.
Ces espérances, on le sait, furent tout à fait trompées. De toutes
les entreprises dirigées contre le christianisme, aucune n'a été
mieux conçue et plus habilement cpnduite que celle de Julien;
aucune n'a produit de plus médiocres résultats. Une des principales
raisons de cet éclatant insuccès, c'est qu'il trouva moyen de s'alié-
ner les deux cultes, et qu'en réalité il ne contenta personne. On
est d'abord tenté de croire que les partisans des anciens dieux ont
dû applaudir de tout leur cœur à la restauration de l'ancien culte
et qu'ils faisaient tous des vœux pour le prince qui leur rendait
leurs temples et leurs cérémonies. Il n'en est rien pourtant, et Ton
s'aperçoit vite qu'il rencontra, parmi les gens même de son parti,
des résistances obstinées dont il dut être fort chagrin. Beaucoup
d'entre eux n'avaient pas d'autre raison de rester païens que leur
goût pour une certaine facilité de mœurs que le paganisme tolérait.
C'étaient des gens du monde dont l'honnêteté n'était pas très austère,
qui aimaient le plaisir et n'y trouvaient pas de crime, qui attachaient
plus de prix à la vie présente qu'à cette immortalité problématique
qui suit l'existence et regardaient plus volontiers la terre que le ciel.
Julien voulait en faire à toute force des mystiques et des dévots.
Ils né s'y résignèrent pas, et tous ses efforts vinrent se briser contre
le scepticisme léger de ces personnes d'esprit qui ne voulaient pas
plus être traînées au temple qu'à l'église. Des raisons semblables
éloignèrent de lui la populace des grandes villes, amoureuse des
jeux et des fêtes. Parmi ces habitans d'Antioche, qui chansonnaient
si galment l'empereur, qui se moquaient de son petit manteau et
de sa barbe de bouc, les chrétiens étaient nombreux sans doute;
mais il y avait des païens aussi, puisque Libanîus nous apprend
qu'on a proféré ces insultes dans le désordre d'une cérémonie
sacrée. On lui en voulait surtout de négliger les jeux publics et de
n'avoir pas l'air de s'y plaire. On ne le voyait presque jamais à
l'hippodrome, ou, s'il y paraissait un instant, il y portait une figure
ennuyée, et, après quelques courses, s'empressait d'en sortir. Les
mimes ne le retenaient pas plus longtemps, et il se gardait bien de
passer ses journées, comme faisaient ses prédécesseurs, « à regar-
der danser des femmes sans honte ou des garçons beaux comme des
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LfiMPERBUft JOLIEN. 105
femmes. » Ce sont des crimes que nous pardonnerions aujourd'hui
tarés volontiers, mais on les trouvait alors irrémissibles. Souve-
nons-nous qu'une des raisons qui avaient irrité le plus la populace
païenne contre les premiers chrétiens, c'est qu'on ne les voyait
jamais au théâtre, et qu'en évitant d'y paraître ils avaient Tair de
le condamner. Julien prenait plaisir à vivre autrement que le
peuple, et il s'en faisait gloire, a Nous sommes ici, disaiMI aux
gens d'Antioche, sept étrangers, sept intrus. Joignez-y l'un de vos
concitoyens cher à Mercure et à moi-même, habile artisan de paroles
(Libanius). Séparés de tout commerce, nous ne suivons qu'une
seule route, celle qui mène au temple des dieux. Jamais de théâtre,
le spectacle nous paraissant la plus honteuse des occupations, l'em-
ploi le plus blâmable de la vie. » C'est la conduite d'un sage, mais
le peuple en était choqué et le laissait voir. Quand on veut agir
sur la foule, il ne faut pas trop vivre en dehors d'elle. Un homme
qui est trop étranger à ses goûts et qui méprise trop ses plaisirs ne
la comprend pas et n'a guère de chance d'en être compris. Julien
s'enfermait trop volontiers avec les sept ou huit personnes qui
partageaient tous ses sentimens, il ne tenait pas assez de compte
de l'opinion du reste. C'est une grande maladresse pour un prince
qui attaquait le christianisme de n'avoir pas mis d'abord tous les
païens de son côté.
Réussit-il au moins à gagner beaucoup de chrétiens ? C'est ce
qu'il n'est pas aisé de savoir, les historiens de l'église étant plutôt
occupés à nous faire connaître ceux qui résistèrent avec courage
que ceux qui eurent la faiblesse de céder. On ne peut guère douter
que les indifférens et les ambitieux, qui sont toujours prêts à sacri-
fier leurs convictions à leurs intérêts, les parfaits fonctionnaires
qui font profession de suivre en tout les préférences du maître, ne
se soient décidés vite pour la religion de l'empereur. De ceux-là
il y en a toujours assez dans un vaste empire, où le prince dispose
d'un grand nombre de places, pour que Julien ait pu avoir quelque
illusion, au début de son règne, sur le succès de son entreprise.
On, vit donc alors tout ce peuple de flatteurs qui avait docilement
suivi Constantin, quand il quitta le paganisme, se retourner vers
les anciens dieux avec la même unanimité. Quelques années plus
tard, un évêque, dans un sermon contre l'ambition et l'avarice,
rappelle que ces vices ont toujours fait les apostats, qu'ils ont été
cause que beaucoup ont changé de religion comme d'habit, et il en
donne pour exemple les faits dont on. venait d'être témoin. « Quand
un empereur, dit-il, déposant le masque dont il s'était couvert,
sacrifia ouvertement aux dieux et poussa les autres à le faire par
l'appât des récompenses, combien ne quittèrent pas l'église pour
aller dans les temples I combien furent séduits par les avantages
Jiymzeu uy '
106 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'on leur offrait et mordirent à l'hameçon de l'impie I » Le païen
Tbemistius, en d'autres termes, parle comme l'évéque et flétrit avec
autant de force cette honteuse versatilité : « Misérables jouets des
caprices de nos maîtres, c'est leur pourpre, ce n'est pas Dieu que
adorons, et nous acceptons un nouveau culte avec un nouveau
règne !» Il y eut donc, au début, un grand nombre de transfuges,
mais il est probable que ce n'était pas ceux auxquels l'empereur
tenait le plus. Les honnêtes gens restèrent fermes, et ce furent
seulement les décriés et les suspects qui vinrent en foule. Julien
aurait l)eaucoup désiré ramener au culte des dieux le sophiste Pro-
hœrese, la gloire de l'école, qui venait de se faire chrétien; mais il
résista à toutes ses avances. En revanche, il h'eut pas de peme à
gagner Héoébole, qui avait séduit Constance par son zèle bruyant
contre les païens, rhéteur médiocre, au dire de Libanius, flatteur
éhonté du pouvoir présent, et qu'on vit, aussitôt après la mort de
Julien, se coucher à la porte d'une église, en criant aux fidèles :
« Foulez-moi aux pieds comme un sel corrompu et insipide. » Il
ramena aussi Thalassius, un délateur, dont le témoignage avait
perdu son frère Gallus. Julien l'avait fort durement accueilli quand
il vint le voir à \ntioche; mais Thalassius savait le moyen le désar-
mer : il se fit païen et devint tout d'un coup si zélé pour les devins
et les oracles que le prince ne tarda pas à en faire son familier.
C'étaient là des conquêtes faciles et dont il n'y avait pas lieu d'être
fier.
Julien ne pouvait guère espérer d'attirer à lui les chefs de l'église.
Il savait qu'il en était détesté, et le leur rendait bien. Jamais il ne
parle d'eux qu'avec un ton de colère et de menace, a Après avoir
exercé jusqu'ici leur tyrannie, dit-il, ce n'est pas assez pour eux
de ne pas payer la peine de leurs crimes; jaloux de leur ancienne
domination et regrettant de ne plus pouvoir rendre la justice, écrire
des testamens, s'approprier des héritages, tirer tout à eux, ils font
jouer tous les ressorts de l'intrigue et poussent les peuples à se
révolter. » Nous savons pourtant aujourd'hui que cet ennemi vio-
lent des évêques eut la chance d'en convertir un. C'est une histoire
curieuse, que la découverte d'Une lettre inédite de Julien vient de
nous révéler et qui mérite d'être connue (1). Il raconte, dans cette
lettre, qu'à^l'époque où il fut appelé par Constance au commande-
ment de l'armée, il passa par la Troade et s'arrêta dans la ville qu'on
avait construite sur l'emplacement de l'ancien lUon. Il demanda à
voir les monumens du passé. « C'était, nous dit-il, le détour que
j'employais pour visiter les temples. » L'évéque du lieu, qui s'appe-
(1) Cette lettre a été trouyéee dans un manuscrit grec du British Muséum, qui
contient un recueil deUettres diverses. L'authenticité en est incontestable. Elle a été
publiée par M. Henning; dans le Hermès de Berlin; en 1875.
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l'eupereub juuen. 107
lait Pégase, s'offrit à le condaire et le mena aux tombeaux d'Hector
et d'Achille, a Là, ajoute le prince, comme je m'aperçus que le feu
brûlait presque sur les autels et qu'on venait à peine de l'éteindre,
que la statue d'Hector était encore toute brillante des parfums
qu'on y avait versés, je dis, les yeux fixés vers Pégase : « £b quoil
les babitans d'Ilion font donc des sacrifices? » Je voulais coiuQaî(ire«
sans en avoir l'air, quelles étaient ses opinions. Il me répandit :
« Qu'y a-t-il d'étonnant qu'Us honorent le souvenir d'un grand
homme, qui était leur concitoyen, comme nous faisons pour nos
martyrs?» Sa comparaison n^était pas bonne, mdseu égard aux
temps la réponse ne manquait pas de finesse. Il me dit ensuite:
a Allons, visiter Tenceînte sacrée de Minerve Troyenne; ««t heureux
de me conduire, il ouvrit la porte du temple. Il me fit voir alors les
statues et me prit à témoin qu'elles étaient tout à fait intactes. Je
remarquai qu'en me les montrant il ne fit rien de ce que font d'or-
dinaire ces impies dans des circonstances pareilles ; il ne traça
pas sur son front le signe qui rappelle la mort du crucifié et ne
sifila pas<lans ses dents; car c'est le fond de leur théologie de sif-
fler, quand ils sont en présence îles £rtatues de nos dieux, et de faire
le signe de la croix. » Voilà, il faut l'avouer, un ^vêque fort com-
plaisant. L'habile homme avait deviné sans doute les opinions se-
crètes de Julien qui ne pouvaient pas échapper à des yeux péné-
trans, et il voulait d'avance se mettre bien avec l'héritier du trône.
Quand le paganistne triompha, Pégase se fit ouvertement païen, et
d'évéque d'Ilion il devint grand prêtre des dieux. Mais il parait qu'il
ne fut pas bien accueilli dans son nouveau parti. Un ancien évoque
était toujours suspect aux ennemis de l'église. Odieux à ceux qu'il
avait quittés, il n'inspirait aucune confiance aux autres, et l'on
rappelait, pour le perdre, qu'il avait lui aussi détruit des objets
sacrés du temps qu'il voulait plaire aux chrétiens. Julien fut obligé
de le défendre contre Tanimadversion publique , et c'est dans ce
dessein qu'il écrivit la lettre qu'on a retrouvée. II y parle avec un ton
de mauvaise humeur visible : « Pensez-vous, dit-il, que je l'aurais
nommé à un sacerdoce, si j'avais cru qu'il avait jamais commis
quelque impiété? » Puis il le justifie des crimes qu'on lui reproche :
s'il a couvert de haillons les statues des dieux, c'était pour leur
épargner de plus grands outrages, et il n'a consenti à jeter à bas
quelques pans de mur insignifians qu'afin de sauver le reste. Est-ce
une raison de donner aux galiléens le piaiiûr de le voir malheureux
et insulié ? « Groyez-moi, dit-il en finissant, il vous faut honorer
non-seulement P^ase, mais tous ceux qui comme lui se sont con-
vertis à notre foi, si nous voulons attirer les autres à nous et ne
pas donner à nos ennemis l'occasion de se réjouir. Si au contraire
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108. REVUE DES DEUX MONDES.
nous accueillons mal ceux qui viennent d'eux-mêmes nous trouver,
personne ne sera plus disposé à nous écouter et à nous suivre. »
Il est sûr que l'exemple de Pégase devait donner à réfléchir et que
ce n'est pas un sort très enviable de se trouver en butte aux haines
des deux partis, d'être détesté de l'un et suspect à l'autre, kassi
peut-on affirmer sans crainte que le clergé chrétien ne se laissa pas
séduire par ces sacerdoces que Julien oflrait si libéralement à ceux
qui embrassaient sa foi. Dans le peuple, les convertis furent sans
doute plus nombreux; mais, si quelques hommes cédèrent, les
femmes paraissent avoir résisté. Julien, qui leur en voulait de la part
qu'elles ont eue à la propagation du christianisme, les accusait,
môme dans les maisons païennes, « de porter aux galiléens tout
l'avoir de la famille. » Ubanius prétend que, quand on pressait les
gens d'aller au temple, ils répondaient « qu'ils ne voulaient pas faire
de la peine à leur femme ou à leur mère, » ou que, s'ils se lais-
saient par hasard entraîner et consentaient à offrir un sacrifice, «de
retour, chez eux, les prières de leur femme, les larmes qui coulaient
la nuit, les détournaient de nouveau des dieux. » L'ancien culte ne fit
donc, malgré tant d'efforts, que des conquêtes peu solides. Julien,
qui était si convaincu de la vérité de sa doctrine, qui ne croyait
pas qu'on pût résister à la lumière de Platon et de Porphyre, éprou-
vait une sorte d'impatience quand il voyait les gens rester insen-
sibles aux argumens qui l'avaient conquis. Il avait cru qu'il suffi-
rait de rouvrir les temples pour que la foule vint de nouveau s'y
précipiter. Les temples étaient rouverts, mais la foule n'en savait
plus le chemin, ou si elle y venait à certains jours, il comprenait
sans peine que ce n'était pas par dévotion, mais par flatterie, et
qu'on cherchait à plaire à l'empereur plus qu'aux dieux. Aussi
trouve-t-on, dans ses derniers écrits, la trace d'un découragement
qu'il ne peut dissimuler. « L'hellénisme> dit-il dans une lettre, ne
fait pas encore tous les progrès que nous voudrions. » Et ailleurs :
« Il me faudra beaucoup de monde pour relever ce qui est si triste-
ment tombé. » Mais le temps, ni les hommes n'y auraient rien
fait, le succès n'était pas possible, et il se serait aperçu un jour
que « ce qui était tristement tombé ne pouvait plus se relever, n
Est-ce un malheur qu'il n'ait pas réussi, et l'échec de son entre-
prise mérite-tfil vraiment quelques regrets ? Sur cette question, les
sentimens sont partagés : tandis que des philosophes, qui ne sont
pas suspects de bienveillance pour Iç christianisme, comme Auguste
Comte, traitent Julien avec la dernière rigueur, d'autres pensent
qu'il est fâcheux pour l'humanité que la mort ne lui ait pas permis
d'exécuter ses projets (1). Cette di^rsité d'opinidtïs entre des gens
^1) C'est ridée d'Émilo ^amé, dans ce livre si étrange et si curieux qu*il a composé
sur Julien TÂpostat. Il approuve tout à fait « la l^atatfvo de Juliea de fonder une église
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L EMPEREUR JDLIEN. 109
qui appartiennent au même parti ne doit pas nous surprendre et
peut s'expliquer sans trop de peine. Si Ton a porté sur Julien des
jugemens opposés, c'est qu'en réalité son œuvre était double : il
voulait détruire une religion et en fonder un autre; selon qu'on
est plus frappé de Tun ou de l'autre de ces deux desseins, l'idée
qu'on a de lui change et on lui devient favorable ou contraire.
Au siècle dernier, on n'apercevait qu'un des côtés de son œuvre;
on ne voyait en lui qu le prince qui avait combattu le christia-
nisme : c'était donc un allié auquel on était heureux de tendre la
main à travers les siècles. On avait recueilli dans ses ouvrages
quelques belles paroles de tolérance qu'on citait avec admiration,
et l'on se plaisait à tracer de lui les portraits les plus séduisans.
C'étaient, par malheur, des portraits de fantaisie, où l'on exagérait
les qualités, où l'on dissimulait les défauts. A dire le vrai, il n'y a,
chez Julien, que le soldat qui mérite des éloges sans réserve. Ces
belles campagnes de l'armée des Gaules, cette bataille de Stras-
bourg, si hardiment engagée, si féconde en résultats heureux, cau-
sèrent partout une surprise et un enthousiasme dont le souvenir
a longtemps duré. Plus tard, quand les armes romaines ne furent
plus victorieuses, quand les barbares ravagèrent l'empire sans
qu'on pût les arrêter, on songea souvent avec regret à ce jeune
prince qui les avait si vivement rejetés au-delà du Rhin, C'est alors
que le poète Prudence, un chrétien zélé, mais un bon patriote,
disait de lui ce beau mot : « S'il a trahi son Dieu, au moins il n'a
pas trahi sa patrie ! »
Perfidus nie Deo, scd non et perfidus urbi î
Mais ce n'était pas le soldat qu'admiraient surtout les philosophes
du xviii* siècle, c'était l'ennemi du christianisme. En le voyant
animé contre les chrétiens des passions qu'ils éprouvaient eux-
mêmes, ils se le fign raient semblable à eux dans tout le reste. Ils
étaient tentés d'en faire un incrédule, un sceptique comme eux, un
catholique et monothéiste, » il trouve a qu'en projetant d'établir au profit dfes empe-
reurs et des dieux helléniques Tunité spirituelle qui s'est établie plus tard au profit
des papes et des dieux chaldéo-juifs, il s'est élevé à une conception unique, qui fait
de lui une figure unique dans l'histoire. 11 nous conservait ainsi, cachées sous les brous-
sailles de la théologie, la sagesse et la beauté antiques dont il a fallu après tant de
siècles recueillir à grand' poinc les r.^stes à moitié défigurés par les chrétiens. » Il lui
reproche seulement d*avoir pcrda sa réforme religieuse, pleine do jeunesse et d'avenir
eu l'assuciant à la défense d'un empire vieilli et qui ne pouvait plus vivre. Si Julien
avait abandonné rOLfident aux barbaroH, en les laissant s'établir daos les villes qui
ne pouvaient pas leur écjanpor, s'il avait essaye de les convertir à rhellénisaïc, « lo
christiaiiisrao était peiiiu et la riv^lisition sauvée. »> Ainsi, selon Lamé, U succès de
r^Btreprise de Julien aurait fait le bonheur du monde.
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110 RETUE DES DEUX MONDES.
ennemi du surnaturel et des religions réyélées. L'erreur était gros*
siëre, et il est difficile d'imaginer comment on a pu la commettre.
Rien ne ressemble moins à un libre penseur que Julien. Il aime beau-
coup la philosophie, mais celle de Platon et de Pythagore, c'est-à-
dire « la philosophie qui nous conduit à la piété, qui nous apprend
ce que nous devons savoir, des dieux, et d'abord qu'ils existent et
que leur providence veille aux choses d'ici-bas. » Quant à celle
d'Epicure et de Pfrrhon, il n'en veut pas entendre parler. « C'est
par un bienfait des dieux, dit-il, que leurs livres sont perdus. »
Il a en horreur les athées, et il répète, à leur propos, une parole
de son maître Jamblique, « qu'à tous ceux qui demandent s'il y a
des dieux et qui semblent en douter, il ne faut pas répondre comme
à des hommes, mais les poursuivre comme des bêtes fauves. )>
Voilà un mot qui aurait dû refroidir l'admiration que d'Argens et
Frédéric éprouvaient pour lui. Ce prince, dont on voulait fahre à
tout prix un sceptique, un libre penseur, était réellement un illu-
miné qui croyait voir les dieux et les entendre, un dévot qui visitait
tous les temples et passait une partie de ses journées en prières.
(( Il tient moins, disait Libanius, à être appelé un empereur qu'un
prêtre; et ce nom lui convient. Autant il est au-dessus des autres
souverains par sa façon de régner, autant par sa connaissance des
choses sacrées, il dépasse les autres prêtres ; je ne dis pas ceux
d'aujourd'hui, qui sont des ignorans, je parle des prêtres éclairés
de l'ancienne Egypte. Il ne se contente pas de sacrifier de temps en
temps, aux fêtes marquées dans les rituels, mais comme il est con-
vaincu de la vérité de ce principe qu'il faut se souvenir des dieux
au commencement de toute action et de tout discours, il offre tous
les jours les sacrifices que d'autres ne célèbrent que tous les mois.
C'est par le sang des victimes qu'il salue le soleil à son lever, et
le sang coule encore le soir pour l'honorer quand il se couche.
Puis d'autres victimes sont immolées en l'honneur des démons de
la nuit. Comme il est quelquefois retenu chez lui et ne peut pas
toujours se rendre aux temples, il a fait un temple de sa maison.
Dans le jardin de son palais, les arbres ombragent des autels et les
autels donnent plus de charme à l'ombrage des arbres. Ce qui est
encore plus beau, c'est que, pendant qu'on offre quelque sacrifice,
il ne re. te pas assis sur un trône élevé, entouré des boucliers^d'or
de ses g irdes, servant les dieux par des mains étrangères ; il prend
part lui-même à la cérémonie, il se mêle aux sacrificateurs, il porte
le bois, il prend le couteau, il ouvre le cœur des oiseaux sacrés et
sait lire l'avenir dans les entrailles des victimes. » Voilà le Julien
véritable, décrit dans un panégyrique, par un de ses plus grands
admirateurs. Il faut avouer qu'il ne ressemble pas à celui qu'ima-
ginaient Voltaire et ses amis.
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l'£MP£REUB julien* 111
On pense bien que ce dévot, ce mystique, n'avait pas le des-
sein, en combattant le christianisme, de supprimer les religions
positives. Il ne voulait le détruire que pour le remplacer; sur
ce terrain déblayé il entendait établir sa propre religion, qui
devait y régner sans rivale. Cette seconde partie de son œuvre était
pour lui la plus importante, c'est sur elle qu'il faut surtout le
juger. La religion qu'il entreprend de restaurer, en apparence,
c'est l'ancienne ; mais on a vu qu'il l'a tout à fait changée. Quoi-
qu'il prétende « qu'en toute chose il fuit la nouveauté, » sur ce
tronc vieilli il a greffé beaucoup d'idées et de pratiques nouvelles.
Les nombreux emprunts qu'il a faits à la doctrine de l'église sont
surtout importans à signaler; ils montrent combien le christianisme
est venu à son heure, comme il répondait aux désirs et aux besoins
de cette société, comme il était fait pour elle et devait y réussir,
puisque Julien, qui le déteste, ne croit pouvoir lui résister qu'en
l'imitant. Mais l'imitation était mal faite; elle avait le tort de réu-
nir des principes contraires qui ne pouvaient pas s'accorder en-
semble. Dans ce mélange incohérent, aucun des deux partis ne se
reconnut. Julien tentait d'introduire dans l'ancien culte ce que le
nouveau avait de meilleur; l'intention était bonne, mais valait-il la
peine de supprimer une religion pour la refaire ? N'était-il pas
naturel de lui laisser continuer son ouvrage, si le monde en devait
tirer quelque profit, et qui pouvait mieux accomplir la tâche du
christianisme que le christianisme lui-même? Il voulait sauver
d'une ruine complète ce qui restait des religions antiques, et il faut
bien avouer qu'il n'avait pas tort : elles contenaient des élémens
qui méritaient de vivre et qui devaient servir à constituer les socié-
tés modernes. Mais ces élémens, le christianisme était en train de
se les assimiler ; ils s'y insinuaient, ils y pénétraient de tous les
côtés, depuis qu'il était devenu moins sévère et se mêlait davantage
au monde; ils devaient finir par se fondre avec lui, sans en altérer
le caractère général. L'entreprise de Julien était donc inutile ; elle
s'accomplissait ailleurs d'une autre manière et dans de meilleures
conditions. Son œuvre pouvait échouer, le monde n'avait rien à y
perdre.
Ce fut le dernier effort du paganisme contre son ennemi triom-
phant. La persécution sanglante et inutile de Dioçlétien avait mon-
tré qu'il ne pouvait pas se sauver par les supplices. L'échec de
Julien fit voir qu'il lui était aussi impossible de se réformer que de
se défendre. Il ne lui restait plus qu'à disparaître obscurément avec
ses derniers adeptes découragés.
Gaston Boissier.
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LÀ
MORALE CONTEMPORAINE
I.
LA MORALE DE L'ÉVOLUTION ET DU DARWINISME EN ANGLETERRE.
Herbert Spencer, the Data ofEthics, 1879. — La Morale évolutionniste ; Paris, 1880.
La grande doctrine de révolution, appliquée par Darwin à l'ori-
gine et au développement des espèces, par M. Spencer à l'explica-
tion du monde intérieur comme du monde extérieur, ne devait pas
seulement transformer l'histoire naturelle : elle ne pouvait man-
quer de produire une révolution dans la morale. Gomment une
nouvelle conception de la nature n'entraînerait- elle pas une nou-
velle conception de l'homme? C'est ce qu'on a compris tout d'abord
en Angleterre. Outre l'important chapitre de Darwin sur ce sujet
dans sa Descendance de Vhommej la nouvelle morale a inspiré le
dernier et capital ouvrage de celui que Darwin lui-môme, résumant
l'opinion de ses compatriotes, appelle « notre grand philosophe, »
M. Spencer. Avant de publier le second et le troisième vcrfume de
ses Principes de sociologie^ M. Spencer, peu confiant dans l'état
de sa santé, a voulu nous donner ses Principes de morale: —
(( Depuis de longues années, dit-il, mon suprême dessein a été de
trouver une base scientifique pour les principes du bien et du mal;
laisser ce dessein sans achèvement après avoir fait un si long tra-
vail préparatoire en vue de l'achever, ce serait là un échec dont je
n'aime pas à me représenter la probabilité, et je suis impatient de
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LA MORALE CONTEMPORAINE. 113
conclure mon œuvre, sinon complètement, du moins en partie. »
Espérons que les inquiétudes de M. Spencer pour une santé si pré-t .
cieuse à la science ne se réaliseront pas et qu'il pourra achever ' ;
une tâche magnifiquement commencée. Avant les Données de la
morale de H. Spencer, de nombreux travaux, bien inférieurs du
reste, avaient déjà été publiés en Angleterre sur un sujet analogue :
nous citerons en première ligne le livre récent de M. H. Sidgwick
sur les Méthodes en morale. En outre, des discussions presque
continuelles se produisent dans les revues anglaises, principale-
ment dans le Mind^ sur ces intéressans problèmes où toutes nos
idées morales sont engagées. En France, on a d*abord insisté sur
les conséquences de la doctrine évolutionniste dans Tordre cosmo-
logique et même métaphysique, moins sur les changemens que le
darwinisme entraîne dans les idées morales ou sociales (1). De
récentes publications ont appelé les réflexions de tous sur ce grave
problème. Nous ne pouvons nous dispenser de mentionner ici un
livre auquel nous aurons à faire plus d'un emprunt dans cette
étude : la Morale anglaise contemporaine^ par M. M. Guyau, qui con-
tient, au dire des Anglais eux-mêmes et en particulier de M. Spen-
cer, l'exposition et la critique la plus complète des systèmes de
morale produits par TAngleterre.
L'AHemagne n'est pas restée en arrière de ce mouvement général,
et la morale darwinienne y a inspiré plus d'un écrit (2). V impé-
ratif catégorique du vénérable Kant n'a plus aujourd'hui pour
adeptes que les kantiens orthodoxes ; ceux-ci, nouveaux stoïciens,
demeurent seuls obstinément fidèles à l'idée du « devoir » absolu,
au milieu de ce bouleversement des anciennes croyances morales
qui paraîtra sans doute à nos successeurs une révolution plus con-
sidérable que toutes les révolutions religieuses accomplies jusqu'à
ce jour. Ce n'est pas sans raison que Kant lui-même donnait à cer-
taines a antinomies » de la conscience, où les idées luttent entre
elles eomme les personnages d'un drame intérieur, le nom de tra-
giques; les combats mêmes de la foi ne sont rien auprès des com-
bats de la conscience, et les doutes qui ont pour objet le Dieu d'en
haut ne sont que le £siible prélude des domtes qui ont pour objet
le Dieu intérieur, je veux dire notre moralité.
(1) Citons à ce sujet le trayail très suggestif de H. Radau sur VOrigine de Vhomme
d'après Darwin, dans la Revue du 1*' (octobre 1871, et les éloquentes études de M.Caro,
qui, après avoir paru ici môme, ont été réunies dam les Problèmes de morale sociale,
M. Caro est Un de ceux qui ont le plus contribué, tant par leurs leurs livres que j^ar
leurs cours, à tourner les esprits vers ces questions. Voir aussi, dans V Hérédité de
M. Ribot, le remarquable chapitre consacré aux conséquences morales de Thérédité.
(2) Récemment elle a été exposée avec talent dans un livre de M. Swientochowski sur
POrigine des lois morales.
IQMB XL. — 1880. 8
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ilA BSYUB DES DEUX MONDES*
I.
La doctrine de révolution, — celle de Diderot, de Lamarck, de
Spencer et de Darwin, — fait chaque jour de nouveaux progrès chez
les esprits scientifiques ; on comprend de plus en plus qu'en dehors
de cette doctrine il n'y a guère pour le développement des êtres
d'autre explication possible que le miracle, c'est- à- dire l'abdication
de la science. Il ne faut pas d'ailleurs identifier absolument la théo-
rie de l'évolution et de la descendance avec celle de la sélection
naturelle, qui n'exprime qu'un des procédés possibles de l'évolu-
tion universelle, procédé essentiellement mécanique dont la fécon-
dité s'étend si loin en histoire naturelle. Rien peut-être, remarque
M. de Hartmann, n'a tant contribué au rapide essor du darwi-
nisme que « l'ardeur avec laquelle il a été combattu par la théologie
de toutes les confessions, alliée à la philosophie officielle. » Aujour-
d'hui, le caractère rationnel de l'évolution et du darvrinisme com-
mence à frapper malgré eux les partisans de la métaphysique tra-
ditionnelle et de la théologie; on les voit déjà déployer toutes les
ressources de leur esprit, comme ils le firent jadis à propos des
découvertes de l'astronomie ou de la géologie, pour mettre les
doctrines nouvelles en harmonie avec la croyance aux causes finales
ou avec les dogmes bibliques (1). Il est permis de croire, avec
(1) Quelques-uns, s'inspirant de KOlliker, pour mettre d'accord Taction divine avec
la loi d^évolution continue, supposent une intervention de Dieu qui, en produisant une
légère modification dans le germe ou Tembryon au sein d*un animal, par exemple
d'une guenon, y donnerait ainsi naissance à l'espèce humaine. M. Charles Secrétan,
tenté lui aussi par le darwinisme, s'efforce, sinon de supprimer le miracle dans la
création de l'homme, du moins de le généraliser et de l'étendre à la création entière.
Il attribue une « nourrice » simienne à l'espèce hamaine. « Pour conserver, dit-il, a«
miracle sa grandeur même, il ne faut pas le résoudre en contradiction matérielleu
Quoi ! le premier homme fut-il créé en possession d'un âge qu'il n'avait pas, ou bien
n'est-il pas sorti d'un germe? Et s'il est sorti d'un germe, dans quelles conditions ce
germe a-t-il dû se nourrir, grandir et se transformer? Est-ce dans les conditions les plus
c ompatibles ou dans les condition! les moins compatibles à sa nature? La loi du plus
court chemin ne permet pas l'alternative. C'est dans les conditions les plus favorables,
et ces conditions ne sont-elles pas réunies dans le sein et dalis les mamelles d'un être
le moins différent possible de l'humanité? 11 m'importe peu que cette nourrice eût une
fo rme assez voisine de celle du singe. » {Discours laXques, p. 71, 72.) — M. Garrao,
lui, dans ses i ntéress antes Études sur révolution (Paris, 1870), s'efforce de conserver
expressément le miracle e n soigné par la foi, tout en le rendant moins visible : c'est & ses
yeux l'avantage qu'offre l'hypothèse de Kôlliker. « Ne pourrait-on pas, dit M. Carran,
réduire à un minimum en quelque sorte infinitésimal la quantité d'action directe par
laquelle Dieu est intervenu pour former l'espèce humaine au sein de l'animalité? Qu'on
suppose par exemple, avec K&Uiker, une imperceptible modification du germe, soit on
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LA MORALE CONTEMPORAINE. 115
M. Spencer, que le transformisme sera bientôt au nombre des
hypothèses universellement admises par les savants et par les phi-
losophes.
Après avoir fait la genèse des mondes, celle des espèces animales,
celle de l'homme, la doctrine de l'évolution s'efforce d'y ajouter la
genèse de la conscience morale au moyen d'élémens physiques et
sans aucun mélange d'élémens métaphysiques. Si cette explication
n'épuise pas absolument tout le contenu de la conscience, du moins
elle s'étend fort loin; il sufiira de l'exposer pour le reconnaître.
Commençons donc par résumer cette doctrine, librement d'ailleurs
et à notre manière, en la prenant dans son sens le plus plausible.
Selon MM. Spencer et Darwin, la cosmogonie des Moïse et des
Hésiode, avec ses créations successives ou ses générations de dieux,
n'était pas plus fabuleuse que ne l'est encore cette sorte de cosmo-
gonie morale des philosophes spiritualistes,qui attribue à la Divinité
ou à un principe suprarnaturel les lois du monde moral et les senti-
mens de la conscience, — commandemens du devoir, satisfaction
intime ou remords. Diuis les inouvemens de la nature extérieure, tout
dérive sans aucun miracle d'un principe fondamental, persistance
de la force sous la variabilité de ses effets ; de même, tous les
mooivemens du monde intérieur s'expliquent, selon le darwinisme,
par ce principe unique que les prédécesseurs de l'école anglaise,
la Rochefoucauld, flelvétius, d'Holbach, nommaient Tamour-propre,
l'intérêt personnel, da a gravitation sur soi (1). » L'homme tend
au bonheur comme la pierre tombe vers le centre de la terre. L'in-
destructibilité de la force et celle de l'amour de soi sont deux
conséquences parallèles d'une seule et même tendance qui régit
changement dans la composition des molécules qai le constitaent, soit ane légère varia-
tion dans la direction ou la yitesse des moayemens qui animent les atomes de ces mo-
lécnles,cela ne sufiSrait-il pas potir commencer entre Thomme futur et son ancêtre ani-
mal nne divergence qui, insaisissable à Torigine, irait se manifestant de plus en plus,
à mesure que se développerait Torganisme issu de ce germe et que se déploieraient
les facultés mentales dont il est la condition physiologique? Et ainsi, la plus délicate
pression du doigt divin sur ce merveilleux mécanisme d'où naît Tètre vivant serait
capable de façonner les espèces anciennes en espèces nouvelles et plus parfaites, sans
rompre, aux yeux de notre science, Tapparente continuité de la nature.» (P. 280.) Pour
notre part, nous avouons ne pas comprendre ce que gagneraient la philosophie et la
morale à ce miracle d'un nouveau genre, à cette sorte de clinamen théologique. Les
auteurs de cette hypothèse nous concéderont que la pression du doigt divin, qui chan-
gerait secrètement en homme le germe condamné sans cela à la tache originelle de la
forme simienne, constituerait (au pied de la lettre et sans aucune métaphore) une im-
maculée conception de l'homme dans le sein d'une guenon; or, un miracle infinitésimal
est aussi inadmissible pour la science qu'un miracle infiniment grand. — Cf. KoUi.
ker, dans la Zeitschrift fUr wUsenschaflliche Zoologie f tome XIV, 1864.
(1) Voir M. M. Guyan, la Morale d'Êpicwe et se9 rapports avec les doctrines con»
temporaineSi page 271.
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116 RBVUB DES DEUX MONDES»
l'univers et que Spinoza appelait la tendance de l'être à persé-
vérer dans son être. Attachement à soi, telle est la loi essentielle
de la nature. Le darwinisme refuse d'admettre une volonté supé-
rieure au pur instinct de conservation, une puissance quelconque
de liberté capable de dépasser réellement les limites du moi en
voulant autre chose. Dans sa physique des mœurs, il s'en tient donc
à la loi de gravitation sur soi et la retrouve jusque dans les phéno-
mènes qui semblaient le plus s'y opposer : désintéressement, biear-
veiliance, dévoûment, moralité. De là tant d'analyses tour à tour
ingénieuses et profondes, tant de précieuses applications des
sciences naturelles aux sciences morales, tant de découvertes qui,
si elles ne nous révèlent pas la vérité entière, nous en montrent du
moins une grande partie et ébranlent à coup sûr bien des préjugés
admis par l'ancienne philosophie.
La tendance essentielle de l'être se manifeste sous deux aspects
en apparence contraires : l'égoïsme et la sympathie. L'instinct indi-
viduel de conservation, en s'étendant d'un individu aux autres indi-
vidus avec lesquels il est en rapport, suffit à former l'instinct social
de la sympathie. Nous savons que la société est un vaste organisme;
qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'un membre ressente par contie-coup
et par action réflexe les plaisirs pu les peines d'un autre membrp?
C'est ce que l'école anglaise a parfaitement montré. Nos viscères
intérieurs, pourrait-on ajouter pour éclaircir et développer sa
pensée, nous sont personnels et leur unique loi Bst l'égoïsme, mais
notre tète, que nous croyons à nous seuls, a en réalité une foule de
points de contact avec tous les cerveaux de nos semblables; la vie
intellectuelle, la vie affective, la vie active de relation, sont à la
fois personnelles et impersonnelles. Les mêmes courans d'idées et
de sentimens généraux traversent les diverses têtes comme le cou-
rant magnétique dont parle Platon, qui aimante successivement une
série d'anneaux détachés et en forme une chaîne. Les êtres qui nais-
sent soudés l'un à l'autre, comme les frères siamois, ont des par-
ties dont la conscience est commune et d'autres dont la conscience
reste propre à chacun ; nous, membres du même corps social, nous
sommes tous frères siamois par la tête et par le cœur. M""' de
SéMÎfné disait à sa fille : « J'ai mal à votre poitrine ; » quand nous
sommes choqués en commun d'une même absurdité intellectuelle
ou d'une même laideur morale, nous pouvons nous dire l'un à
l'autre : J'ai mal à votre cerveau. Cette sympathie fatale entre les
hommes, qui s'explique physiologiquement par les lois du mou-
vement réflexe, s'explique psychologiquement par les lois de l'as-
sociation des idées, c'est-à-dire par un mécanisme d'images. La
représentation du mal et la douleur ayant été associées dans notre
esprit d'une manière indissoluble, l'assodation a encore lieu môme
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Là morale CONTEBfPORAIME. 117
quand nous ne sommes plus celui qui souffre : nous ne pouvons
assister aux convulsions d'un malade sans en être réellement ma-
lades, surtout si antérieurement nous avons été malades nous-
mêmes ; car, selon M. Spencer, les gens qui ont toujours été bien
portans ont peu de compassion pour les maladies des autres. La
pitié est le souvenir ou tout au moins l'image anticipée d'une souf-
france, image qui, produite en nous par la vue des souffrances d' au-
trui, cause en nous-mêmes une souffrance analogue. En général, les
sentimens sympathiques ne sont que des sentimens égoïstes réveillés
par une contagion intellectuelle ou nerveuse et, pour ainsi dire,
électrisés par induction. Aimer, disait Leibniz, c'est être heureux
de la félicité d'autrui ; mais la félicité d' autrui n'est qu'un inter-
médiaire par lequel nous poursuivons encore, avec ou sans con-
science, notre propre félicité. — Et le sacrifice du bonheur, le sacri-
fice de la vie pour les autres? demandera-t-on. Au point de vue du
darwinisme, répondrons-nous, le sacrifice est comme une boussole
dont quelque puissante influence a renversé l'orientation : elle ne
cesse pas de suivre le courant universel, seulement les deux pôles,
moi et toi, sont intervertis.
En combinant la direction égoïste et la direction sympathique
que peut prendre le désir général du bonheur, l'école de l'évo-
lution explique, au moins en grande partie, le développement de
cette faculté en apparence originale que nous nommons la con-
science. Tous le^ caractères de la moralité qui semblent a priori^ —
simplicité, innéité, nécessité, obligation absolue, universalité, immu-
tabilité, — l'école anglaise essaie d'en rendre compte par des rai-
sons tout expérimentales.
Le premier caractère que la philosophie classique attribue aux
idées morales et aux sentimens moraux, c'est d'être sui generis
simples, irréductibles. Par malheur, les psychologues modernes
ressemblent aux chimistes, qui cherchent à tout décomposer et qui
ne considèrent leurs prétendus corps simples que comme des com-
binaisons réfractaires à nos moyens actuels, mais destinées à se voh:
un jour divisées en leurs parties intégrantes ; ainsi l'ont été les
quatre « élémens ji de la science antique : air, eau, feu et terre.
C'est une entreprise digne d'éloges et conforme à l'esprit scienti-
fique moderne que d'essayer de tout réduire par l'analyse à des
formes plus simples : on voit ainsi ce qui cède et ce qui résiste.
Les philosophes de l'Angleterre donnent ici le bon exempife ; ceux
de l'Ecosse et ceux de la France, au contraire, ont multiplié à
l'excès les principes, les axiomes, les idées simples et les vérités
premières; ils ont voulu fonder, avec Reid et Victor Cousin, Ja
vérité des crli^ances sur leur prétendue simplicité originale ou
s«r leur prétendue spontanéité, miroir fidèle de la nature humaine
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118 RETUE DES DEUX MONDES.
non encore viciée par Terreur. La psychologie anglaise n'admet
pas plus en morale qu'ailleurs l'autorité qu'on attribue à cette
sorte d'état de nature ou d'innocence dans lequel se trouveraient
nos facultés primitives. Hartley a fait voir que ce qui est simple et
primitif pour la conscience n'en est pas moins composé d'une foule
de sensations élémentaires, qui non-seulement s'associent de ma-
nière à se suivre toujours, mais encore se fondent en une combi-
naison chimique. L'état de conscience qui vous semble le plus
simple, le plus pauvre, le plus spontané, suppose déjà une syn-
thèse de termes hétérogènes et est par rapport à eux ce qu'est,
en chimie, une combinaison à l'égard de ses éiémens. Nous savons
aujourd'hui que les sensations des couleurs élémentaires se fon-
dent eil une sensation qui parait absolument originale et irréduc-
tible, celle de la blancheur; comment donc imiterions-nous encore
Platon, qui plaçait la «blancheur en soi, o la blancheur /?zir^, parmi
les essences simples et éternelles? Le son le plus indécomposable
en apparence a sa hauteur, qui répond au nombre déterminé des
vibrations composantes; il a son intensité, qui répond à leur
amplitude; il a son timbre indéfinissable, qui résulte de la fusion
des sons complémentaires formant avec le son fondamental des
accords définis (1). Cette « chimie mentale » pénètre jusque dans
les sentimens moraux qui pai*aissaient les plus irréductibles : elle
peut donner même à des sentimens intéressés la forme du désinté-
ressement. Quand nous croyons aimer la vertu pour la vertu seule,
n'y a-t-il pas là quelque illusion? L'école anglaise a depuis long-
temps comparé l'amour prétendu spontané et originel du bien pour
le bien à cette passion acquise et complexe : l'avarice. M. Spencer
répète après beaucoup d'autres la même comparaison. Nous prenons
l'habitude d'associer dans notre esprit l'idée de la fin et l'idée du
moyen, par exemple l'idée des plaisirs et l'idée de l'or qui peut
servir à les procurer; que ces deux idées se rapprochent de plus
en plus, que la première se fonde même avec la seconde et que la
fin s'absorbe ainsi dans le moyen, ce qui était d'abord désiré pour
autre chose finira pour être désiré pour lui-même ; on aimera l'argent
pour l'argent. De plus, cette habitude peut se transmettre par l'hé-
rédité : nos ancêtres, à force d'avoir recherché l'argent pour le plai-
sir, puis pour lui-même, peuvent nous laisser en héritage une ava-
rice innée. La vue seule de l'or l'éveillera comme un instinct tout
prêt à éclater. Il y en a bien des exemples. Stuart Mill et M. Spencer
transportent au désintéressement de la vertu une explication ana-
logue. D'abord recherchée comme un moyen en vue du bonheur,
la vertu a fini par être précieuse pour elle-même, abstraction faite
(i) Voir Bur Hartley la Psychologie anglaUe contemporaine de M. Th.lIUl)ot.
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Là morale contemporaine. 119
de son utilité* Notre penchant en apparence « primitif » à aimer
la vertu pour elle-même, notre sentiment désintéressé du devoir,
est une sorte d'avarice morale héréditaire. Si l'instinct peu ration-
nel de la possession de For a lui-môme son utilité, l'instinct moral,
éminemment rationnel, a une utilité bien plus grande : la société
entière en proflte. C'est le cas de répéter avec la Rochefoucauld
que les vices mêmes peuvent entrer dans la composition des vertus
comme les poisons dans celle des remèdes.
Outre leur simplicité apparente, les idées morales ont un second
caractère, Vinnéité^ qui a la même source que le précédent. Là
encore l'explication fournie par l'hérédité et l'évolution, si elle
n'est pas entière, s'étend assurément fort loin. Des expériences
accumulées et transmises à travers la race peuvent très-bien pro-
duire des idées et des sentimens qui semblent innés à l'individu.
Dne accumulation d'expériences chez l'individu même peut engen-
drer des sentimens particuliers et en apparence inexplicables.
Pourquoi par exemple sommes-nous heureux de revoir le lieu où
s'est passée notre jeunesse? Bien souvent ce lieu n'a aucune beauté
qui puisse directement nous causer du plaisir, mais le plaisir vient
de ce que nous sentons revivre en nous une multitude de jouis-
sances autrefois associées aux objets qui nous entourent. Notre
émotion, considérée dans sa généralité, n'est pas due alors à tel ou
tel souvenir particulier, mais à des souvenirs trop nombreux pour
qu'on les distingue individuellement : c'est comme un murmure
ou un chant vague dans lequel sanblent se confondre toutes les
voix de la jeunesse. Un effet analogue se produit à travers les siè-
cles, poun*ait-on dire, par l'accumulation des sentimens qui se sont
répétés de génération en génération. Ce sont des impressions amas-
sées qui prennent dans l'individu l'aspect de sentimens innés. Notre
conscience, par exemple, qui nous fait éprouver une si douce joie
dans les actes sympathiques, est l'effet d'une suite séculaire de
joies dues au commerce des hommes entre eux. Lorsque nous
accomplissons des actes honnêtes, nous nous sentons comme dans
notre patrie et notre lieu natal : c'est une sorte de réminiscence où
résonnent en sons vagues non-seulement nos plaisirs propres, maïs
les joies de la race entière. Le temps, ce grand et patient ouvrier
de toutes choses, a fait ainsi peu à peu d'un intérêt collectif notre
intérêt particulier; nous sentons l'injure faite à autrui comme une
injure personnelle, et c'est ce retentissement d'un intérêt de race
dans un individu que nous prenons pour un penchant inné au désin-
téressement.
Comme la simplicité et l'innéité, Vuniversalité des notions mo-
rales s'explique, au moins pour la plus grande partie, par l'évolu-
tion. L'état social est nécessaire à l'homme, certaines conditions
uiyiiizeu uy "v^j v^' v^ pt Iv^
120 REVUE DES DEUX MONDES.
élémentaires sont nécessaires à l'état social, par exemple un mini-
mum de justice, de sympathie, de fidélité aux engagemens, d'obéis-
sance à la loi; donc ces a conditions d'existence, » comme dit
Darwin, seront universellement observées. Les peuplades primi-
tives qui les ont enfreintes n'ont pas tardé à disparaître, laissant
la place à des êtres plus moraux, ce qui veut dire plus intelligens
et sachant mieux s'adapter au milieu, a Sans doute, si la triste
histoire de notre race avait été conservée dans tous ses détails,
nous aurions maint exemple de tribus qui ont péri pour avoir été
incapables de concevoir un système social ou les restrictions qu'il
impose (i). » Ce n'est là qu'une application particulière de la lutte
pour la vie et de la sélection naturelle.
L'universalité, à son tour, entraîne une certaine immutabilité
relative. Puisqu'il y a des conditions d'existence toujours les
mêmes pour toute société, comme il y a certaines règles de
construction partout identiques pour les maisons, il ne pouvait
manquer d'en résulter certaines lois immuables de morale. En
revanche, il y a d'autres lois (et ce sont les plus nombreuses) qui
varient avec les temps et les lieux; de là, selon M. Spencer,
les variations de la morale. Dans son ensemble, la conscience n'est
ni plus ni moins fixe que les espèces animales, dont Darwin a
fait voir la mutabilité. Des a impressions de plaisir» et des « expé-
riences d'utilité, » accumulées par l'habitude, transmises par
l'hérédité de génération en génération, lentement modifiées par les
modifications correspondantes du milieu, tel est le fond de la con-
science. Les astronomes d'autrefois croyaient qu'au-dessus de notre
monde corruptible et toujours mouvant s'étendait le monde des
étoiles fixes, dont la sereine éternité ne connaît ni la génération ni
la mort; de même les philosophes élevaient au-dessus de nos pen-
sées ou de nos sentimens mobiles le firmament intérieur des idées
immuables: vérité, beauté, bonté, justice. Selon la morale nouvelle
comme selon la moderne astronomie, au lieu de formes fixes, d'es-
pèces immuables, d'idées immuables, il faut reconnaître partout un
développement gradué et un progrès ; ce qui paraît immobile n'est que
du mouvement fixé, et on pourrait appliquer à la nature, quand elle
semble arrêtée et constante, ce que la Rochefoucauld disait de la
constance en amour : « C'est une inconstance qui s'attache succes-
sivement à toutes les qualités, à toutes les formes, une inconstance
renfermée dans ua même objet. »
Le darwinisme explique également par l'évolution et la sélection
des espèces le caractère de nécessité attribué aux idées morales, et
dont on a fait une sorte de mystère métaphysique. Si l'instinct moral
(1) Bain, Emotions and Willf p. 269.
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LA MORALE CONTEMPORAINE. 121
n'est au fond que Tinstînct social, il doit lutter aujourd'hui contre
l'instinct égoïste, qui lui a cependant donné naissance. L'instinct
moral est pour ainsi dire la force collective emmagasinée dans
l'individu; quand donc nous voulons opposer la force de notre
intérêt individuel ou de notre passion passagère à cette sorte de
puissance sociale qui réside en nous, nous éprouvons un sentiment
de contrainte, une résistance analogue à celle de l'individu qui lutte
au dehors contre la société* De plus, tout en subissant l'action de
cette puissance, nous en comprenons la raison, parce que nous
sommes intelligens et que les conditions élémentaires ^e la société
se justifient aisément à nos yeux. Il en résulte une nécessité à la
fois sentie et comprise, nécessité toute naturelle et sociale, nulle-
ment mystique. C'est ainsi que la nature et la société, en entassant
les siècles sur les siècles, façonnent peu à peu chaque homme à
leur image et reproduisent la constitution collective dans la consti-
tution individuelle, si bien que la première devient une nécessité
pour la seconde. On pourrait encore comparer cette action de plus
en plus intime à la combinaison qui succède, par l'affinité chimique,
au simple mélange des élémens mis en présence. Chacun de ces
élémens conserve d'abord sa constitution propre; puis, quand la
pénétration est devenue réciproque, la constitution du tout se re-
trouve dans la constitution de chaque partie : la moindre molécule
d'eau possède en petit toutes les propriétés de l'eau, comme un
type naturel dont la nécessité lui est imposée. L'idéal de la morale
évolutionniste est de produire cette pénétration et cette fusion des
intérêts qui fera de chaque individu une petite société semblable à
la grande, et de la société un grand individu semblable aux petits.
Les mêmes conditions nécessaires d'existence, régissant le tout et
les parties, finiront par les mettre d'accord. Dès aujourd'hui le
désintéressement, qui s'impose à l'individu comme une loi morale,
est au fond le sentiment que l'individu a de son intérêt comme
membre de la société. L'homme ne sort pas pour cela de lui-même ;
c'est au contraire la société qui entre peu à peu en lui et dont l'in-
térêt devient le sien, de telle sorte que la satisfaction de la sympa-
thie universelle trouve sa place parmi les nécessités du bonheur
individuel. La loi de la société, en pénétrant ainsi peu à peu dans
l'individu, ne change pas au fond la loi de la nature, qui est l'atta*
chement à soi.
Mais, objectera-t-on, d'où vient le caractère non-seulement de
nécessité physique ou logique, mais d'autorité morale et d'obligation
qui semble appartenir à la conscience? « L'impératif » moral n'est
pas la même chose que le nécessaire ; l'avarice, qui apparaît comme
une passion irrésistible, n'apparaît pas pour cela comme un devoir;
la vertu au contraire, se dégageant de la passion, s'érige en loi. —
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122 ftfiVDfi DES DEUX MONDES.
On connaît la réponse de M. Bain, adoptée par M. Spencer, —
réponse ingénieuse qui, si elle n'est pas de tout point suffisante, a
cependant sa part de vérité. Selon M. Bain, l'autorité impérative qui
appartient à la conscience n'est pas seulement, comme le croyait
Stuart Mill, une crainte de l'autorité extérieure (explication par
trop grossière); elle est encore une imitation de cette autorité. Nous
ne nous conformons pas seulement au milieu social ; grâce à l'évo-
lution, nous le reproduisons en nous. Nous ne nous contentons
donc pas de réponcke au commandement du dehors par une sorte
d'obéissance passive et craintive ; nous finissons par nous comman-
der à nous-mêmes. Ce qui n'était qu'une métaphore pour les anciens,
le tribunal de la conscience, devient pour nous l'expression de la
vérité : les jugemens de la conscience sont en effet l'imitation en
nous des tribunaux extérieurs. L'individu n'est pas seulement,
comme nous l'avons vu, un petit monde, ni même une petite
société, il est encore plus précisément un petit état où se retroa*
vent le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif, le pouvoir judiciaire.
La nécessité extérieure et sociale prend ainsi la forme d'obligation
morale ou de commandement intérieur. Encore est-ce une forme
toute transitoire, destinée à disparaître un jour. Selon M. Spencer
comme selon M. Darwin, le caractère impératif, imperaiivenessy et le
sentiment de coercition, coerciveness^ qui s'attachent au devoir,
viennent de ce qu'il y a lutte en nous entre un penchant supérieur
et un penchant inférieur; or cette lutte suppose que le penchant
supérieur n'est pas encore assez puissant, assez inhérent à notre
nature même pour remplir sa fonction spontanément et sans ob-
stacle. (( Ce fait prouve que la faculté spéciale dont un acte a besoin
pour être accompli n'est pas encore égale à sa fonction, n'a pas
encore acquis assez de force pour que l'activité requise soit deve-
nue l'activité normale, fournissant son contingent de plaisir. Mais,
avec l'évolution, le sentiment de l'obligation finira par n'être plus
ordinairement présent dans la conscience. Il ne s'éveillera que dans
les occasions extraordinaires... Les plaisirs et les peines engendrés
par les sentimens moraux seront devenus, comme les plaisirs et
les peines corporels, des mobiles d'excitation ou d'aversion si par-
faitement ajustés dans leur force aux besoins mêmes, que la con-
duite morale sera devenue la conduite naturelle (1). » En d'autres
termes, nous aimerons alors aussi naturellement notre famille,
notre patrie, l'humanité, que nous aimons aujourd'hui naturelte-
ment la vie, la nourriture, la lumière du jour, les fleurs de la terre.
S'il en est ainsi, à quoi bon invoquer en morale ce principe obscur
qu'on nomme le devoir absolu ou V impératif catégorique? Il s'a-
(i) The Data ofEthics, p. 131.
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LA hobâle contemporaine, 123
git simplement de faire comprendre à l'individu la marche logique
de la nature et de la société, puis de façonner ses sentimens de telle
sorte que son bonheur soit inséparable du bonheur d'autrui.
On le voit, la doctrine de l'évolution, telle que l'entendent
MM. Darwin et Spencer, remplace l'obligation morale du spiritua-
lisme par une sorte d'obligation physique ou de nécessité naturelle,
qui entraîne l'individu d'abord à son bien propre, puis au bien com-
mun. Il ne s'agit plus de discuter avec les théologiens et les moralistes
sur ce qui doit être; il faut chercher avec les naturalistes et les
« sociologistes n ce qui ne peut pas ne pas être et ce qui sera. Étant
donné Végoîsme primitif, il faut découvrir par quelle nécessité phy-
sique, non plus seulement logique ou morale, il se transformera en
amour d'autrui. Il faut montrer (et c'est ce qu'a edsayé M. Spen-
cer) par quelle évolution inévitable des êtres dont chacun cherche
son propre bonheur finiront par chercher nécessairement le bonheur
de tous. Pour obtenir ce résultat, c'est moins aux préceptes abstraits
qu'il faut faire appel qu'à l'entraînement de l'éducation, à la puis-
sance des lois publiques, surtout à l'action lente de l'hérédité et de
la sélection naturelle ; car ce n'est pas une moralité métaphysique
qu'il s'agit de produire chez les hommes, c'est « une moralité orga-
nique » et en quelque sorte physique, qui sera présente aux organes
et inhérente à la constitution même du cerveau humain, comme la
douceur est devenue inhérente aux animaux apprivoisés. Le mora-
Kste et le politique, dans ce système, ressembleront à Jacob, qui,
pour amasser le trésor nécessaire à son union avec Rachel, avait
obtenu de Laban d'abord toutes les brebis noires, puis toutes les
brebis blanches que la Providence ferait naître dans le troupeau,
et qui réussissait à ne faire naître que des brebis de la couleur
voulue. Pour aider la Providence, Jacob usait du procédé familier à
la Bootechnie moderne et déjà connu des éleveurs dans l'antiquité :
quand il voulait des agneaux sans tache, il commençait par choisir
pour la reproduction les brebis qui n'avaient aucune tache sous la
îiufigue, puis, cachant son secret, il les menait boire à la fontaine, où
il tenait placées sous leurs yeux des baguettes de différens arbres et
de différentes nuances . Le naïf Laban pouvait attribuer à 1 a couleur de
ces baguettes une influence divine sur la couleur des agneaux ; Jacob
savait à quoi s'en tenir sur le miracle. Moraliser les hommes, c'est
un miracle du même genre : leur proposer des préceptes abstraits
et des règles toutes logiques, c'est leur mettre sous leurs yeux des
baguettes sans grande vertu ; le seul moyen, c'est d'exclure de la
société les brebis noires, de favoriser la multiplication des bons,
de perfectionner la race par des unions bien assorties, selon toutes
les règles de cette science des sélections que Darwin voudrait voir
appliquer méthodiquement à l'humanité. Ainsi s'opérera, avec l'aide.
uiyiiizeu uy v^j v-/ v.^ pt Iv^
12& REYUE DES DEUX MONDES.
de Dieu et surtout de la science, le perfectionnement moral de
notre espèce.
Ce progrès ira si loin qu'il n'aura d'autre terme que la perfec*
tion même de la race. L'individu et la société, dit M. Spencer, de-
viendront parfaits et parfaitement adaptés l'un à l'autre; l'homme
sera vraiment un jour l'animal social et politique dont parlait Aris-
tote, et par cela même il sera devenu naturellement moral. Telles
sont les perspectives presque infinies que la doctrine de l'évolution
ouvre à nos espérances. Les esprits timides peuvent seuls, selon
l'école anglaise, s'alarmer de voir l'idée d'évolution pénétrer
dans la science des mœurs comme dans les autres sciences. Si cette
idée est féconde en conséquences importantes, si elle a sa beauté,
sa grandeur et sa vérité, pourquoi la craindre (1) ? Toute nouvelle
idée morale ou religieuse qui monte à l'horizon apparaît d'abord
grossie, étrange, inquiétante; elle est comme l'astre à son lever,
qui, lorsqu'il est près de la terre, semble énorme et répand une
lueur d'incendie, mais qui, parvenu à son zénith, illumine et féconde
tout de sa clarté.
H.
La vraie méthode scientifique consiste à juger une doctrine d'a-
près ses principes, en examinant s'ils sont vrais ou faux, et non à la
condamner d'avance par de prétendues conséquences immorales
ou antisociales. Nous ne nous arrêterons donc pas à certaines objec-
tions superficielles contre la théorie de l'évolution, qu'on a voulu
tirer de ses conséquences pratiques. On a cru voir, par exemple,
une immoralité dans l'opinion même qui fait descendre l'homme
d'un animal voisin de l'espèce simienne; et récemment encore Vir-
chow prétait l'appui de son nom à cette objection banale. Mais la
science des mœurs ne dépend pas des questions d'origine, elle
s'appuie sur notre nature actuelle et sur la fin idéale que nous nous
proposons à nous-mêmes (2). Si nous possédons aujourd'hui une
dignité morale, peu importe après tout que nous soyons descendus
d'un singe perfectionné ou d'un «Adam dégénéré. » Dans le premier
cas, nous avons devant nous les perspectives d'un progrès qui, ayant
déjà produit des transformations si importantes, pourra en pro-
duire de plus merveilleuses encore; dans le second cas, nous soni-
(1) Voir la Morale anglaise contemporaine, par M. M. Guyau, préface.
(2) « La vraie question, en effet, n'eat pas de savoir comment a été produite l'espèce
humaine; la chose qu*il importe de connaître, c'est ce qu'est l'homme et surtout ce
qu'il doit être. Nous, moralistes, nous n'avons pas besoin do nous enquérir d'où vien-
nent les hommes; cherchons, avant tout, où ils vont : occupons-nous moins de leur
passé que de leur avenir. » M* Guyau, la Morale anglaise contemporaine^ p. 314.
uiyiiizeu uy V^Jv-/\JVt Iv^
LA MORALE CONTEMPORAINE. 125
mes victimes d'une chute incompréhensible et'd'une fatalité qui n'est
pas seulement celle du mal physique, mais encore (chose plus
grave) celle du mal moral. Nous n'insisterons pas non plus sur les
fausses conséquences sociales tirées du darwinisme soit par ses
partisans, soit par ses adversaires : droit historique du plus fort,
despotisme des aristocraties et apologie de l'inégalité, despotisme
des masses et socialisme, etc. Toutes ces conséquences contradic-
toires se détruisent entre elles; elles prouvent que leurs auteurs se
sont attachés chacun à un point particulier du darwinisme, qui, vu
exclusivement, leur aparu entraîner telle ou telle conception écono-
mique ou politique. Nous avons essayé de montrer ailleurs (1) que
la sélection au profit de la plus grande force n'implique pas néces-
sairement et éternellement le triomphe de la force brutale dans
l'humanité : l'intelligence et la science ne sont-elles pas aussi des
forces môme au point de vue matériel ? la justice, le respect du
droit, l'amour de la patrie et l'amour de l'humanité ne consli-
tuent-ils pas pour un peuple la plus grande des puissances (2) ?
Dans la guerre même, la part de l'intelligence et de la science
devient de plus en plus grande, et un jour peut arriver où la cause
du droit y devienne la plus forte, car un jour viendra où les peuples
libres et justes pourront compter sur le concours ou la fédération
des autres peuples libres. Cette fédération assurera alors la pré-
pondérance de la liberté même et du droit, tout comme nous voyons
assurée dès aujourd'hui la prépondérance de la civilisation sur la
barbarie. Au reste, signalons avec Haeckel « le danger qu'il y a
à transporter brutalement des théories scientifiques dans le domaine
de la politique pratique.» — « Ce que j'ai le droit de demander, ajoute
Haeckel, moi, naturaliste, aux hommes politiques, c'est qu'avant de
tirer les conséquences politiques de nos théories, ils prennent d'a-
bord la peine de les connaître. Ils s'abstiendront alors de tirer de
ces théories des conclusions précisément contraires à celles que la
raison en peut tirer. Certes, des malentendus seront toujours com-
.mis, mais quelle doctrine est à l'abri des malentendus? Et de quelle
théorie vraiment saine et véritable ne peut-on pas tirer les plus
pernicieuses, les plus absurdes conséquences (3j ? » Laissons donc
de côté toutes les objections extérieures ou, comme disaient les
anciens, a exotériques. » Il n'est pas une idée nouvelle qui n'ait
ainsi excité les craintes : lorsque Colomb voulait découvrir l'Âmé-
(1) vidée moderne du droite li?. I et Conclusioii.
(2) M. Ctrrau ne noas semble donc pas fondé à dire, ayec M. Renoavier, que les
meilleurs au point de vue moral, les plus civilisés, les plus humains, devront être par
là mdme les plus faibles et « succomberont inévitablement dans la lutte pour l'exis-
tence » admise par Darwin.
(3) Les Preuves du iransformismef réponse à Virchow, p. 116.
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126 BEVUE DES DEUX MONDES.
rique, ne lui opposait-on pas, avec saint Augustin, que, si la terre
était ronde, les hommes des antipodes ne pourraient marcher la
tête en bas, et que le navire qui arriverait au bord de l'autre
hémisphère tomberait dans le gouffre infini de l'espace? — Ce qu'on
peut (Ure de la morale de Tévoluticm, c'est qu'elle est comme toutes
les autres insuflBsante en certains points, trop étroite et trop exclu-
sive ; mais essayons d'élargir le cercle de la doctrine sans en chan-
ger le centre, et nous reconnaîtrons ainsi qu'elle peut embrasser,
comme un compas dont on accroît la portée, bien des vérités qui
semblaient d'abord en dehors d'elle.
Pour apprécier en elle-même et à sa juste valeur la morale de
l'évolution, il faut avoir soin de ne pas confondre deux parties très
diflérentes de la science des mœurs. L'une, entièrement scientifique
et positive, roule toute sur des faits et des idées^ c'est-à-dire sur
des choses d'observation ou de raisonnement, — telles que les lois
de la sensibilité et de l'intelligence, les lois ou les conditions de la
vie individuelle et de la vie sociale. L'autre, entièrement métaphy-
sique et conjecturale, roule sur des hypothèses et des croyances qui
échappent à la vérification, — telles que l'existence ou la non-exis-
tence d'un bien absolu^ la liberté métaphysique ou la nécessité du
vouloir, l'immortalité ou la non-immortalité de la personne hu-
maine, la possibilité ou l'impossibilité d'un progrès indéfini et d'un
triomphe universel de la justice, etc. La science des mœurs peut-
elle se construire tout entière et se soutenir jusqu'au bout sans
avoir recours à ces hypothèses métaphysiques ou à d'autres ana-
logues? C'est une question que nous aurons un jour à examiner.
Peut-être alors trouverons-nous insuffisante sur ce point la morale
évolutionnîste et positiviste. Nous reviendrons sur ce sujet dans
une autre étude, et nous nous demanderons alors s'il n'y a point,
dans les notions morales, certains élémens métaphysiques qui seuls
leur confèrent leur caractère distinctif. Restons aujourd'hui , avec
MM. Spencer et Darwin, dans la sphère de la science positive et
de l'expérience ; ne considérons que ce qu'on pourrait appeler le
bien naturel et scientifiquement déterminable, sans faire interve-
nir un bien métaphysique qui est toujours plus ou moins conjec-
tural. A ce point de vue, tant qu'on n'introduit pas dans la science
des mœurs les conceptions métaphysiques, tant qu'on se borne au
positif de l'expérience et de la science, comme nous l'avons fait
tout à rheure dans notre exposition de la doctrine anglaise, la
morale de l'évolution parait exacte en son ensemble et n'a besoin
que d'être développée sans être radicalement modifiée. Prise en
son vrai sens et poussée plus loin qu'elle ne l'a été encore dans
sa direction légitime, cette morale naturaliste n'est même pas
inconciliable avec les principes fondamentaux d'une morale idéa-
uiyiiizeu uy 'vj v-/ V-^pt iv^
LA MORALE GONTEMPORAINB. 127
liste bien entendue : nous aurons à constater plus d*une coïn-
cidence finale entre les deux doctrines sur le terrain commun des
faits et des idées scientifiques.
Examinons d* abord en quoi la morale anglaise a besoin d'être
complétée au point de vue psychologique. Dans la genèse de la
conscience morale et dans l'histoire de ses développemens, le prin-
cipal tort de l'école anglaise, à notre avis, est d'avoir trop insisté
sur l'action de la nature et du milieu extérieur, qui se traduit en
nous par la sensation, par le plaisir ou la douleur passifs, et de
n'avoir pas assez vu la réaction intime de l'intelligence ou des idées,
grâce à laquelle l'homme finit par se créer un idéal supérieur de
conduite, un molif et un mobile supérieurs à la sensation. N'existe-
t-il pas une évolution intellectuelle et consciente dont la considèr
ration doit compléter celle de l'évolution sensible, inconsciente,
toute mécanique, si bien décrite par M. Spencer? Telle est la ques-
tion que nous devons examiner pour rapprocher, sur le terrain de
la psychologie, le point de vue naturaliste du point de vue idéa-
liste.
Le ressort fondamental de la volonté, pour la psychologie utilitaire
etévolutionniste,est l'attachementàsoi, la tendance au plaisir ou àun
(( état désirable de la sensibilité appelé d'un nom quelconque, con-
tentement, jouissance, bonheur. » Aussi le plaisir, ajoute M. Spen-
cer, est-il un « élément inexpugnable de la conception morale ; il
est une forme nécessaire de l'intuition morale tout comme l'espace
est une forme nécessaire de l'intuition intellectuelle (1). » Bentham
allait plus loin : « N'espérez pas, disait-il, faire lever à quelqu'un
pour un autre le petit bout du doigt s'il n'a quelque intérêt, quel-
que plaisir aie faire : cela n'est pas et ne sera jamais (2). » On recon-
naît là le développement moderne de la thèse des Hobbes, des
la Rochefoucauld et des Helvétius. Cette doctrine revient à celle de
Max Stimer, le matérialiste allemand, qui répète avec Bentham :
a En réalité, le moi ne peut pas plus sortir des formes de la vie
individuelle que de sa peau. En tant que moi^ en effet, je ne puis
vouloir que ma volonté, penser que mes pensées, et mes pen-
sées seules peuvent être les motifs de ma volonté. » — Sous cette
forme, c'est assurément là un principe que nul ne conteste, car il
revient à dire que moi seul puis être le sujet de ma pensée ou de
ma volonté, c'est-à-dire l'être pensant et voulant; mais la question
véritable est de savoir si moi seul aussi puis en être Y objet. En
somme, ne puis-je penser que moi et vouloir que moi, ne pais-je
(1) Data of Ethics, ^. 46.
(2) Voir lo chapitre sur Bentham dans la Morale anglaise contemporaine de
M. Gayan.
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12S BEVUE DES DEUX MONDES.
pas concevoir un motif supérieur et désintéressé, un motif propre-
ment intellectuel ? — En premier lieu, il est de fait que je pense les
autres : l'idée même du moi a pour corrélatif nécessaire l'idée d'ûti-
trui, à tel point que la seconde est indispensable à la première.
Bien plus, outre vous et moi, je puis penser encore l'ensemble des
hommes, l'ensemble de tous les ètxesiV humanité et Y univers. La
pensée, elle, en son objet, n'est donc pas égoïste, et le passage du
moi au non-moi, quoiqu'il soit encore pour les psychologues un
mystère, n'en est pas moins un fait réel; on pourrait même dire
que la pensée, par son caractère impersonnel et objectif, est essen-
tiellement (( altruiste. » En second lieu, si je puis penser les autres
êtres, ne puis-je pas aussi faire de l'idée d' autrui le « motif de ma
volonté, » contrairement à l'assertion de Max Stirner et des bentha-
mistes partisans de Tégoïsme radical ? — Je le puis en effet, et nous
montrerons tout à l'heure que ce motif est en même temps un
mobile. L'école anglaise définit trop exclusivement l'homme comme
un être sensible; il est encore un être intelligent. Or quel est le
motif capable de satisfaire l'intelligence, c'est-à-dire de lui procu-
rer son plus parfait « ajustement à sa fonction ou à son milieu? »
Le caractère essentiel de l'intelligence, c'est, comme nous venons
de le dire, de tendre à l'objectivité, par conséquent à l'imperson-
nalité et à l'universalité : ce qui est universel peut donc seul la
satisfaire dans son exercice. Quand je fais usage de mon intelli-
gence, je fais par cela même abstraction de mon moi et de ma sen-
sibilité personnelle; je ne vois plus de raison objective pour que
mon bonheur soit préférable à celui de tous les autres ; je ne vois
à cela que des raisons subjectives, raisons de pure sensibilité, dont
l'intelligence a précisément pour tâche de faire abstraction. Tant
qu'il reste devant ma raison un être privé de bonheur, elle n'est
pas satisfaite dans sa tendance à l'universalité : pour que je sois
vraiment heureux en tant qu'être raisonnable, il faut que tous
les autres êtres soient heureux. C'est là le motif intellectuel qui,
selon nous, vient s'ajouter au motif purement sensible, que les
Anglais ont seul considéré.
Ainsi, en admettant que l'égoïsme règne primitivement, le psy-
chologue doit reconnaître que nous arrivons tout au moins à con^
cevoir un idéal supérieur : le désintéressement de l'être intel-
ligent, sa tendance au bonheur universel. La conception de ce
motif idéal n'a d'ailleurs rien d'incompatible avec les principes
de révolution; elle est même la vraie « conciliation de l'égoïsme et
de l'altruisme » que cherche M. Spencer. En effet, au point de vue
même de l'égoïsme, je jouirai davantage si je jouis, par sympathie,
du bonheur de tous les autres êtres; en même temps cette jouis-
sance n'ayant rien d'exclusif et n'étant pas non plus le résultat d'un
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LA MORALE CONTEMPORAINE. 129
calcul intéressé, sera essentiellement altruiste. Aussi M. Spencer
considère-t-il l'harmonie finale de tous les bonheurs comme le
terme et le but suprême de l'évolution morale. Mais on peut aUer
plus loin encore et concevoir un idéal de désintéressement plus
complet, qui consisterait à sacrifier par raison (non plus seu*
lement par sympathie), son bonheur pour le bonheur de tous, au
cas où il serait démontré que ces deux bonheurs sont inconci-
liables. On peut même concevoir un tel sacrifice fait sans e<poir,
sans la pensée qu'on jouira un jour personnellement de ce bonheur
universel auquel on aura sacrifié sa jouissance présente, le bonheur
de sa vie, sa vie même. Combien Bentham eût trouvé absurde et
« ascétique » ce sacrifice sans compensation, cette dépense sans
profit! Mais Stuart Mill et M. Spencer sont obligés d'avoir recours à
ce genre de sacrifice, parfois nécessaire dans la pratique : le soldat
placé en sentinelle qui se fait tuer pour avenir de la présence de
l'ennemi n'accomplit-il pas un des actes les plus élémentaires de
la discipline, qui n'en est pas moins un acte d'héroïsme? Seulement,
pour amener l'humanité à mettre en pratique ce genre de désinté-
ressement, toutes les fois qu'il sera nécessaire, et à réaliser ainsi le
plus haut motif intellectuel, M. Spencer ne compte pas sur un autre
mobile que les habitudes héréditaires d'altruisme et de dévoûment
sympathique, produites mécaniquement par la solidarité des inté-
rêts au sein de la société. C'est, en quelque sorte, par la seule sou-
dure des égoïsmes et des sensibilités qu'il veut rendre l'individu
altruiste. Nous, sans nier ce qu'il y a de vrai dans cette évolution
mécanique des intérêt^ qui tendent à se confondre de plus en plus,
nous la croyons insuffisante pour produire la conciliation finale de
l'égoïsme et de l'altruisme (1). Nous allons donc faire appel, pour
réaliser de plus en plus l'idéal du désintéressement, à un autre
moyen que le frottement mutuel des intérêts. Nous allons montrer
qu'au lieu de cette action toute sensible, l'idéal, étant intellectuel,
exerce une action tout intellectuelle aussi, sur laquelle les Anglais
n'ont point assez insisté et dont nous ferons le point de départ
d'une évolution d'un nouveau genre.
Le plaisir sensible n'est pas, selon nous, le seul mobile réel qui
agisse sur l'homme : nous avons vu tout à l'heure que l'intelli-
gence, avec ses idées, peut être à elle-même son motif; ajoutons
maintenant qu'elle peut aussi, par elle seule et par sa propre vertu,
devenir son mobile à elle-même. En d'autres termes, l'honune n'a-
git pas seulement sous l'impulsion du plaisir, il agit aussi par intel-
(i) Cest an point qu'a bien mis en lumière l'auteor de la Morale anglaise contem-
poraine, p. 330 et BuiT.
TOMI IL. — 1880. 9
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130 BETUE DES DEUX HORDES.
ligence et sans avoir besoin d'un autre moteur que TintelUgeûce^
parce que celle-ci est déjà action et qu'elle porte en elle-même son
attrait propre. Il n'y a pas de motif purement abstrait et inerte,
comme ceux qu'imagine une psychologie vulgaire; tout motif est
en même temps un mobile, tomte idée est une tendance et, indivi-
siblement, une action. Principe capital dont nous avons, dans les
sujets les plus divers, montré l'importance. D'après ce principe,
point d'idée qui ne produise un mouvement cérébral et ne tende à
s'exprimer dans nos membres, dans nos mouvemens extérieurs,
dans notre conduite. Parfois la représentation de l'objet est assez
intense pour imprimer à notre corps un mouvement visible ou,
comme disent les savans, un mouvement de masse; parfois elle
est contrariée, affaiblie, entravée dans son développemeot et ne
produit alors qu'un mouvement moléculaire insensible. Au fond,
l'idée n'est qu'une action commencée, réfléchie sur elle-même par
l'obstacle qu'elle rencontre dans les autres idées qui tendent comme
elle à l'existence, et prenant ainsi conscience de soi. L*image d'un
son, par exemple, est un son naissant dans le cerveau et qui se
transmet jusqu'au larynx, t)ù les muscles se dilatect et se resserrent
selon le degré d'acuité du son. De là 4a loi suivante qui est capitale
en psychologie et en morale : Etitre Inintelligence €t 4* action il y m
un moi/en ienne de supprimé^ tandis qu*€ntre Vêtre inintelligent et
r action la nature intercale le mobile du plaisir sensible. Le plwsir
sensible est un succédané, im sup^dément, un moyen de remédier
à rinsjflisance d'une activité inintelligente : c'^st le bâXon de l'a-
veugle. Par conséquent, l'idéal moral, l'idéal d'une activité indé-
pendante du plaisir même, toute ladonneUe et en ce sens toute
libre, a en soi une puissance spontanée de réalisation : l'idée de la
moralité est la moralité comusenoée^Gette idée est le premier TiK>teur
de l'évoluiion morale telle que nous la comprenons, et dès que
rhomme Ta conçue, il n'est déjà plus dans le pur égoïsme où il se
trouvait originellement plongé. La pensée que je pourrais sortir de
moi et que, pour un être intelligent capable^île concevoir funivers,
il serait bon d'en sortir effectivement, n'^st déjà plus « lagravitar
tion sur soi; » le moi qui songe à se désintéresser et à aimer n'est
déjà plus le ^ moi haïssable. » Cette pensée et ce désir du désinté^
ressèment ne restent jamais entièreosient stériles ni purement pla-
toniques : ils se traduisent «n actes, d'abord quand il m'y a pas be-
soin pour cela d'un grand effort sur l'égoïsme et qu'on peut faire
plaisir à autrui sans grande peine; puis, quand il y a besoin d'uH
effort plus considérable, enfin (l'exercice accroissant la force) quand
il y a besoin d'un vrai sacrifice. Ainsi l'idée descend dans les actes,
qui en sont la réalisation progressive et qui se modèlent sur le typa
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LA 1I0RM.E COKTÏIIPOBÂINE. 131
du désintéressement vériuUe. Pacmi les forces qai luttent en nous
pour l'existence et entre lesquelles s'établii une sélection inté-
rieure, MM. Darwin et Spencer n'ont point feit une part suffisante
à Fidéal même du désintéressement et à l'influence du motif pure-
ment intellectuel sur nos instincts d'abord sensibles et égoïstes.
L'influence pratique que nous temms. d* attribuer à l'idéal de
l'abnégation, c'est-à-dire d'une volonté agbsant sekm des fins im-
personnelles, on peut rétendre avec non moins de raison à toutes
les notions morales, à toutes les vérités morales, qui ne sont d'ail-
leurs que des applications de cette idée mattresse. Les vérités mo-
rales expriment les conditions de la vie humaine la plus parfaite,
soit individaelle, soit sociale. Pour l'école anglaise, ces conditions
se réalisent en s'imposant mécaniquement dans la pratique même
de la vie et dans le cours de l'histoire ; poiir nous, elles peuvent se
réaliser encore d'une autre manière : en se concevant eUes-mêmes
et par un attrait tout intellectueL M. Spencer compte surtout sur
la force des choses, sur rhahituuie, sur l'hérédité, sur l'instinct,
sur les coutumes et les lois positives, beaucoup moins sur Féduca-
tiom et y instruction *, nous, nous pensons qu'il faut aussi compter
sur la force des idées et sur la vertu que la science morale doit
avoir de s'incarner en nous elle-même. Du reste, à mesure que la
science en général fait plus- de prog;rès» nous comprenons mieux
la puissance dont elle dispose pour se soumettre la réalité. Chez un
être intelligent comme l'homme, toutes les fois que l'action n'est
pas aveugle et instinctive» elle est déterminée par la science qu'il
possède» Le temps n'est plus, nous venons de le voir, où on pou-
vait considérer la science et ses vérités comme de pures abstrac-
tions, ^aat besoin d'une force étrangère pour les réaliser: elles
se réaUsent à la fia elles-mêmes dans la mesure de leur vérité.
Une iàéewaie est un fait, présent, passé ou à venir. Ajoutons qu'in-
vecsfflneikt mi fait m'est qu'une idée visible, car un fait n'est que
le point de r^Kontre d'une multitude de lois qui s'entre-croisent,
et les lois se ramènent à des idées. Qu'est-ce que le mouvement
d'ufi Hkolrile k travers l'espace? C'est de la; mécanique qui se réalise
ellenoEiême.. Qu'est-ce que la fomnatioD d'an cristal au sein delà
terre ? G' est de la géométrie qui se rend elle-même visible aux
yeux.: Au lieu: de se manifester aiasi dans un milieu extérieur, la
science et ses lois peuvent se manifester dans notre intelligence et
dans nos actions, mais c'est toujours la même force qpi se déploieu
Quand sœis agissons sous l'empire d'une vérité géométrique, méw
craique^ physique, on peut dire que c'est la géométrie, la méca-
nique, la physique qui se réalise par notre intermédiaire. Gonsidérw
par exemple Tarpenteur que parcoart un terrain, en divers sens :
ses jambes et ses bras sont mus par som cerveau ; son cerveau est
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1S2 BEYUE DES DEUX MONDES.
mû par des conceptions géométriques; telle conception, tel mou-
vement, telle science, telle pratique ; on peut donc, en le voyant
marcher, dire sans aucune métaphore : C'est de la géométrie qui
marche. Quand nous agissons ainsi sous l'influence de notions
toutes scientifiques, les théorèmes et les lois de la science ne font
que se continuer dans nos pensées et nos actes : c'est comme un
courant mathématique ou mécanique qui nous traverse et, en nous
traversant, nous fait mouvoir. La pratique n'est donc que de la
théorie en action, et si la théorie est exacte, la pratique le sera.
Aussi, quel a été le moyen de réaliser dans la société une géo-
métrie et une mécanique de plus en plus parfaites, par exemple de
nous soumettre les objets extérieurs, de nous faire traverser rapi-
dement l'espace, de nous donner des organes nouveaux par une
nouvelle industrie ? — La pratique est sortie de la science, dont
elle n'est que le prolongement. Pour faire de la bonne géométrie,
la société humaine n'a eu besoin que d'apprendre la géométrie. Le
véritable enchanteur, qui transforme toutes choses par une magie
naturelle et finit par se transformer, par s'enchanter lui-même,
c'est la science. Dans toutes ces actions qui se réduisent à l'appli-
cation de telle ou telle vérité scientifique, claire ou obscure, nous
n'avons point besoin de supposer une volonté distincte de l'intel-
ligence, comme un serviteur prêt à exécuter l'ordre de son maître.
Ici l'ordre s'exécute lui-même: l'homme pense, il sent, et l'acte
suit.
La sensibilité même peut être considérée comme une conscience
plus ou moins confuse des idées qui agissent et luttent en nous.
Pascal définissait les passions avec profondeur en les appelant des
précipitations de pensées. Ce sont, si l'on veut, des pensées au
moins virtuelles qui se meuvent trop vite et en masses trop com-
pactes pour s'apercevoir elles-mêmes : la conscience traversée par
elles, comme une eau troublée, perd sa transparence. Sentiment et
pensée sont au fond identiques et n'expriment que des degrés divers
d'une même réalité.
Tel est le déterminisme qui, selon nous, régit tout ensemble et
l'intelligence invisible et ses manifestations visibles sous la forme
du mouvement. Nous sommes soumis à ce déterminisme dans tous
les actes qui relèvent du désir ou de la pensée, des passions ou des
idées. Si tout était pour nous une affaire de savoir positif, une
question de pure science, la science positive nous régirait d'une
manière infaillible. Par exemple, si nous n'avions jamais à faire
autre chose que des applications de la géométrie, de la méca-
nique, de la physique, de la biologie, nous n'aurions besoin
que de perfectionner notre science pour perfectionner l'applica-
tion et, encore une fois, nous ne serions que le milieu à travers
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LA MORALE CONTEliPORAINE. 133
lequel ces sciences se réaliseraient elles-mêmes, selon les lois de
leur propre nécessité.
Transportons dans la morale une conception analogue. Nous y
trouvons d'abord une i^dsiie posùivey où la science est le grand
ressort : si la pratique de la géométrie n'est que de la géométrie
qui se manifeste, pourquoi la pratique de la morale, dans ce qu'elle
a de scientifique et de positif, ne serait- elle pas simplement la
science morale se manifestant de plus en plus à mesure qu'elle
prend mieux conscience d'elle-même? Et s'il y a encore dans la
morale une partie métaphysique, toute spéculative et hypothétique,
toute tournée vers l'idéal suprême comme l'art est tourné vers le
beau, pourquoi la réalisation et la mise en pratique de ces hautes
hypothèses morales, de ces croyances supérieures à la vérification,
ne serait-elle pas encore une connaissance réalisée, mais cette fois
une connaissance du possible ou du probable, non plus du positif
et du certain ? En un mot, la haute moralité serait non plus de la
science proprement dite, mais de la métaphysique se réalisant elle-
même.
Relativement à cette doctrine des idées et de leur influence,
M. Spencer nous a fait une réponse du plus haut intérêt, que nous
devons citer pour l'éclaircissement de la question : u J'acquiesce
entièrement, nous dit le philosophe anglais, à votre croyance que
l'idéal moral devient lui-même un facteur dans notre progrès vers
un état plus moral. Les idées et les émotions appropriées à une
phase quelconque du progrès social s'aident toujours les unes les
autres, car les émotions renforcent les idées et les idées donnent
un caractère défini aux émotions ; dans cette mesure, les idées
arrivent à former une partie de l'ensemble des agens produisant le
mouvement {the agency producing movement). Toutefois, à ce que
je pense, elles ne sont pas elles-mêmes des forces, mais elles favo-
risent les actions de ces forces qui naissent des émotions, en ren-
dant leurs directions plus spécifiques, en diminuant le frotte-
ment, etc. » — L'accord entre l'opinion de M. Spencer et la nôtre
n'est pas impossible : tout dépend du sens que l'on attache au mot
idée. Si on entend par là une forme abstraite et logique, l'idée
n'est peut-être pas par elle-même une force, quoique après tout
ce qui contribue à la détermination, à la direction, à la spécifica-
tion d'une force ne puisse être qu'une force ; le cadre même d'un
tableau est une force, les digues d'un fleuve sont une force , ce qui
diminue le frottement d'une force contre une autre doit être encore
une force. Mais l'idée dont nous voulons parler est l'idée réelle,
l'idée en acte, par conséquent l'action de penser à une chose dé-
terminée; cette chose même à laquelle nous pensons est, en morale,
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S3A &eVCB Dfi& 0ED1 MONDES»
iin6 action que dous concevons comnie devant être désintéressée ;
or r action dépensera une action, c'est déjà une première réalisation
de l'acte pensé. Toute action qui est ainsi en voie de se réaliser est
évidemment une Eorce en activité, une tendance qui se déploie
ou, pour parler un langage plus psychologique, un exercice de la
volonté: penser, c'est donc agir et vouloir. En ce sens, M.. Spencer
noitô accordera que l'idée^ action consciente, est uoe force, que la
pensée de l'idéal est déjà une volonté de Fidéal, que par consé-
quent l'intelligence est active en elle-môme et par elle-même, que
la.raison est une puissance executive et non» comme on se la r^ré-
sente d'ordinaire, simplement délibérative. La raison n'est pas
assise comme un juge immobile, elle est elle-même en cause; elle
accuse ou se défend, elle prend une part active à la lutte. Elle
n'est pas non plus comine un spectateur au théâtre, elle est un
acteur qiu joue et se voit jouer tout ensemble : c'est à la lettre et
non-seulement par métaphore que,, dans les drames de Corneille,
la raison et la passion sont aux prises^ et il en est ainsi dans tous
les drames réels de la vie.
M. Spencer nous écrit encore : a Je pense que, quoique les idées
morales servent comme agens secondaires, elles ne sont elles-
m^émes rendues possibles que par la croissance de ces sentimecs
moraux qui résultent de l'adaptation à l'état social. Dans mon pre-
mier ouvrage : Social Statics^ publié en 1850, je vois que j'ai indi-
qué cette opinion. Au chapitre VI se trouve ce passage: — « Pro-
portionnellement aux forces de la sympathie d'une part, de l'instinct
des droits personnels d'autre part, se développera l'inclination à se
conformer à la loi de Tégale liberté pour tous. Ea même temps l'in-
clination à se conformer à cette loi engendrera une croyance cor-^
respondante en la loi même. Aussi est-ce seulement après que le
progrès de l'adaptation a fait un pas considérable que peuvent se
produire, soit la subordination effective à cette loi, soit la percep-
tion de la vérité de cette Im. » VL Spencer fait ainsi marcher l'idée
derrière la croyance, la croyance derrière le sentiment, le senti-
ment derrière l'inclination, enfin l'inclination derrière le fait de
Fadaptation sociale; l'idée n'est pour lui que la dernière et la
plus abstraite formule de l'adaptation même, elle en est comme
l'équation algébrique. Que tel soit l'ordre historique de notre déve-
loppement intellectuel et moral, nous ne le nions pas ; maïs le point
de vue de M. Spencer n'exdut nullement le nôtre. Une fois produite
I^r les faits, l'idée modifie à soa tour les faits eux-mêmes et devient
un mobile capable de réagir sur eux : voilà ce que nous soutenons.
Une foi» engendrée, l'idée engendre à son tour une croyance dans
la possibihté de sa propre réalisation ; cette croyance produit un
sentim^t, semblable à l'attrait que l'artiste éproave pour l'œuvre
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Lk ITORAUS GONI^IPORÂINE. 135
d*art dont il se représente la possibilUé; le sentiment produit uœ
inclination, semblable au besoin de créer que resseat l'a^rtiste; l'èa-
elination enfin suscite les moyens de sa réalisaiion effective, elle
entraîne Ttcte, et l'idée est ainsi devenue réalité. Le fait objectif et
extérieur avait produit le fait subjectif et intérieur, l'idée; celle-ci,
à son tour, reproduit le fait extérieur, mais en le tcansformant, ren
le perfectionnant, en l'adaptant i elle-même. Ce qu'on appelle la
liberté humaine se réduit, ponr l'expérience psychologique et indé-
pendamment des croyances métaphysiques, à ce pouvoir qu'a
l'idée de dominer le fait et de se l'assujettir. Nous sommes per-
suadé d'ailleurs que M. Spencer ne niera pas cette énergie de
l'idée, quoiqu'il incline plutôt à placer la principale puissîmce dans
les faits extérieurs, dans l'état donné de la société, en un mot dans
le milieu <( ambiant, n Mais si sa doctrine est vraie dans son appli-
cation au passé de l'humanité, la nôtre ne Test pas moins, si nous
ne nous trompons, dans son application à l'avenir de rhumanité.
Ce sont les faits qui ont fini par faire naître l'algèbre dans le
cerveau de l'homme, soit ; mais l'algèbre est sortie à son tour de
ce cerveau tout armée et capable de soumettre à sa domination les
faits extérieurs. De même, l'adaptation à la société a produit la
morale, mais la morale saura s'adapter la société. Le naturalisme a
donc son prolongement nécessaire dans l'idéalisme, et nous pou-
vons conclure que, parmi les mobiles xpxi agissent sur l'homme, et
qui sont des données « positives » de la morale comme de la psy-
chologie, il faut faire une place à l'idéal.
En résumé, tout comme la raison peut être à elle-même sa fin,
sa loi, c'est-à-dire sa raison, ainsi elle peut être à elle-même sa
force, son moyen de réalisation ; de même qu'elle est autonome, elle
peut être automotrice. Sans doute l'intelligence, en agissant, pro-
duit encore le plaisir, mais celui-ci n'est plus qu'un résultat immé-
diat, non le but, ni la cause. En outre, c'est un plaisir d'un nouveau
genre, une conscience de soi et de son activité raisonnable, une
jouissance immédiate de soi. Dès que l'être, devenu intelligent, a
acquis assez d'élasticité pour agir et se déployer immédiatement
sous l'influence de l'idée, le fidÀsir phinoTnéTial et passif de la sen-
sation disparaît au profit de la conscience continue et de la jouis-
sance active continue. Ainsi est rendue possible la moralité. Les
évohitionnigtes n'ont pas assez compris que cfaex rhomune, ôire
pensant, l'idéal même devient une des a conditions d'exis4)e]!»ce «
de la réalité. De plus^ ils ont considéré trop eKclusivement dans
Tindiridu l'adaptation au milieu physique ou social^ par consé-
-qnent l'utilité tout extérieure ou, coooune dirait un disdple de Kant,
la finalité extérieure* M. Spencer nous parle sans cesse du milieii
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136 RETUE DES DEUX MONDES.
social, Jhe social envtronment^ et de l'équilibre avec ce milieu
comme idéal suprême de l'individu. Mais il y a un autre genre
d'adaptation qui méritait d'être considéré : c'est l'adaptation de
rindividu.àj lui-même, c'est-à-dire à ses vraies « conditions inté-
rieures d'existence » et de développement. Le maximum de puis-
sance^[pour l'activité, le maximum de conscience et de connais-
sance universelle pour l'intelligence, le maximum de jouissance
pour la sensibilité, voilà le véritable équilibre intérieur de Têtre. Il
en résulte que l'individu, comme tel, a déjà un certain idéal auquel
iMoit s'adapter pour réaliser en sa plénitude son existence propre ;
il conçoit cet idéal de puissance, de connaissance et de jouissance,
qui n'est que sa nature même parvenue au « terme de son évolu-
tion ; » cette conception se réalise peu à peu et produit ainsi ce
qu'on peut nommer la finalité intérieure, abstraction faite du milieu
physique et social.
IV.
Nous venons de voir que la doctrine anglaise a besoin d'être
complétée, au point de vue psychologique, par tme conception plus
large et plus exacte des ressorts de notre nature, motife ou mo-
biles ; elle n'a pas moins besoin d'être complétée, au point de vue
cosmologique, par une idée plus juste du rôle qui appartient au
plaisir dans l'univers. D'ailleurs nous allons voir la morale darwi-
niste tendre elle-même vers ce point de vue supérieur, vers l'idéa-
lisme, et se montrer ainsi en progrès sur la morale utilitabe dont
ellej était sortie.
Selon l'idéalisme, le plaisir, en tant que phénomène particulier
et personnel, est un fait qui, pour la science, ne s'explique pas par
lui-même. Le plaisir, en effet, a une cause, une raison, il est dé-
rivé; l'intelligence peut concevoir cette cause et cette raison: elle
peut donc apprécier tel ou tel plaisir particulier au nom de ce qui,
en général, produit et doit produire le plaisir, explique et justifie
scientifiquement le plaisir. La jouissance de l'ivrogne, par exemple,
est un résultat accidentel de circonstances variables et transitoires,
un phénomène que la science peut juger, et qu'elle juge effective-
ment anormal, bestial, contraire à la nature générale de l'être rai-
sonnable et aux lois cosmologiques de la vie. Au point de vue même
de l'esthétique (que l'école anglaise a d'ailleurs le tort de négliger
entièrement), le plaisir peut se juger encore; la science n'a-trelle
pas le dioit de prononcer que le plaisir causé par la Vénus hotten-
tote est moins rationnel, le plaisir causé par la Vénus de Milo plus
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LA MORALE CONTEMPORAINE. 137
rationnel? Non-seulement le plaisir n'est qu'un effet de certaines
causes» mais encore il n'est, peut-on ajouter, qu'un mode de l'être,
une simple manifestation de Tétre à lui-même. Ce mode répond à
un certain état ou à une certaine action de l'être ; la science, pour
l'apprécier, doit donc remonter à l'être même et aux lois objec-
tives de son développement. Bien plus, le plaisir proprement dit
n'est qu'une partie et non un to »t; le tout serait la félicité, comme
l'école anglaise le reconnaît; mais cette félicité même nous appa-
raît encore comme une simple manifestation de l'état où l'être se
trouve ou de l'action qu'il exerce; la félicité est donc encore une
conséquence dea lois scientifiques de l'univers, non un principe. A
l'être heureux la science peut toujours demander : Pourquoi es-tu
heureux? — Le bonheur est la satisfaction de la volonté et de ses
tendances; on est heureux quand on possède pleinement ce qu'on
veut; le plaisir suppose donc la tendance, la tendance à son tour
suppose la vie et l'activité ou, si l'on préfère ce mot, la volonté.
C'est par conséquent l'activité et la vie qui est primitive pour la
science, et c'est le plaisir qui, sous tous les rapports, est dérivé.
Voilà les principes de l'idéalisme, et ils ne sont pas en contradic-
tion formelle avec le naturalisme anglais.
Non-seulement, selon les idéalistes, le plaisir peut ainsi se juger
au nom de la science, il le peut aussi au nom de la nature même.
Les deux points de vue sont d'ailleurs inséparables. Ici encore,
l'école de Darwin et de M. Spencer s'écarte de l'utilitarisme primi-
tif. La nature, telle que la cosmologie nous la révèle, ne se soucie
pas autant du plaisir et de la peine que semblaient le croire les pre-
miers utilitaires. Ce ne sont là pour la nature que des phénomènes
particuliers perdus dans l'ensemble des choses. Elle va devant elle
sans se préoccuper des êtres qu'elle fait souffrir. La grande roue
qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu'un, c'est l'évolution.
Un travail se fait dans l'univers où le bonheur et le malheur des
individus semblent compter pour bien peu. Le plaisir et la peine
paraissent jouer le même rôle dans les opérations de la nature que
la chaleur dans le fourneau du chimiste : il y a des élémens chi-
miques qui ont beau être en présence, ils ne se combinent pas tant
qu'on ne les a pas élevés à une certaine température ; mais, une
fois combinés, ils ne se séparent plus, même à la température nor-
male. La joie et la souffrance individuelles, les catastrophes de la
nature, les révolutions sanglantes de l'histoire sont comme^ cette
chaleur élevée qui produit des combinaisons nouvelles, et ces com-
binaisons demeurent stables même quand l'effervescence est pas-
sée, quand l'être est revenu à son état d'indifiérence. Plaisir et
peine ne sont peut-être ainsi que des moyens d'excitation, des agens
de cornbinaîson, ou, si Ton aîmp mieux, des ressorts destinés à
138 RETUE ras DEUX liONMEâ.
faire agir et mouvoir F être; mais quel est le travail fkial auquel
tend la nature, s'il y en a. un? Noua TignoroBS :
Dans» vos eîeox, au-delà de la sphère des noos.
Au fond de cat «drar immobile et dormant,
Peut-être faites-vous des choses inconnues
Oà la douleur de Thomnie entre comme élément.
Ainsi, quand on considère la nature entière, le plaisir apparaît
comme n'étant peut-être qu'un accident, tout au moins comme
n'étant qu'un effet. là une sorte d'antinomie' entre le point de
vue sensible et le point de vue cosmologique, entre le subjectif et
Tobjectif : pour la sensibilité le plràsir est tout, pour la science et
la nature il n'est qu'une partie dans te tout. La morale anglaise
s'est placée d'abord à un point de vue exclusivement subjectif et
sensible : Benlham et Ifes purs utilitaires ne parlaient que du plaisir
et ramenaient finalement tous les plaisirs à ceux du moi. Les évolti-
tionnistes, au contraire, après avoir déclaré avec Bentham que le
plaisir est le seul bien, sont obligés ensuite de prendre le point de
vue scientifique comme centre de- perspective* pour contempler
l'évolution du cosmos : dès lors, le moi et ses plaisirs se trouvent
rejetés au second plan. Le boirtienr même ne doit plus être l'objet
immédiat de notre poursuite, mais seulement Tobjet ftnal. Il est
hasardeux, disent les évolutiomristes, dte se perdre avec les utili-
taires dans Tévaluation directe du plaisir, soit pour l'individu, soft
même pour la société : la vraie méthodescientifique consiste à remon-
ter des faits aux lois qui les régissent (1), Une fois introduit dans le
système du plaisir, l'élément intellectuel et objectif va grancKssant
d'importance : il fait pour ainsi dire la tacbe* d'huile, et l'épicurisme
primitif des Anglais finit par de» considérations qui rappellent le
stoïcisme. M. Darwin s© voit obligé d'apporter une modification
importante à la formule de Bentham et des; utililwes, qui était de
prendre pour but 1« plus grand plaisir du pins grand nombre. L'il-
lustre naturaliste- substitue au bonheur dti plus grand nombre la
« préservation de la race sous ses GDndîtions d'exietencev » Le terme
de bonheur lui semNfe en efffeti trcç subjectif et terop humain; il
lui préfère un mot phis vague, mais plus' objectif, celui de bien-
être général, a Gè terme, dit-il, peut se. définir ainsi : le moyen qui
permet d'élever, dans les conditions existantes, le phis grand
nombre d'individus en pleine santé, en pleine vigueur, doués de
(1) Voir sur ce sujet lè chapitre de M. Goyau dans fa Mbrak anglaise covdempo-
rame, page 165 et buW. Voir avssi la erit^ue dO BesCiiain par Iff. Spencer, daoo les
Dat(kof£tkio8.
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lA UtmàLE CSONTBHPORAfiNE. 186
facuUés aussi parfaites que possible (1). » Quoique la réalisation ^
c^ état de choses, ajoute-t-ii, doive aycir pour conséquenoe le bon-
heur, oepeDdant le bonheur doit toujours être considéré comme use
conséquence, ncoQ foomme un pdndpe. M. Spencer dit à son tour-.
« Les bons et mauvais résultats des actions ne sauraient lôtre acci-
dentels; ils doiyenit être les conséquences nécessaires de la nalare
des choses ; il appartient à la science moirale de déduire des lois de
la vie et des conditions de V existence quels sont les actes qui iten*
dent à produire le ibonheur et quels sont ceux qui tendent à pro-
duire le malheur (2). » En un mot, Thomme ne doit plus prendre
pour but direct le plaisir et le bonheur mômes, mais seulement les
actes qui sont les conditions générales et nécessaires du bonheur
pour tous les hommes.
Dès lors, la morale naturaliste tend à la même conclusion «que la
morale idéaliste : elle tend à identifier 'ridéal moral avec l'acbëve-
ment de la nature, avecie dernier terme Ae son évolution. M. Spen-
cer admet, comme pourrait le faire un idéaliste, que les actes ^ons
sont les actes appropriés à leur fia. Seulement il ne faut pas entendre
par là, avec le spiritualisme classique, une finalité préétablie par
une intelligence : il s"agit simplement d'une conséquence harmo-
nieuse amenée parrévolutiem du monde, non d'un principe d'har-
moDie supérieur ou antérieur à celte évolution. Les nageoires d'un
poisson, par exemple^ sont bonnes quand elles sont bien adaptées à
ileur milieu et à leurionction; cette ifonction, étant pour le poissoi
une -condition de vie et «de jouissance, peut être appelée une fin,
et fait partie de son bien. Kref, la fin n'est cpi'un terme naturelle-
ment et nécessairement atteint par l'évolution, non un but préconçu
par une intelligence supérieure à la nature. Ceci posé, la bonne con-
duite a est celle qui a atteint le plus hauthaut degré de l'évdlution...
Le terme idéal de l'évolution nn^Krei/^ de la conduite ^st aussi la
règle idéale de la conduite considérée au point de vyie moral. » Et
comme le terme de l'évolution humaine, selon M. Spencer, est la^ie
sociale, il en tire cett-e conclusion : a L'homme idéal peut être conçu
comme constitué de telle sorte que ses activités spontanées soient
d'accord avec les <^onditions imposées par le milieu social formé
d'autres êtres semblables à lui. »
Id encore, sans contredire le principe fondamental de la doctrine ,
ne peut-on et ne doit-^n pas aller dans cette voie plus loin que
JUM. Spencer et Darwin? Les lois les plus élevées de l'évolution hu-
maine sont-elles seulement celles qui assurent le perfectioanement
(1) Voir la Morale anglaise contemporaine, par M. Guyaa, pa^ 160.
(2) On remai*quera Tan^ogie de cette conceptioa avec celle d'un atoraliste français,
H. Courcelle-Seiïeail.
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f
lAO A£yO£ DES D£D1 MONDES*
et la félicité de la société humaine 7 L'homme n'étend-il pas son
idée, son désir de perfectionnement et de bonheur à tous les êtres
sentans et même aux autres êtres qu*il voudrait appeler à la sensa-
tion, en un mot, à l'univers? Quoique l'évolution du monde ne soit
pas le déroulement d'un plan divin, elle n'en offre pas moins une
direction qu'elle prend d'elle-même, un sens qu'elle fait sortir de
son chaos apparent : l'homme s'efforce de pénétrer ce sens : il tra-
duit en son langage, il formule en termes de sentiment, de pensée,
de volonté, de bonheur, les vœux encore inconsciens de tous les
êtres ; génie de la nature, il achève et prononce le mot par elle
ébaudié. En poursuivant l'idéal, il suit donc encore la nature : tel,
d'après un fragment de la courbe décrite par un astre, le savant
la prolonge et l'achève; c'est en cédant au mouvement commencé
que sa pensée devance le mouvement à venir.
Dès lors, un être doué de raison, capable de science, capable
de concevoir des lois valables pour le monde, n'a plus seulement
pour « milieu » la société de ses semblables : il a le monde entier.
M. Spencer nous dira qu'il en est ainsi de tout être, puisque tout
être fait partie de la nature et est en connexion avec elle : le
moindre grain de sable n'est-il pas aussi étroitement uni au reste
des êtres qu'une étoile au monde sidéral? — Sans doute, mais le
grain de sable ignore cette connexion ; il n'y peut rien changer, il
ne peut se proposer comme fin de la rendre plus étroite et plus
consciente ; l'homme, au contraire, a conscience de son rapport
avec l'universalité des êtres et, en prenant connaissance des lois
universelles de la nature, il peut, dans sa sphère d'action, modifier
la nature même. L'homme est donc le seul être qui, ayant l'idée
du tout et le désir que le tout soitheureux, vive intellectuellement
et moralement dans Vunivers; les autres n'y vivent que physique-
ment; il est le seul être à nous connu en qui le monde semble
enfin trouver une conscience pour se concevoir. Dès lors, de ce
point de vue cosmologique, il est permis de croire que la vraie loi
pour l'homme doit être l'adaptation universelle, non plus seulement
sociale ou individuelle. La société humaine n'est elle-même qu'un
symbole d'une société supérieure, d'une unité supérieure embras-
sant l'univers.
Sans doute, au point de vue de la pratique et même de la science
positive, il faut bien se contenter en morale, comme le fait
M. Spencer, des considérations humaines, soit individuelles, soit
sociales; mais ce qui donne aux actions les plus particulières un
caractère moral par excellence, ce n'en est pas moins l'intention
universelle qu'elles expriment : une simple mesure d'hygiëue de-
vient vraiment morale si je veux conserver dans ma personne un
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LA MORALE CONTEMPORAINE, lAl
membre de la grande société. Il faut aimer en soi-même sa famille,
dans sa famille la patrie, dans sa patrie le genre humain, dans le
genre humain la société universelle. La plus haute moralité est
dans le dernier but que nous nous posons et dont les autres ne
sont pour nous que les moyens. Les théologiens disaient : « Tout
acte devient religieux quand il est fait pour Dieu; » traduisant leurs
mythes dans le langage dé la science, le philosophe peut dire :
a Tout acte devient moral quand il est fait pour l'humanité et le
monde. »
Ainsi la morale, quoique se bornant dans sa partie positive à
formuler les relations des hommes entre eux ou des facultés entre
elles, c'est-à-dire les conditions de l'existence individuelle ou so-
ciale, tend néanmoins à ex^^rimer, dans sa partie la plus élevée et
vraiment morale, les conditions de l'existence universelle. Les lois
de la morale sont nécessaires, disent MM. Darwin et Spencer, parce
qu'elles représentent les nécessités mêmes de l'existence sociale,
soit dans le présent, soit dans l'avenir ; l'idéaliste ajoutera : les
nécessités de l'existence et de l'évolution universelles. Elles sont
générales^ parce qu'elles expriment les lois de la société entière;
ridëaliste dira : de l'univers en son futur achèvement. Elles sont
immuables, parce que certaines règles de la société humaine ne
peuvent changer, par exemple le respect pour la vie des autres ; on
peut dire aussi certaines règles : de la société universelle. Elles sont
absolues, parce qu elles répondent aux conditions premières, ori-
ginales de toute cité humaine, conditions d'où le reste dépend et
qui ne dépendent point d'un principe supérieur; mettons ici encore,
à la place de la cité humaine, la cité du monde. Elles sont obliga-
toires, impératives, parce qu'elles sont la force de la société accu-
mulée dans l'individu et résistant à l'individu même, la tendance
de la race opposée à la tendance individuelle ; l'idéaliste dira : qui
sait si elles ne sont pas aussi la force fondamentale de l'univers,
la tendance primitive de toute existence consciente, raisonnable et
heureuse, s'opposantaux caprices de la passion? Le remords, ajoute
Darwin, est le contraste douloureux entre l'inclination individuelle
ou passagère et l'instinct social qui est permanent; peut-être aussi,
dira l'idéaliste, entre l'essentiel et l'accidentel de l'existence comme
de la félicité. Si l'hirondelle attardée qui couve encore en automne,
au moment où toute la troupe va partir, sacrifiait au soin parti-
culier de sa famille l'instinct migrateur, nécessaire pour la con-
servation de toute l'espèce, la persistance du penchant plus général
sous le triomphe momentané du penchant plus particulier pro-
duirait en elle, selon le darwinisme, un déchirement întérlf^ur
analogue à nos remords : eh bien ! l'esprit de l'homme a, lui aussi,
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Iil2 ^BCBWE OES 1I£UX MONDES.
un ÎQStiQct de migration et de progrès sans limites qui l'oblige»
aux dépens môme de ses autres affectians, à ^prendre son vol vers
la patrie universelle, vers Timm^sité. Les combats intérieurs de
la conscience, remarque encore Darwia, produisent une lutte pour
la vie €ntre les diverses idées, les diverses tendances, qui sont'plus
ou moins sociales ou antisociales; de là sélection naturelle dans la
domaine de la conscience; l'être morad est celui qui finit par agir
dans le sens de la socàété« Pour l'idéaliste, c'est celui qui agit
dans le sens du monde. Enfin, selon MM. Spencer et Darwin, le
résultat derniier de cette lutte sans cesse renouvelée est l'évolution
ou le progrès des sentimens et motifs moraux, qui se résument
dans l'altruisme ; — soit, mais le véritable altruisme est peut-4tre
plusque social; auxyeux de l'idéalistei, il es^ universel eten quelque
sorte mundanus.
L'idéalisme arrive ainsi à une conclusion importante. L'iiomms
est un être original et à part : il a pour caractère : l"» l'unité, dans
sa pensée, des lois de l'existence en général et des lois de son
existence propre ; 2'' l'unité^ dans son désir, des moyens du bonheur
universel et de son propre bonheur. Être conscient et raisonnable,
il tend donc à prendre pour motif des conditions d'existence etxte
développement qui soient celles du monde même. Les êtres forment
une échelle dont l'homme occupe le sommet. Pour l'animal soli*
taire, les lois les plus élevées sont celles de la vie individuelle ; il
ne conçoit pas de motif supérieur; pour l'animal sociable, ce sont
les lois de la vie sociale; pour l'être pensant, ce sont les lois delà
pensée et de la vie même, qui sont sans doute les lois de Tunivers.
Le vrai terme idéal de révolution, comme dit M. Spencer, par con-
séquent le véritable idéal moral, n'est donc rien moins que la plé-
nitude de Texistence individuelle et universelle, dont la conscience
serait la parfaite félicité.
C'est ainsi que peu à peu, en introduisant l'intelligence dans
la question morde., — comme sont à la fin obligés de le £aire
MM. Spencer et Darwin, — on se trouve entraîné à des considén^
tions de plus en plus universelles, qui finissent par toucher à la
métaphysique. Tant il estvrai que l'intelligence est comme une force
d'expansion qui nous arrache peu à peu au moi pour nous mêler
au monde entier : ToU mundo te insère. Mais nous ne voulons point
ici faire une plus longue excursion dans le domaine métaphysique
et dans les hypothèses sur l'univers^ quoique la doctrine de l'évo-
lution nous y invite elle-^môme en nous parlant des lois univer-
selles de la vie. Quelles que soient les différences qui peuvent sub-
sister encore, au point de vue métaphysique, entre le naturalisme
et l'idéalisme, leur rapprochement sur le terrain de la science posi-
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LA MORALE CSONTEHPGRAmE. î43
tive» de la cosmologie comme de la psychologie, n'est ni moins
réel ni moins important.
En résumé, les bases positives de la morale, dont nous avons
voulu nous occuper exclusivement avec MM. Spencer et Darwin,
sont de deux sortes : d'abord les inclinations^ égoïstes ou altruistes,
puis les idées scientifiques, qui expriment les conditions du bonheur
pom* ITmdivKlu ou pour la société. Hn un mot, iostinet et science
sont les deux grands facteurs de l'évolution morale. Le naturalisme
a insisté principalement sur la. force de l'instinct; l'idéalisme doit
insister de préférence sur la force des idées et montrer dans la
science même une puissance qui tend à dominer le monde. Ces deux
points de vue, loin de s'exclure, s'appellent et se complètent ; ils
sont également nécessaires à une morale vraiment positive, qui
tient compte de tou&k» iaits, ]r compris ces faits hnportans qu'on
nomme les idées humaines. Resterait à savoir si les inclinations et
les idées scientifiques, « données i>^ de la psychologie et de la cos-
mologie, épuisent tout le contenu de la morale. Supposez que la
science positive aboutisse elle-même à démontrer qu'il y a un
dernier problème qu'elle ne peut résoudre et que cependant la pra-
tique doit résoudre, et que ce soit précisément \c problème moral ;
il faudra bien dire alors que ce n'est plus la science positive qui se
réalise elle-même daius les actes moraux les plus élevés : au point
où cesseront les idées démontrables ou vériûables, au point où ces-
sera la science propremeni dite:, psycholog^ue ou cosmologique,
il faudra bien faire intervenir l'hypotàëse métaphysique, rejetée
par MM. Darwin et Spencer. 11 faudra reconnaître ce que nous avons
plus haut laissé entrevoir : que la métaphysique, avec ses conjec-
tures sur l'univerR^ est au fond de la nsorale et que, malgré ses
obscurités,, malgré ses doutes, elle se réalise elle-nfiênie dans les
actions de l'homme comme une spéculatkND sur l'incoonu dont
l'obscurité augmente la sublimité». Nous aurons à mieux préciser
dans d'autres études ce point, négligé par l'école anglaise, où la
morale, l'art et la métaphysique ne font plus qia'un« La doctrine
de l'évolution fait profesfiion de s'en tenir, conune dit M. Spen-
cer, aux tt bases po6i4ive& de la nKU-ale, » noalgiré les problèmes
de toute sorte sur les destmées de l'individu, de la société, du
monde, au bord desquels elle amène et laisse l'esprit. Nous essaie-
rons de déterminer un jour,, ea étudiant les écoles contemporaines
de France et dfAUemag^, quels sont les « fonden^ns métaphy-
siques )> de la science des mœurs*
Alfibo Yùauàn.
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uiri 'V "j -i..-'.!. * i'
LE
FAVORI D'UNE REINE
DON FERNAND DE VALENZUELA.
Colecion de documentai ineditoe para la kistoria de BspaHa, por el marques de la
Faenaanta del Valle y D. Sancho Rayon, tomo Lxvn; Madrid, 1877.
L'Espagne poursuit, à travers les révolutions et les orages poli-
tiques, le mouvement littéraire et historique inauguré, il y a un
demi-siècle, par ta régence de Marie-Christine. L'Académie de
r histoire est à la tète de ce mouvement, justifiant ainsi son titre et
le but formel de son institution sous Philippe Y en 1738. Cette aca-
démie, qui compte dans son sein presque tous les hommes distin-
gués de la Péninsule dans la politique et dans les lettres, fouille
assidûment dans sa riche collection de manuscrits, dans les archives
du cabinet du roi, dans les dépôts de la Bibliothèque nationale,
sans négliger les dépôts étrangers, ni les archives des grands sei-
gneurs. Guidées par une critique sévère, ces savantes investigations
amènent la découverte de documens toujours curieux et nécessai-
rement du plus haut intérêt, non-seulement pour l'histoire politique
ou littéraire de l'Espagne, mais pour Thistoire générale de l'Europe.
Ces documens sont publiés, à différens intervalles, sous la direction de
deux ou trois académiciens, dans le recueil entrepris dès 18&2, sous
la régence d'Espartero, sur le modèle de la Collection des documens
reliai f s à l'histoire de France ^ que nous devons à M. Guizot. Nous
donnerons une idée de l'importance du recueil espagnol en disant
qu'il en est à son soixante-septième volume, paru en 1877.
Ce volume est remarquable par les détails entièrement nouveaux
qu'il fournit sur un personnage aujourd'hui bien oublié, et pour-
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LE FAYORI d'une BEINE. Hb
tant un moment célèbre, qui, après le renvoi du père Nithard,
devint favori de Marie-Anne d'Autriche, veuve de Philippe IV, gou-
verna la monarchie espagnole en qualité de premier ministre et
joua quelque temps, à la cour de Charles II, le rôle de Mazarin,
auquel il n'est pas question de le comparer. Cet homme, dont la
destinée rappelle aussi les aventures d'Antonio Ferez, la fortune et
les disgrâces tragiques du maréchal d'Ancre, est don Fernand de
Valenzuela. Ni la Biographie universelley ni la Biographie géné-
rale n'en font mention. Le dictionnaire de Moréri, cité à tort, parle
d'un Valenzuela qui fut évèque de Salamanque, vers le milieu du
XVII' siècle. Le sujet a été touché en passant par M. Mignet, et ce
qu'en dit M"* d'Aulnoy n'a pas été perdu, je crois, pour l'illustre
auteur de Ruy Bios. Les lecteurs de la Revue trouveront peut-être
quelque intérêt à connaître les renseigaemens inédits que renferme
sur ce favori d'une reine le dernier volume publié par l'Académie
de Madrid.
I.
La famille de Valenzuela était originaire de Ronda, la ville mo-
resque, pittoresquement groupée aux flancs de son rocher, au milieu
de la sierra de ce nom. Lope de Vega a placé à Ronda les pre-
mières scènes de sa charmante comédie la Moza de cdntarOy utile
commentaire de l'histoire que nous allons raconter (1). Ronda est le
cœur de l'Andalousie, le pays des hardis contrebandiers, des carac-
tères aventureux et romanes jues.
Sans appartenir à la première noblesse, la famille de Valenzuela
occupait un certain rang dans le pays, puisqu'elle put faire les
preuves exigées pour entrer dans l'ordre des chevaliers de Saint-
Jacques. Rien n'avait encore attiré l'attention sur cette famille;
elle vivait dans son honorable médiocrité, lorsqu'une aventure de
galanterie, qui fit beaucoup de scandale et de bruit, obligea le père
de notre héros, don Francisco de Valenzuela, à s'éloigner précipi-
tamment de Ronda, pour se réfugier à Naples, où il prit du service
dans l'armée espagnole du sud de Tltalie. Il s'écoula quelques an-
nées, au bout desquelles don Francisco, lassé de l'exil, céda au désir
de revoir sa patrie et sa famille. Après s'être tenu caché dans les
gorges rocheuses qui bordent le lit du Guadairo, au pied de Ronda,
il pénètre de nuit, bien armé, dans la ville et se présente brusque-
ment à son père. Le vieillard, surpris, se jette dans les bras de son
fils, et dans les transports de sa joie il provoque si malheureuse-
ment la décharge d'un pistolet que l'exilé portait à sa ceinture,
(i) Voyei OEuvret dramatique <U Lope de Vega, L u, p. 345; Paris, Didier, 1879.
TOMB XL. — 1880» 10
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1&6 REY^ DES DEUX MONDES^
qu'il tombe frappé d'iwe blessure mortelle. Étcanges commence-
mem l aioguloère destinée d'une famiUe appelée par le sort à» con-
nattre les suprénaue» faveurs CGonBoe lea dernières disgrâces de la
fortune r
Il fallut unir de nouveau^ et eette fois sans retour. Don Francisco
de Valenzuela reprit son service dan& l'armée espagnole. U était
capilaÎBe et gouverneur militaire de k place de Santa-Agata, lors-
qu'il épousa, à Naples, une personne de qualité, originaire de Ma-
drid^ dona LeoDor de Encisa y Â.vila. De ce mairiage naquit, le
19 janvier 1630, don Femanda de Valeiizuela. Le père mourut peu
de tempe après.
Dona Leonor, comprenant que son fils n'avait à espérer d'autre
fortune que celle qu'il réussirait à se créer lui même, voulut le
mettre sur le chemin. Elle le fit entrer» adolescent, comme page
[criado) dans la maison du duc de l'Infantado, ambassadeur d'Es-
pagne auprès du saint-siège et vice-roi de Sicile. L'enfant fit pa-
raître au service de ce noble maître beaucoup d'intelligence, d'exac-
titude et de dextérité, accompagnées d'un sérieux au-dessus de son
âge. Peu familier avec ses égaux, hautain même, le jeune page
faisait quelquefois rire le duc et les officiers de sa maison par ses
boutades andalouses, l'entendant quelquefois affirmer avec une
assurance comique « qu'un jour viendrait où ce serait à lui de com-
mander k son tour. »
A l'expiration de sa charge^le duc de l'Infantado, étant retourné
à la cour, licencia une grande partie de ses serviteurs, et Valen-
zuela se vit obligé de quitter la maison qui jusqu'alors avait été
son asile. Ce fut le moment le plus pénible de sa vie, celui sur
lequel ses ennemis ont jeté quelques ombres équivoques, le repré-
sentant alors comme paseanie in cortCy c'est-à-dire réduit à peu
près à vivre sur le pavé de Madrid. U n'en était pas tout àjait
ainsi; Valenzuela trouva aide et protection, en ces jours difficiles,
auprès de quelques personnes distinguées de la famille de sa mère.
Il voyait le monde, prenait l'expérience des hommes et des choses,
formait son jugement et son coup d'œil, étudiant le terrain, épiant
les occasions favorables. U avait des dehors agréables, beaucoup de
politesse et d'aisance de manières, acquises au contact des grands
seigneurs. A ces avantages extérieurs il ajouta des études sérieuses,
fortifiant son esprit, cultivant les lettres et les arts, s'occupant de
musique et de poésie. Mais l'ambition dominait tout. Résolu à faire
son chemin, le cavalier andalous employait surtout les eflbrts de son
intelligence à tâcher de s'ouvrir un accès auprès de quelque per-
sonnage ayant part au gouvernement.
Son étoile le servit heureusement. — Coounent, après de tels
commencemens, l'obscur gentilhomme deRonda parvint-il à s'élever
r
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LE FAfOBI d'uH£ REINE. H7
jusqoes sur les degrés du trône de sa souvemine et à ^uveraier en
maître la monarrbhie >de Gharle^-Quint ? C'est oe qu'il convient d'a-
bord d'expliquer.
Philippe IV avait va successivement (yspaorattre les nombreux
enfans qu'il avait eus de sa premiëre union avecÉBsabethde France,
y compris cet infant don Balthasar, :sur lequel r£spagne et^son roi
fondi^nt de si grandes espérances. On connaît, an moins par Ja gra-
vure, son portrait équestre, l'un des chefs-d'iEavre de Velasquez.
D'un second et tardif mariage avec Marie-Anne d'Autriche, fille de
Ferdinand III et de sa sœur Fimpératrice Marie, Philippe ne laissa
en mourant qu'un fils, également débile de corps et d'esprit, triste
rejeton d'un père « âgé, cassé et anial habitué, d selosi Texpression
de Louis XIV« Ce fils était Charles II, parvenu alors {1665), à l'âge
de près de quatre ans. A cet%e, le jeune prince était encore siché-
tif, qu'il ne pouvait « paaser du sein de sa nourrice; à peine
pouvait-il se tenir debout et même parler. Quaad l'aitchevôque
d'£mbrun, ambassadeur de France, se présenta pour^aluer leaoa-
yeau souverain, il remarqua tfuesa gouvernante, la senora Miguel
de Tejada, placée derrière loi, le soutenait par les cordons de sa
robe. Il ne prononça qu'une seule parole : Ctà^rios (Gouvrez^vous)^
et en se xelirant, il fut obligé pour se soutenir de eaisir la main
de sa menina.
A côté de son légitime héritier, Philippe lacasait un fils naturel,
qu'il avait eu d'une actriœ du théâtre dk Pnncipe, la Maria Clal-
deron, célèbre par son talent et par lesi&éductions de sa personne^
plus encore que par sa beauté* Ge ûls était le prince don Jiiaa, que
son père avait légitimé de son vivant (lôAB) et fait grand prieur de
Castille, — peut^reen souvenir du désintéressement de sa mëre^
qui, loin d'avoir aoogé à exploiter sa fortune, ce qui lui eût été
bien facile, avec on monarque aussi prodigue que Philippe IV, prit
le voile des mains du nonce, depub Innocent X, eit se retira au
couvent de Santa Isabel après la naissance de cet enfîmt. Dom Juan,
né le 7 avril 1629, était alors à la fleur de Fâge. Parfaitement élevé
dans la solitude d'Ocaîîa, par les soins du<u)mte duc d*01ivares, don
Juan d'Autriche avait de l'esprit, de la culture, beaucoup de cou-
rage personnel. 11 parlait paifaiteuaent plusieurs langues. Son exté-
rieur avait gardé beaucoup des grâces de sa mère, ce qui, dans un
pays amoureux de la forme, hû donnait de la popularité, malgré
ses revers comme capitaine. 11 avait perdu la bataille des Dunes
contre Turenne et avait été battu par les Portugais à la journée
de Villa- Viciesa (1665) avec iperte de quatre mille hommes, de ses
drapeaux et de touite son artillerie^
Ce prince avait au plus haut degré l'orgueil de sa naissance. S'il
ne convoitait pas l'héritage de son £rëre, retenu par le respect de
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lis aSYDE DES DEUX MONDES.
la majesté du trône et peut-être par le souvenir des désordres de
sa mère, il souhaitait ardemment d'être déclaré infant, ce qui eût
réglé sa situation à la cour, en lui donnant le pas sur la grandesse.
Il avait demandé cette faveur à son père avec la présidence du
conseil d*état. Indigné de cette prétention, l'héritier de Charles-
Quint y avait répondu en exilant don Juan à son prieuré de Gon-
suegra. Il refusa même de le voir à son lit de mort. Prince sans
couronne, vassal sans suzerain, don Juan se trouvait né pour une
situation exceptionnelle mais fausse, dangereuse pour la monarchie,
malheureuse pour lui-même.
Par son testament, Philippe lY instituait comme régente et sou-
veraine absolue la reine sa femme, nommant pour l'assister, mais
seulement avec voix consultative^ un conseil de régence [junta
gênerai de gobierno)^ composé de six membres : le comte de Castrillo,
président de Castille, c'est-à-dire chef de la justice et de la police
de la monarchie ; don Ghristoval Grespi, vice-chancelier d'Aragon ;
le cardinal de Sandoval, archevêque de Tolède; le cardinal d* Ara-
gon, inquisiteur général; le marquis d'Aytona, représentant la
grandesse d'Espagne; le comte de Penaranda, comme le premier
des conseillers d'état. Don Juan fut exclu de ce conseil par la
prévoyance de la reine, mais il garda ses entrées au conseil d'état.
La princesse allemande qui recevait de la volonté de son époux
la redoutable mission de gouverner une monarchie épuisée, en
présence d'un adversaire tel que Louis XIY, était une femme sans
capacité et sans expérience, Philippe n'ayant jamais permis qu'elle
fût associée aux détails du gouvernement. Son unique préoccupa-
tion était la santé de son fils. Elle ne songeait qu'à le faire vivre
afin qu'il pût régner. Son instinct maternel l'avertissait que cet
enfant chétif, au teint blême, à la lèvre pendante, avait en don
Juan un rival des plus redoutables. Elle exécrait ce prince comme
rival et comme bâtard, ne gardant avec lui aucune mesure, ne
s'exprimant sur son compte qu'en termes grossiers d'injures et de
mépris {hîjo de p., hijo de b.). Toutefois, cette princesse à l'esprit
borné, absorbée dans les pratiques d'une dévotion bigote, inca-
pable d'entrer dans le sérieux des affaires, était opiniâtre, entêtée,
et susceptible de pousser fort loin ses caprices par lesquels surtout
elle se gouvernait.
Étrangère et défiante, n'ayant que de l'antipathie pour les Espa^-
gnols, (( lesquels, disait-elle, caressent de la bouche et mordent
avec le cœar, » le premier besoin qu'éprouva la régente fut d'avoir
auprès d'elle un conseiller exclusivement dévoué à ses intérêts et
à sa personne, capable de suppléer à son insuffisance dont elle
avait le sentiment. Ge fidèle et zélé serviteur, elle crut le trouver
dans un jésuite allemand, le père Nithard, que l'empereur Ferdi-
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LE FAVORI D DN£ BEINE. 1^9
nand son père lui avait donné pour confesseur et qui l'avait suivie
en Espagne. Vainement Marie- Anne avait annoncé, conformément
aux ordres de son époux, qu'elle n'aurait ni validOy ni valida^ et
qu'elle gouvernerait de xoncert avec la junte. Le père Niihard,
d'abord nommé conseiller d'état, puis inquisiteur-général, ne
tarda pas à être déclaré premier ministre : mesure imprudente,
qui heurtait gravement, dès le début, le caractère d'une nation
particulièrement connue pour sa haine de l'étranger. Le bon père, il
est vrai, avait commencé par se faire naturaliser Espagnol, et même,
pour plus de vérité, il avait ajouté un o à son nom.
Ainsi se trouva porté du confessionnal dans le cabinet un reli-
gieux plus propre à résoudre des cas de conscience que capable
de manier les hommes et de diriger les affaires d'une grande na-
tion. D'un esprit incertain, d'un caractère timide, d'un coup d'œil
vague et d'un orgueil excessif, le père Nithard, devenu ministre
d'une femme aveuglément confiante, avait, dit M. Mignet, tout ce
qu'il fallait pour aider à la ruine de la monarchie espagnole.
Don Juan fut profondément blessé de ce qu'il regardait comme
un outrage à ses droits, et la noblesse espagnole partagea ses sen-
timens. Ces vassaux altiers, descendans des conquérans du sol sur
les Maures, compagnons à ce titre plutôt que vassaux de leurs rois,
étaient indignés de voir la délégation du pouvoir souverain confiée
aux mains d'un prêtre, et surtout d'un prêtre étranger. Don Juan,
représentant des ressentimens et des griefs de la grandesse, eut dès
lors un parti tout formé et des plus redoutables. Dès ce moment
aussi, entre le bâtard légitûné et le premier ministre de la reine,
les rappoi-ts allèrent s' aigrissant de jour en jour. Le prince, qui
avait de l'esprit, accablait son adversaire allemand de sarcasmes et
de ridicule. Il ne laissait passer aucune occasion de faire paraître
son irritation et son mépris. Le conseil d'état auqueljle père Nithard
était fort assidu, avait ouvert la délibération sur la question du
commandement des troupes destinées àrenforcer l'armée de Flandre,
dans la guerre que nous appelons des Droits de la reine (1667) :
u Je pense, opina don Juan, que l'on doit envoyer le père Nithard;
c'est un saint homme à qui le ciel ne refusera rien. Le poste où
nous le voyons est déjà une preuve des miracles qu'il sait faire. »
Le confesseur lui répliqua d'un air chagrin qu'il était d'une pro-
fession à devoir tout espérer de la miséricorde de Dieu, mais non
pas d'être général d'armée. « Eh I mon père, repartit don Juan,
nous vous voyons faire tous le jours des choses plus éloignées de
votre profession. »
Le prince accepta cependant la mission qui lui était offerte. U
partit pour la Corogne,oùse rassemblaient les vaisseaux et les sol-
dats qui devaient former l'expédition; maïs, sous prétexte que la
u.yiuzeuuy Google
150 REVUE I>ES DEUI MONDES.
flotte française, composée de trente-six vaisseaux et de sixbrAkts,
rendait la traversée in^ossible, îi abandonna son commaDdemeot
au marquis de dastel-Àodrigo, et revint pauvrement conspirer A
Gonsuegra, plus occupé des prétentions de sa vanité que soucieux
des intérêts de sa patrie. Plus tard k reine se trouva fondée àJaî
en faire le juste reproclie.
La situation, oomoie on ymij était fort tendue» Las défiances
mutuelles engen<kant les soupçons, les deux rivaux s'accusaient
publiquement Tun l'autoe de méditer des projets d'enlèvement ou
d'assassinat, projets que les pratiques du temps ne rendaient nul-
lement improbables. La cour, poussée à bout, résolut de faire un
exemple. Il y avait à Madrid un Aragonais uommé Malladas, fort
aimé de don Juan, <iui passait pour recruter des partisans à la cause
du prince. Arrêté à onze heures du soir^ on lui donna une heure
pour se préparer à la mort, et il subit la peine du garrot sur un
ordre signé de la main de la i^eine. À ce moment, un ofTicier réformé,
le capitaine Pinilk^ se pnésentait à la porte de l'appartement de la
régente demandant instamment à lui parler en particulier* D'abord
repoussé, puis enfim introduit, il passa une heure enfermé avec
elle. Il venait «e dénoncer lui-même, <^omme ayant été chargé,
lui troisième, d'assassiner le père JKithard. A l'issue de cet eiatpe-
Uen, ordre fut donné d'arrfrter le nommé Patina, frère du secré-
taire particulier de don Juan. En môme temps, cinquante hommes
de cavalerie, sous le commandement du marquis de Salinas, par-
taient pour Gonsuegrâ, avec ordre de s'assurer de la personne du
prince. » Us trouvèrent bien la cage, .mais roiseau était parti. »
Averti par les amis qu'il avait jusque dans le palais, don Jium
avait pourvu à sa sûreté en quittant iGonsuegra pour se retirer en
Aragon, avec le dessein d'y travailler à ipréparer son retour. Au
moment de monter à cheval, il ^adressa à la reine une lettre hau-
taine, où, tout en protestant de n'avoir en vue que le service de
Dieu et le service du ix)i, il^puyait sur ce*qu'il appelait l'exé-
crabte gouvernement du premier ministre, qu'il déclarait coupable
des malheurs de la monarchfte. L'Espagne venait de perdre la tFlan-
dre et la franche-Comié; il qualifiait le père iNithard en termes
insultans, l'accusait d'avoir prémédité de le faire assassiner, et
sommait la reine de le renvoyer, lui laissant entendre que, ce fqu'elle
ne ferait pas, il ^ verrait Corcé par le <cri public de l'exécuter lui-
même.
L'origine de la fortune 4e Yalenzuela se trouve dans ces graves
événemens.
Depuis les révélations du capitaine ;Pinilla, le père Nithard vivait
en des transes continuelles. 11 cherchait en môme temps des agens
intelligens propres à le renseigner aur les desseins ^qu'il prétait à
LE rAFOBI D'ims REINI*, î&l
son ftdrersaire et des valientes C24>ables de protéger sa persanne
contre un coup de mtin. Yalenzuelft yint lui offrir son zèle et son
épée, accompagDAnt cette ofiire de» mar(|aes de la plus entière
jscmnnssion et deaprotesIlatioBS d'an déroûment sans bornes^ Ses
propositions fîirent acceptées. Le boa père, ayant fait l'épreuve de
son courage, de son intelligence, de son activité et de sa discrétion «
l'attacha secrètement à sa personne, et JBnit par l'initier aux affaires
les pks importantes de l'état.
Le cavalier andalous eut ainsi entrée au palaîs, d'où il pouvait
observer la cour. Son premier soin fut d* étudier le terrain nouveau
sur lequel le plaçait la fortune; et il comprit bien vite que„parniiles
daines de la reine, aucune n'était plus avant dans ses bonnes grâces
cfue dona Maria de Ucedo, d'une famille alliée à la maison d'Albe. Il
se déclara ouvertemeat son admirateur, et aspira bientôt à sa main*
Soins multipliés, attentions et prévenances, ver&galans, colIati<His,
sérénades, il ne négligea aucun moyen pour réussir. Servi d'ailleurs
par les remarquables agrémens de sa personne, il finit par épouser
la caynarera favorite avec Tasseatiment de sa majesté.
Cependant le père Mithard sf attachait de plus en plus à notre
gentilhomme à rsôson des services très réels qu'il en recevait, se
complaisant dans le succès d'un homme qu'il regardait à bon droit
comme sa créature.^ Assuré d'ailleurs de s(m propre crédit comme
ministre et comme confesseur, il ne songeait pas méote à prendre
ombrage des progrès de sa fortune. Bans ses conférenKïes avec la
régente, le père Nitbard avait maintes occasions de rendre de bons
ténooignages du zèle éprouvé de son agent particulier. A l'époque
de son mariage, Yalenzuela é<ait donc favorablement connu de la
reine par l'intermédiaire du premier ministre. Pour cadeau de
noces, Marie^Anne d'Autriebe le rapprocha de sa personne en le
nommatnt son écuyer.
Il vivait péniblement de ses maigres sppointemens assez mal
payés lorsqu'un soir, en rentrant chez lui colle de Legtmicos, il
reçut un coup d'arquebuse qai lui fracassa le bras.. Cette tentative
d'assassinat fut attribuée aa duc de Mootahe et peut être considé-
rée comme la vengeance à l'espagisole dTun mari grand seigneur.
Les frais de traitement et de médecin eurent bkntât épuisé les
ressources du ménage, et Maria dé Elcedo se vit dans la nécessité
d'implorer l'assistance de la reine. Des secours lui furent plusieurs
fois accordésv Craignant alors d'abuser des bontés de sa souve-
raine, la camarera prit un moyen détourné de se pourvoir. Il se
présentait un emploi de peu d'importance, pour lequel un candidat
offrait 100 doublons. Maria de Ucedo supplia la reine de lui en
accorder la grâce. Touchée de pitié, la reine y consentitr Tel était
l'état des mœurs publiques à^ la coar de Charles II (et des autres sou-
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152 HEYUE DES DEUI MONDES.
veraîns de l'Europe), tel répuîsementdes fmances, que les ministres
eux-mêmes trafiquaient à peu près ouvertement des places les plus
importantes. Vice-royautés, titres de noblesse, ordres de chevalerie,
entrée aux conseils, étaient donnés au plus offrant. Le roman de
GilBlaSy sous les couleurs de la fiction, peint exactement la réalité
à cet égard. Dona Maria recevait des sommes de plus en plus con-
sidérables, dont la reine, comme le duc de Lerme, finit par vou-
loir profiter. Elle était avare, et le comte de Villahumbrosa, prési-
dent de Gastille, put lui reprocher un jour d'avoir fait passer
180,000 doublons en Allemagne, sous prétexte de faire bâtir un
couvent. Il convient d'ajouter que, vu la pénurie du trésor, la
régente manquait quelquefois d'argent pour son propre service, et
pour celui du roi son fils. Et le mal ne fit qu'empirer. Quelques
années plus tard (1681), les livrées de l'écurie du roi désertèrent,
faute d'être payées. Les rations données à toutes les personnes*du
palais, y compris les femmes de la reine, manquèrent également.
Ce trafic prolongé finit par acquérir un tel degré d'importance,
que Maria de Ucedo ne se trouva plus à la hauteur des négocia-
tions. Son rôle d'intermédiaire échut alors à son mari. Valenzuela
fut mis par ce moyen en i-apports directs avec la reine. La situa-
tion de dona Maria auprès de la régente facilitait les entrevues et
permettait de les rendre absolument secrètes. Le cavalier andalous
ne laissa pas échapper ces occasions de s'insinuer dans la confiance
de Marie-Anne. Possédant l'art et les moyens d'être bien informé,
il affecta le plus grand zèle à servir ses intérêts, la mettant au cou-
rant des intrigues de la cour, des visées de dou Juan, des cabales
des grands seigneurs de son parti, des mesures concertées contre
le gouvernement du premier ministre. La reine, qui portait le deuil
sévère des femmes espagnoles, qui parlait peu, qui ne voyait per-
sonne, paraissait cependant informée de tout; ce qui faisait dire
aux courtisans qu'elle avait à ses ordres un lutin, un esprit follet
qui l'avertissait de toutes les nouvelles et de toutes les affaires les
plus secrètes. Il y avait trop d'intéressés à démêler la vérité pour
que celle-ci tardât beaucoup à être connue. On finit par découvrir
que le lutin en question n'était autre que Valenzuela, et le nom lui
en resta {el Duende.)
Quoique admis à conférer secrètement avec la reine, Valenzuela
n'était pas pour cela entré dans son intimité. L'éclatante et sou-
daine disgrâce du père Nithard lui en ouvrit le chemin.
IL
Parti de Gonsuegra sCprës sa lettre insolente à la reine, don Juan
d'Autriche s'était dirigé, comme nous l'avons dit, vers l' Aragon à
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LE FAYOBI d'vJSE REINE. 153
la^tète d'un petit nombre de pariisans. Établi d'abord au château
de Jaca, reçu ensuite avec acclamation par les habitans de Sarra-
gosse, il ^entretenait de là une active^ correspondance avec ceux des
grands qui n'occupaient de place ni à la cour, ni dans l'état, qui
haîssaient^par conséquent le premier ministre, comme souverain
dispensateur de ces places. Cette question des emplois était encore
moins une affaire de vanité que de nécessité pour les membres de
la g;randesse ruinés par le luxe et les folles prodigalités : de là
l'extrême importance que garde la question des emplois dans
l'histoire que nous racontons. En conséquence, les mécontens ne
cessaient de pousser le prince à mettre à exécution les menaces de
sa lettre et à tenter un coup de force pour délivrer l'Espagne d'un
étranger et d'un favori également détestés.
Don Juan n'avait pas besoin d'être excité. Depuis Henri de
Transtamare, il s'est presque toujours rencontré en Espagne des
bâurds et des cadets ambitieux pour se mettre à la tête de l'oppo-
sition et renverser ou essayer de renverser le gouvernement légi-
time. Charles II, maintenant âgé de huit ans, venait d'être atteint
d'une maladie qui le mit aux portes du tombeau et fit négocier la
France avec l'Empire pour le partage anticipé de ses états. Don
Juan résolut de profiter de l'occasion et se mit en marche pour
Madrid à la tête de deux ou trois cents chevaux. Le 6 mars 1669,
il arrivait sans obstacle à Torrejon de Ardoz, à trois lieues de la
capitale. Il y prit position, couvert sur son front par le Jarama,
qui coule du nord au sud dans la direction d'Aranjuez et poussa
des reconnaissances qui parurent bientôt aux portes de Madrid.
Cette simple démonstration suffit pour jeter le désarroi dans le
gouvernement, la consternation à la cour. Le premier ministre
n'avait rien su, par conséquent rien prévu. Une heure auparavant
il s'était montré plein de confiance à l'ambassadeur de France. Il
perdit la tête et ne conseilla rien. La reine et le conseil de régence
ne songèrent pas davantage à prendre quelque mesure de défense.
L'imbécillité de ce gouvernement d'un prêtre et d'une femme apparut
alors tout entière. Le marquis de Yillars exprima sa surprise de voir
don Juan faire trembler la cour avec deux ou trois cents cavaliers
et une poignée de partisans. Il dit qu'il était honteux que les servi-
teurs du roi et de la reine n'assemblassent point leurs amis pour
lui résister, s'offrant lui-même à monter à cheval avec les Français
résidant à Madrid. Tout fut inutile. L'idée seule de la guerre civile
épouvantait les esprits. On résolut de négocier. Le cardinal d'Ara-
gon, devenu archevêque de Tolède par la mort de Sandoval fut
chargé de se rendre auprès du prince et de lui demander ses
conditions.
La réponse de don Juan fut décisive. Il exigea le renvoi immé-
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15& REVUE DES DEWL IfOiniÛBS.
diat du premier Tninistre, lui donnant trois heures pour qnitter
Madrid, deux heures de plus, disait-ii, que lui-même n'avait
accordé au maihOTreux Malladas; si ce renvoi était refusé» don
Juan se déclarait résolu jt Tobtenir par la force.
Ces conditions furent acceptées. Le père Nitliard quitta le palais,
sans même prendre le temps de voir la reine. Craignant les ouvra-
ges de la populace, le cardinal d'Aragon le prit dans son carrosse,
et l'accompagna hors des portes de Madrid, jusqu'au village de
Fuencarral. Le peuple l'accablant de malédictions sur son passage :
« Tout bearu, mes enfans, leur disait-il, je pars, je pars. » II n'a-
vait emporté que son manteau et son bréviaire. Touché de pitié,
le cardinal lui offrit mille pistoles, qu'il refusa. La reine réussit à
lui faire parvenir quelques secours.
La plus extrême confusion continuait à régner dans les régions
du pouvoir. En réalité, il n'y jivait plus de gouvernement. « Si le
lendemain , comme récrivait au chevalier de Grémonville M. de
Lionne, qui connaissait le prix du temps et le bonheur ordinaire
de Taudace, don luan eût pénétré dans Madrid, non-seulement il se
fût rendu maître des affaires, il eût établi ses créatures dans les
conseils et chassé tous ceux qui lui étaient contraires ou suspects,
mis la reine au couvent de las Desoalzas reàlesy mais il aurait pu
se faire proclamer roi, tant il avait pour lui la faveur des peuples, d
Les portes de Madrid n'étaient point gardées, on n'avait aucune
troupe. Don Juan ne sut pas profiter de sa fortune. Cet ambitieux
trop peu résolu révéla tout à coup ime prudence extraordinaire.
Comme étonné de sa propre audace, en se voyant en face du trône
de Gharles^uint, il hésita. Il était d'ailleurs ami de ses aises, et
participait de la lenteur espagnole. Charles II avait été à toute
extrémité. Une saignée au pied l'avait rétabli; mais ses médecins ne
se cachaient pas pour déclarer qu'il ne pouvait vivre deux ans^sans
nn miracle. Le lÀtard se peisaada qu'au lieu de poursuivre ^ son
usurpation commencée, il était plus simple d'attendre la succession
de -son débile frère. Nommé vice- rot et vicaire-général d'Aragon,
Valence, tles Baléares et Sardaigne, 11 resta jusqiM vers le miliea
de juin à Ouadalajara. U en partit le 18 pour son gouvemecnent de
Sarragosse, où il alla attendre les événemens.
Après le renvoi du père Jiithard,il n'y eut rien de changé daos^ce
qui était une nécessité de la situation et aurtoatdiL caractère de la
reine. Marie-Anne d'AutricIiB tétait imonirée fort irritée des m^-^
festations populaires qui avaient accompagné le départ de son con-
fesseur. Son nom n'y avait pas été épargné^ elle le savait, et son
antipathie pour les Espagnols s'en était accrue. Loin de s'apitoyer
sur la détresse du peuple de Madrid, qui était extrême, il lui était
échappé de dire qu'elle ne serait cosatente que lorsqu'elle les
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£B FAfOBl 1^'URE BBENE« 155
aurait tous réduits à se vêtir de estera»^ sorte de sparterie gros-
sière dont on fait des n atles, et quelquefois des matelas en Espagne.
Après élre restée qu ekpie temps sans accorder sa confiance à per-
sonne, elle éprouva de nouveaa le besoin d'avoir, en dehors des
conseMIers que lui avait donnés le testament de sod époux, un
bonune entièrement à elle, prête à payer son déveûoirat par une
confiance sans borne». Or cet hoaanie ^ait tout trouvé : c'était
Valenzuela, doot elle avait pu àéyk apprécier le lèle à défendre
ses intérêts. M n'est guère permis de douter, malgré la discré-
tion ehevaleresque dea documens espagnols sur ce pcônt, que les
avantages personnels du cavalier andalous, son esprit et l'agré-
ment de ses manières entrèrent pour quelque chose dans cette
grave résolution de la reine. On en a la preuve dans la longue
série d'imprudences que cet attachement lui fit comixiettre et qui
finirent par la ruiner entièrement dans l'opinion. Jamais il ne fut
plus vrai de dire, avec le canfinai de Mazarin, que qui a. le cœur a
tout.
On vit tout à coup Yalenzuela nonmié introducteur des ambas-
sadeurs,^ titre qui lui donnait l'entrée officielle au palais (12 octobre
i671). Cette nomination ne tarda pa» à être suivie de celle de
membre du conseil des affaires d^ltalie, l'ua de ces grands conseils
qui, avec ceux de la Nouvelle-Espagne, du Pérou, de l'inquisition,
des finances, entretenaient seul» encore la grandeur et l'activité de
la noblesse espagnole. Peu de temps après, une contestation s'éleva
entre Yalenzuela et le duc de l'Infantado, grand majordome de la
reine, sur la question de savoir à qui appartenait le droit d'abaisser
la portière du carrosse de sa majesté. Marie-Annne trancha la ques-
tion par la promotion de son favori au titre de premier écuyer, et
cela sans prendre Tavis du grand écuyer, de qui dépendait cette
charge ; premier et grand scandale dans cette cour, mère de l'éti-
quette, où les infractions de ce genre devenaient de véritables
événemens. a Les Espagnols, disait lord Godolphin, qui les connais-
sait bien, parlent des autres matières, mais ils s'intéressent à
celles-ci. »
Cependant approchait l'époque de la mqorité de Charles 11, né
le 6 novembre 1661, et le moment étidt venu de pourvoir aux
gnmdes charges qui devaient former la DMÔson royale. Au nombre
des compétiteurs se trouvaient, comme c'était leur droit, les rqpré-
sentans des plus illustres familles de l'&pagne, qui attendaient cet
événement dans une grande anxiété. La cour ignorait encore que
la question fût à l'étude, quand tout à coup parut la li^ des
nominations. Le duc de Me^na Geli était nommé grand chambel-
lan, le duc d'AlbfKjuerque grand majordome, l'aroirante de Cas-
tille, doa Fadrique Henriquez, grand écuyer. Ges choîoc, qui re-
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156 RfiYDE DES DEUX MONDES.
curent d'sdlleurs l'approbation générale , vu la grande naissance
et le mérite des titulaires, avaient été concertés sur le rapport
de don Francisco de Gamboa, garde des joyaux de la couronne,
mais tout le monde les attribua au nouveau favori, dont Gamboa
possédait l'entière confiance. Cette affaire peut être considérée
comme une des principales causes qui amenèrent les malheurs
de Valenzuela. Les satisfaits, pleins de l'idée de leurs droits, lui
en gardèrent peu de reconnaissance, les exclus devinrent pour lui
d'irréconciliables ennemis: au premier rang, le duc d'Albe qui
avait été laissé de côté, malgré ses cheveux blancs, ses servi-
ces et sa grande autorité ; son fils atné, don Antonio de Tolède,
navait pas même obtenu une clé de chambellan. Vainement on
chercha à le dédommager en lui accordant la Toison d'or sans
qu'il l'e&t demandée. Il n'oublia jamais ce qu'il considérait comme
im affront.
Plus le favori était attaqué, plus la régente s'attachait à le sou-
tenir. En réponse aux murmures des grands, elle déclarait Valen-
zuela surintendant du palais (de grands remaniemens s'opéraient
dans la demeure royale), gouverneur du Pardo et autres mai-
sons de campagne de sa majesté, place occupée par le marquis
del Garpio, qui venait d'être nommé ambassadeur à Rome. Charles II,
dont la santé s'était affermie, commençait à montrer un goût très
vif pour la chasse. C'était à peu près son unique penchant. Les
nouvelles fonctions du favori mettaient entre ses mains l'ordon-
nance et disposition des fêtes de la cour, la mise en scène des bal-
lets et des comédies, où il avait soin de faire figurer les siennes. A
lui appartenait également le droit de désigner les lieux et jours des
chasses royales. Il trouvait ainsi maintes occasions de gagner la fa-
veur du prince en lui ménageant ses plus chers plaisirs. Le jour de
la majorité étant arrivé, la proclamation de ce grand événement eut
lieu avec les solennités accoutumées. Les réjouissances populaires se
mêlèrent aux cérémonies religieuses. Il y eut des courses de tau-
reaux dans la Plaza mayor^ et dans les rues des représentations à
grand spectacle. La veille, avait eu lieu au palais un splendide bal
masqué. A la tête du cortège figuraient les ducs d'Albuquerque
et de Medina-Celi. Le défilé était fermé par le comte de Saldana,
fils aîné du duc de l'Infantado, donnant la main droite à Valen-
zuela. La politique semblait faire trêve dans les plaisirs. La sécu-
rité de la reine était complète.
Cependant la cabale ne s'endormait point. Le nombre des mé-
coutens conjurés contre le nouveau favori s'était accru de deux
personnages considérables : don Francisco Ramos del Manzano,
précepteur du roi, et don Pedro Alvarez de Monténégro, son con-
fesseur. Le premier était un grave et savant personnage, particu-
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LB FAYORI d'oNE REINE. 157
lièrement versé dans la science du droit public. Sa réputation
l'avait fait choisir pour répondre, au nom de la régence espagnole»
au manifeste par lequel Louis XIY préluda à la guerre de Dévolu-
lion. L'opposition de Francisco Ramos à la reine devenait un fait
de la plus haute importance, en raison de la situation et de la
grande autorité dont il jouissait.
En ce moment (1675), la guerre de Hollande mettait l'Europe en
feu. L'Ei^agne, l'empereur d'Allemagne, l'électeur de Brande-
bourg, s'étaient déclarés contre nous. D'ardentes hostilités avaient
lieu sur terre et sur mer. Messine révoltée après Palerme s'était
donnée à la France, et le gouverneur de Valence avait reçu du
cabinet de la- régente l'ordre de partir, à la tête d'une escadre, pour
se joindre à la flotte de l'amiral Ruyter, arracher Messine aux Fran-
çais, et faire rentrer la Sicile dans le devoir. Don Juan d'Autriche,
selon son usage, avait paru accepter cette mission et avait même
annoncé son prochain départ de Vinaroz.
Triste spectacle que ces intrigues de palais quand la monarchie
s'en allait en lambeaux! En ce moment critique, ce furent le pré-
cepteur et le confesseur même du roi qui donnèrent à don Juan le
conseil de désobéir à l'ordre impératif de son gouvernement, pour
se trouver à Madrid le jour de la proclamation de la majorité de
son frère. Unissant leurs efforts, secondés par quelques-uns des
grands officiers de la couronne, ils profitèrent des revers des
armes espagnoles pour exagérer à dessein les maux du pays
et persuader au jeune monarque que son frère, par les grandes
charges qu'il avait remplies, était seul capable d'y porter remède.
Ils finirent par obtenir de Charles II une lettre qui appelait don
Juan à Madrid. Pour écrire cette lettre, le précepteur fut obligé de
tenir la main de son disciple {llevar-le la mono), tel était le degré
de son ignorance, amenée par l'état maladif dans lequel le malheu-
reux prince avait vécu jusqu'alors. La lettre obtenue fut aussitôt
transmise à don Juan dans le plus grand secret.
Déployant une activité dont il n'usait guère pour le service de
Tétat, don Juan d'Autriche arriva à Madrid le 6 novembre entre
huit ou neuf heures du matin, et descendit au Buen-Retiro. Il y
trouva le carrosse du premier écuyer, comte de Medellin, lequel
était dans la conspiration, et il se rendit aussitôt au palais. Le roi
le reçut d'un air troublé, et le quitta, un quart d'heure après, pour
passer dans la chambre de sa mère. Il n'en sortit que pour se rendre
à la chapelle, où le suivit son frère, accompagné de toute la gran-
desse qu'avait réunie à Madrid la solennité de ce jour.
On devine le coup de théâtre opéré par la brusque apparitioa
d'un prince que l'on croyait en ce moment voguant vers les mers
de Sicile. La cabale triomphait. Déjà se répandait la nouvelle du
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ISS R£?UE DES DEUX HBOBfDW.
suf^lke prodiaio de Yalenznela et de la confiscation de ses biens.
Celui-ci cependant se pnunenait tranquillement dans Madrid, et
assistait le soir, d'un visage assuré, à la représentation qui eut lieu
à la cour. On l'accusa d'avoir tenlé de faire assassiner don Juan.
On racontait que le comte de Montijo, accompagné du comte d'A-
guilar et du marquis d'Algava, s'était présenté au palads du Buen-
Retiro, mais que la porte avait été défendue par don Alvaro Aleman,
lieutenant de l'akaïde du palais. Ce bruit était bien invraisemUable;
néanmoins don Juan montra dans la suite qu'il ne l'avait nulle-
ment oublié.
Que s'était-il passé dans rîntenralle? La reine, un moment sur-
prise et déconcertée, avait appelé auprès d'elle le président de
Gastille et lui avait demandé conseil. Le comte de Villahumbrosa
lui avait répondu « que la même autorilé qui avait appelé don Juan
à Madrid avait seule pouvoir de provoquer son éloignerait; que
pour lui il saurait pourvoir à l'exécution des commandemens de sa
majesté. » Il ne s'agissait donc que d'obtenir nn c(mtreK)rdre du
roi. Les larmes, les supplications d'ime mère eurent facilement
raison d'un monarque de quatorze ans^ qui la veille encore était en
tutelle.
Don Juan, après le baise-mains, avait quitté Charles II, qui l'avait
comblé de caresses. Il venait à peine de rentrer au Buen-Retiro,
lorsque, à sa profonde surprise, il reçut de doB Pedro Fernandez
del Campo, principal secrétaire d'état. Tordre écrit de quitter Madrid
sur-le-ch»np pour retourner dans sois gouvernement de Sari^osse.
11 refusa d'abord, demandant à revoir le roi? l'ordre lui ayant été
renouvelé par le grand majordome doc de Medina-Celi, il ne dissi-
mula ni sa mauvaise hinneur ni son dépit ; mais après en avoir
délibéré toute la nuit avec ses principaux amis, il finit par se déci-
der à obéir, laissant ses partisans fort inquiets et dans le plus grand
désarroi. C'était une deuxième tentative avortée : la situation du
prince devenait ridicule.
La défaite du parti de don Juan devait a^ir pour conséquence
raffermissement du pouvoir de Yalenzuela , en qui se personni-
fiaient les craintes, les intérêts, les ressentirnens et les passions de
la reine. D'un autre côté, n'y avait-il pas, dans l'attitude de quel-
ques-uns des personnages les plus considérables de l'état, Vindice
d'un mouvement d*opinion dont il fallait tenir compte, s'il n'y a pas
quelque naïveté à^demander de tenir compte de l'opinion à des suc-
cesseurs de Philippe li. Le respect de la majesté royale était encora
intact en Espagne, ce qui avait manqué à la France en des circon-
stances analogues* En continuant à braver la grandesse par l'accu-
nnilatio» des honneurs sur la tète d'un bonnne encore st obscur la
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ZéE FATOII d'UKE seine. 1S9
veille, fallait -il l'exaspérer au poînC de riscpier la guerre ciinle,
peut-être la déchéance de Charles II ?
Sur l'avis de conseillers que préoocujpuent avant tout la digniné
du trône et Tintérèt de la monarchie, Marie-Aune d' Autridhe semble
avoir compris un mondent oe danger. Valenzuela fut fait titulo de
Gastille, avec le titre de marquis de Viila-Sierra, et nommé ambas-
sadeur à Venise: mesure excellente ^, à l'inspiration de sagesse
qui l'avait fait prendre, s'était unie la force d'en assnrer l'exécu-
tion. Ici la prudence du favori parut au-dessous du sacrifice que
faisait la reine. Si, avec la réserve, la modestie cakulée de Ma^a-
rin,Valenxuela avait su s'effiiccr pour un temps, s'il avait eu la
force, très rare il est vrai, de résister aux tentations -de la fortune,
peut-être serait-il parvenu, comme l'habile Italien, à coosolider
son pouvoir et à éviter le sort réservé aux ambitieux vulgaires.
Mais Mazarin était Mazarîn : H n'avait d'ailleurs i!ral goût pour le
panache, n'étant pas né Undaious. Ge simple r^)procbemeiit fait res^
sortir la dilFérence qui existe entre les deux hommes : comme la
figure humaine que Ton place quelquefois tiu pied des pyramides
en fait mieux saisir l'imposante grandeur*
Après avoir conféré avec le duc d'Albuquerque sur la conduite à
tenir, Valenzuela reçut de ce duc, son meilleur appui à la cour, le
conseFl de s^éloigner de Madrid, mais de ne pas^itter l'Espagne.
Il échangea son ambassade de Venise t^ontre le poste -de capitaine-
général du royaume de Grenade 'et partit pour Velee-Malaga; mais
il résidait le plus souvent à Grenade. Entre le <»pHaine-générai et la
cour souveraine de cette ville s'élevèrent bientôt des questions
d'attributions de pouvoir, d'où s'ensuivit un conflit. La course plai-
gnit vivement à Madrid. Valenzuela se servit de ce prétexte pour
rentrer dans la capitale, prcAablement de l'aveu de la reine. Il s'y
tint<:aché pendant quelque temps. Mais l'époque du voyage annuel
de la cour & Aranjuez étant venue, il reparut tout à coup dams
cette résidence, à la grande joie de ses partisans. Ses ewncmis, de
leur côté , ne se réjouissaient pas mcûns de son retour, espérant
qu'un tel acte de dés(^béissance 4 l'autorité royale serwt le signal
de sa perte, quanti le bruit se répandit que, durant ce séjOiW 4
Aranjuez, le roi avait nommé Valenzuela gentilhomme de la chambre
en exercice. Ge hmit était vrai. Alors le duc de Meditia-Geli, grand
chambellan, entre les mains dmjoeHe nouyeau çemifcomuie devait
prêter serment, déclara se rrfuser à accomplir cette formalité. Le
favori fut obligé, pour recevoir rinvestifaire de sa charge, de
s'adresser, non sans humiliation, au prince de Astillano, gentil-
homme ordinaire, lequel s'y prêta volontiers.
Ge fut le moment de l'^apiDigée de la faveur xle Valenzuela aupràs
des personnes royales. Oiarlœ 11 ne iiégligeaît ajuc«uiie oocasloa de
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160 REVUE DES DEUX MONDES.
lui en donner des marques publiques. Dn jour de chisse, dans le
parc de TEscurial, le favori avait pris poste en face du roi. Dn san-
glier étant venu à traverser la voie fut tiré par le porte-arquebuse,
Gonzalo Mateo, qui se trouvait placé derrière sa majesté, de façon
que quelques dragées atteignirent Valenzuela, lequel fut blessé légè-
rement à la jambe. Cette blessure l'ayant forcé de garder la chambre
pendant quelques jours, il reçut Tinsîgne honneur de la visite du
roi et de la reine mère. Le porte -arquebuse fut arrêté. Ponr
avoir osé faire des représentations au roi sur la vice -royauté rie
Naples, qui avait été accordée sans avis préalable du conseil d'Ita-
lie, don Pedro Femandez, secrétaire del despacho universal (1), fut
révoqué de ses fonctions à la suite d'une vive altercation avec
Yalenzuela, et sa place donnée à don Jeronimo de Eguia, qui d'ail-
leurs la méritait.
Le favori semble avoir voulu répondre à des marques de con-
fiance si aveugles et si touchantes et les justifier aux yeux du public
en travaillant de toutes ses forces au relèvement de la monarchie.
Il multipliait les audiences, exigeait le renvoi des administrateurs
incapables, trouvait des fonds pour la solde des armées et l'entre-
tien de la flotte, moyennant la plus-value des douanes, qui était
son œuvre personnelle. Les vivres étaient hors de prix par le bri-
gandage des magistrats chargés de l'approvisionnement de la capi-
tale. Yalenzuela donna tous ses soins à cette importante question.
Grâce aux mesures qu'il prit, les abus cessèrent; une baisse consi-
dérable eut lieu dans le prix des denrées. En même temps qu'il
donnait du pain au peuple de Madrid, il lui fournissait les moyens
de le payer en organisant de grands travaux publics. Dn incendie
avait dévoré une partie de la plaza Mayor; il en ordonna la recon-
struction et rebâtit notamment le palais de la Panaderia^ d'où la
cour avait coutume d'assister, entourée des ministres étrangers,
aux courses de taureaux, aux jeux de bague, et même aux auto-
da-fé. Doué d'un vrai sentiment de l'art, il fit retirer du Buen-
Retiro, où elle était perdue pour le public, l'admirable statue
équestre de Philippe 11 par Montanes et en orna le fronton du
palais, où elle faisait le meilleur effet. C'est la même que l'on voit
aujourd'hui sur la place del Oriente, en face du nouveau palais
royal édifié par Philippe V. 11 éleva la tour de l'appartement de
la reine, jeta les fondemens du pont de Tolède, sur le Manzana-
rès, et construisit celui du Pardo. Le public lui sui gré de ces
efforts, où il fit preuve, cela parait constant, d'une véritable capa-
(i) C*e8i-à-dire chargé da contre-seing et des ordres da roi. Le despacho universal
est aussi quelquefois appelé la cwachuéla, à cause d*une pièce yoûtée, au rez-de-
chaussée du palais, dans laquelle se tronyaient les hureaux de la chancellerie. Au dM-
pacho universal aboutissaient les propositions de tons les conseils.
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LE FAVORI d'une BEINE. 161
cité. Bien qu'il n'eût pas ramené la fortune du côté des armes
espagnoles, beaucoup n'étaient pas éloignés de lui reconnaître les
talens nécessaires au rôle de premier ministre. En considérant les
pitoyables résultats de l'administration de don Juan, on ne voit pas
ce qu'auraient perdu au change les intérêts de cette grande monar-
chie. Le comte de Castrillo, grand écuyer de la reine, étant venu à
mourir sur ces entrefaites, la reine récompensa le zèle de son ser-
viteur en le nommant à sa place, sans plus d'égards qu'à l'ordi-
naire pour les prétentions des plus grands seigneurs.
Il était facile toutefois de juger, d'après des symptômes signifi-
catifs, qu'il s'amassait sur cette tète si chère un orage terrible,
suscité de longue main par les mécomptes de l'orgueil et la rage de
l'envie. Un écuyer du roi, don Francisco d'Âyala, rentrait un soir
de l'Escurial à Madrid. Arrivé à la Casa del Campo, tout près des
portes de la ville, quatre hommes masqués se présentent et déchar-
gent leurs carabines dans son carrosse, le prenant pour Yalenzuela,
et accompagnant cet attentat d*obscures allusions à l'on ne sait quel
mystérieux événement.
À ces criminelles tentatives, capables de faire trembler les plus
audacieux, la reine répondit en faisant élever son favori à la dignité
de grand d'Espagne de première classe. Peu de jours après, Yalen-
zuela, égalant désormais la fortune des ducs de Lerme et d'Oliva-
rès, était déclaré officiellement premier ministre, avec logement au
palais, où il occupa l'appartement des infans, « lieu auguste, où ne
pénétrèrent jamais que les illustres rejetons du sang de nos rois,» dit
un mémoire du temps, dont l'auteur ne cache pas son chagrin.
Rien ne blessait plus ce peuple imbu du génie de l'Orient que ce
défaut de respect pour ses antiques usages. Mais, aussi incapable
de prévoyance que d'empire sur ses caprices, Marie-Anne d'Autriche
aimait à faire sentir au monde la force de son pouvoir et les effets
de sa protection. Par cette nouvelle et plus étrange bravade, la
mère de Charles II justifia une fois de plus cette maxime que qui
peut tout est tenté de tout oser.
Il est inutile de décrire par quelle explosion de surprise et d'in-
dignation furent accueillies des marques de faveur si exorbi-
tantes. Les amis de Yalenzuela eux-mêmes s'en montrèrent scan-
dalisés. D'après les usages de la cour d'Espagne, les plus grands
seigneurs durent fléchir le genou devant le premier ministre, éma-
nation de la Sacra catholica real Majestad. Les présidens des
grands conseils eurent commandement de se rendre à son cabinet
, pour y recevoir leurs instructions. Le duc d'Osuna, président du
conseil des ordres, et le comte de Penaranda, président du conseil
d'Italie, refusèrent d'obéir; une opposition muette, mais significative,
lOSB XL. — 1880. 11
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162 RfiTUÏ DES DBUX MLOKÙEè^
se déclara à la messe du roi, le jour où le favori se présenta pour
prendre sa place sur le banc de la grandesse. La plupart des grands
se dispensèrent d'y assister. Le roi fut à peine accompagné de
quelques dignitaires g^nés par des faveurs particulières, et les
loyaux Espagnols constatèrent avec tristesse que la fwmon avait
eu lieu sans son éclat accoutumé.
Bientôt le mécontentement ne se déguisa plus. L'explosion en
devint générale. Des railleries on passa aux propos insultans contre
la reine. Les pamphlets, les pasquins, les caricatures se multipliè-
rent, sans être désavoués par leurs auteurs, qui étaient connus. Il
convient de déclarer que Marie-Anne d'Autriche n'y répondit jamais
que par le dédain, disant que son rang la mettait au-dessus de ces
sortes de médisances. Dans le palais on entendait les courtisans
s'écrier en se rencontrant :« Valenzuela grand d'Espagne! ôiemporal
ô mores! » Les mécontens tenaient publiquement des réunions que
présidait don Diego de Yelasco, agent déclaré de don Juan d'Au-
triche, et son ancien menin devenu chambellan. Les principaux
membres de ces réunions séditieuses étaient les ducs d'Albe,
d'Osuna et de Medina-Sidonia. On y voyait aussi parmi les plus
ardens un moine de Tordre des théatins, homme hardi et entre-
prenant, nommé Yintimiglia. D'une illustre maison de Sicile, il avait
suivi en Espagne son frère, le comte de Prades, gouverneur de
Palerme lors de la révolte de cette ville en 1647 et venu à Madrid
pour se purger du crime de haute trahison. La cellule de ce reli-
gieux intrigant servait le plus souvent de lieu de réunion aux con-
jurés.
Le premier acte du premier ministre avait été la dissolution de
la Junta gênerai de gobierno^ qui le gênait, en se fondant sur cette
considération que, aux termes du testament de Philippe IV, les
pouvoirs de ce conseil de régence expiraient à la majorité du roi»
Yalenzuela (il s'en fit plus tard un titre d'honneur) se proposait par
cet acte audacieux, de rendre à Charles II la plénitude de son auto-
rité, en le délivrant, disait-il, de cinq ou six vice-rois. 11 est évi-
dent qu'il ne se proposait pas moins sans doute de se délivrer lai-
même d'un contrôle importun. C'était une mesure des plus graves,
dans tous les cas, mais particulièrement imprudente dans la sitoa-^
tion suraiguê où il se trouvait. Les grands seigneurs qui composuent
ce conseil, et qui jusqu'alors avaient observé une sorte de neutra-
lité bienveillante, n'ayant plus de mesure à garder, allèrent natu-
rellement grossir le parti de la protestation. On décida que pour
llionneur de l'Espagne il serait fait appel à l'épée de don Juan..
Tenu fidèlement au courant de ces révoltes de Topinion, don Juan)
d'Autriche attendait patiemment à Saragosse Teifet des imprudence»
de la cour. Il suivait d'un œil assez calme la marche asceudanie du
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LE 7AT0RI d'une REINE* i4(S
pouvoir de son rival, convaincu avec raison que son parti ne pou-
vait qu'y gagner. Aux instances de ses amis, qui le pressaient d'agir
et lui répondaient de tout, il répliquait qu'il ne partirait pour Mar
drid que s'il y était appelé, connaissant pour en avoir fait l'expé-
rience l'empire exercé par la reine mère sur l'esprit de son fils.
Aux yeux de la nation, il voulait éviter de passer pour rebelle, et ne
se souciait pas pour lui-même de s'exposer de nouveau à la décon-
venue qu'il avait essuyée à l'époque de la déclaration de la majo-
rité. Saqualilé de vice-roi de trois provinces mettait à sa disposition
des forces assez considérables et lui permettait de s'appuyer sur le
royaume d'Aragon, qui, bien que dépouillé par Philippe II d'une
partie de ses privilèges, pesait encore d'un poids considérable dans
les affaires de la monarchie. L'opinion lui était favorable et il
comptait de chauds partisans dans ce pays.
La cour cependant ne le perdait pas de vue. Sans soupçonner
toute la gravité de la situation, elle prenait quelques mesures de
défense. Des troupes étaient concentrées à Tolède. Le précepteur
et le confesseur du roi étaient exilés. Le comte de Medellin était
chassé de Madrid et perdait sa charge de grand écuyer, qui était
donnée au marquis de Algava. Des généraux soupçonnés de pactiser
avec don Juan étaient dépouillés de leur commandement. La me-
sure la plus sérieuse fut la création d'un régiment de trois mille
hommes, spécialement destiné à la garde du roi. On l'appelait la
Chamherga^ du nom de la casaque que portaient les soldats et dont
un Français, nommé Chambert, passait pour avoir inventé la coupe.
Vayuniamiento de Madrid protesta contre l'institution de ce corps
permanent, mais il fut passé outre. Au palais, l'énergie fut un mo-
ment à l'ordre du jour. L' amirauté de Castille, le connétable, le
grand chambellan, lesquels n'aimaient pas plus don Juan que
Valenzuela et espéraient gouverner seuls, conseillaient forte-
ment à la reine de faire arrêter le trio de grands seigneurs qui pas-^
salent pour les chefs des jansenistas (partisans de don Juan) et de
faire étrangler le chambellan don Diego de Velasco. L'ordre en fut
donné trois fois au président de Castille, qui trois fois refusa d'o-
béir. La machine gouvernementale usée, affaiblie, ne fonctionnait
plus, entravée dans les fils de ces mouvemens contraires.
Convaincu qu'il ne pourrait arriver à son but par le seul crédit
de ses partisans, même appuyé de l'opinion, don Juan résolut de
soutenir ses prétentions par la force. Il parvint à gagner à ses vues
don Gaspar Sarmîento, lieutenant-général de l'armée, chargée de
la défense de la Catalogne, lequel fit déclarer pour la cause du
prince un régiment de cavalerie de cinq cents chevaux, cantonné à
Barcelone. Ces troupes ayant quitté de nuit leur quartier prirent en
silence la route de Saragosse. Prévenu aussitôt, le général en chef
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16& RETUE ftES DEUX tf ONDES.
prince de Parme, donna Tordre au marquis de Leganès, général
de la cavalerie, de se mettre à leur poursuite et de les ramener;
mais cet ordre fut exécuté si mollement que Leganès parut vou-
loir moins prévenir que favoriser cette défection.
L'opinion était divisée en Aragon. Une partie de la noblesse et
des ministres du royaume se prononçait chaudement en faveur de
don Juan, mais l'autre partie, ayant à sa tête le gouverneur-prési-
dent, demeurait fidèle à la royauté. La bourgeoisie déclarait éga-
lement ne vouloir accepter que les ordres du roi. Le président, don
Pedro de Drriès, s'empressa de prévenir la cour de Madrid des
graves événemens qui se préparaient à Saragosse, mais les dépê-
ches furent interceptées. Mal informé, partagé entre la volonté de
réprimer la rébellion et le doute sur ce qui se passait à Madrid, le
président se borna à assembler le conseil de gouvernement {las
Salas) pour avoir son avis. Trois ministres seulement se montrè-
rent opposés à don Juan. Dès ce moment la conspiration ne garda
plus de mesure. Toutes communications furent rompues avec le gou-
vernement royal et avec l'armée fidèle de Catalogne. Un courrier du
prince de Parme, porteur de dépêches, fut arrêté au pont du Gal-
lego et dévalisé. Un laboureur, témoin involontaire de cet acte de
violence, fut massacré. Désormais, la cause du prince put paraître
gagnée.
La nouvelle de la rébellion arriva enfin dans la capitale de l'Es-
pagne, grossie par l'imagination, par l'intérêt et par la peur. Le
bruit se répandit que don Juan s'avançait, non-seulement à la tête
d'une armée, mais que la plus grande partie des provinces s'était
déclarée en sa faveur. L'attitude de la cour fut aussi misérable que
lors du renvoi du pèreNithard. On allait voir se renouveler la même
tragi-comédie, cette fois seulement un peu plus sérieuse. Le comte
d'Aguilar, colonel de la Chamberya^ demandait à réunk* ses soldats
et conseillait la résistance. Une ibule d'officiers réformés accou-
raient au palais et offraient leurs services. La reine, n'étant pas
encore séparée de son fils, pouvait obtenir les ordres nécessaires,
et opposer le roi au bâtard. Dans une circonstance analogue, la
mère de Louis XIV faisait arrêter le vainqueur de Rocroi par son
capitaine des gardes. Marie-Anne d'Autriche ne sut que gémir, se
lamenter, et vomir contre don Juan ses injures accoutumées.
En cette circonstance capitale, l'attitude des loyaux sénateurs
de la monarchie montra à quel degré de déconsidération était tombée
la reine mère. Les amis du prince armaient dans Madrid et se déclar
raient résolus à tout. La plupart des maisons étaient barricadées,
pourvues d'armes et de vivres, dans l'attente d'une bataille de rues.
L'archevêque de Tolède et le comte de Villahumbrosa jugèrent
que la conservation de Valenzuela au pouvoir ne valait pas le risque
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LE FAVORI d'une REINE. 165
d'une guerre civile, également funeste à la royauté, que le roi fût
vainqueur ou qu'il fût vaincu. On décida que la première mesure
à prendre était de séparer Charles II de sa mère. Soit habitude
d'obéissance, soit faiblesse de caractère, le jeune monarque se prêta
sans résistance à cette résolution. Depuis l'époque de sa majorité,
on s'était attaché à lui faire sentir la honte d'être mené par un
homme de néant tel que Valenzuela, que l'on rendait responsable
de tous les malheurs de la campagne de 1675, comme si le prince
qui conspirait quand il fallait se battre, qui avait refusé de marcher
contre la révolte de Messine, comme autrefois au secours de la
Flandre, n'entrait pas aussi pour quelque chose dans les désastres
de la patrie. Une nuit, Charles II sortit du palais dans le plus grand
secret, et enveloppé dans son manteau, il se rendit au Buen- Retire
sous la conduite du duc de Medina-Geli et du comte d' Aranda. Situép.
sur le versant opposé du plateau sur lequel s'élève la ville de Ma-
drid, cette résidence est assez éloignée du palais royal, circonstance
favorable au dessein des conjurés. On décida en second lieu que le
roi écrirait à son frère de se rendre à Madrid pour l'assister dans
son gouvernement. La lettre royale est du 27 décembre 1676. Le
courrier qui en était porteur partit le 29 pour Saragosse. Mais, ce
qui est plus extraordinaire, le même courrier portait également
une lettre de la reine mère déclarant adhérer à la résolution prise
par le roi. Qu'espérait cette princesse par cette inconcevable dé-
marche ? Qu'on ne la séparerait pas de son fils, ce qu'elle redoutait
par-dessus tout? Mais pouvait-elle ignorer les sentimens de don
Juan à son égard, et les prétentions de ses amis, qui mettaient pour
première condition à la paix son éloignement de la cour ? On est
confondu de tant de faiblesse inutile. Il est évident que depuis le ren-
voi exigé du père Nithard, — cette mortelle injure faite aune reine,
— il s'était établi entre don Juan et Marie-Anne d'Autriche une lutte
dans laquelle l'un ou l'autre devait infailliblement succomber.
C'était l'opinion de Louis XIV. Quoi qu'il en soit, la lettre existe,
mab elle ne sauva rien. Vainement Marie-Anne fit les plus grands
efforts pour obtenir de voir son fils ou de lui écrire. Cette permis-
sion lui fut refusée. Vainement elle fit intervenir l'ambassadeur
d'Allemagne, qui menaça les conjurés de la colère de l'empereur.
— « Nous nous soucions bien de l'empereur, lui répondit le duc
d'AIbe; ne veut-il pas bien gouverner son empire comme nous vou-
lons, nous, notre royaume ? Qu'il songe que l'Espagne lui a mis la
couronne sur la tête et qu'elle sent encore aujourd'hui ce qu'il lui
en a coûté et le peu qu'il a fait pour elle. » La reine reçut l'ordre
de quitter le palais et de se rendre à Tolède, dont on lui donnait
le gouvernement, en lui assignant pour résidence l'Alcazar de cette
Tille. En même temps, le roi envoyait son confesseur à sa mère pour
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166 BETUE DEB DEUX MONDES.
lui expliquer les motifs de sa conduite et lui prodiguer les assu-
rances de son filial attachement. Cette résolution de Charles II avait
été accueillie avec des transports de joie par la population de Ma-
drid. Citoyens et grands seigneurs se portaient en foule au Buen-
Retiro, pour féliciter le jeune monarque et lui offrir selon l'usage
de riches présens.
On se demande avec curiosité quelle fut, dans cette révolution
de palais, l'attitude du favori. N'ayant pas su ou pu la prévenir, il
était condamné à la subir. On Ta accusé d'avoir manqué de réso-
lution. C'est oublier, ce semble, que Valenzuela n'était rien que par
le crédit de la reine. Par le fait de se séparer volontairement de sa
mère, par le faît surtout d'appeler don Juan, Charles II déclarait
ramener à lui le pouvoir qu'il avait délégué jusqu'alors et laissait
le favori retomber dans son néant. Celui-ci ne pouvait dès lors
commander quoi que ce fût à qui que ce fût. Imaginez Louis XIY
majeur se déclarant en faveur du prince de Condé, la veille de l'ar-
restation de ce dernier. Qu'aurait pu Mazarin? Qu'aurait-il pu sur-
tout, si Anne d'Autriche avait déclaré approuver la conduite de
son fils? Privé de tout moyen de se défendre, Valenzuela n'avait
d'autre ressource que de s'éclipser. Dès le 2A décembre il avait
quitté Madrid.
En possession de la lettre du roi, don Juan partit de Saragosse
le l*' janvier 1676, non sans avoir fait ses dévotions à Notre-Dame
del Pilar. Ce prince offrait un singulier mélange d'ambiiion et
d'hypocrisie. Il n'avait à la bouche que le service de Dieu quand il
s'insurgeait contre l'état, et défendait ses trahisons par des argu-
mens de théologien. Il marchait accompagné de deux personnages
fort compromis, un Napolitain, le prince de Monte-Sarcho, qui, en
débarquant à Barcelone, s'était sauvé auprès de lui pour échapper
aux poursuites d'un procès criminel, et le comte de Monterey. A
l'époque de la formation de la maison du roi, ce dernier était accouru
en poste de la Flandre où il servait, dans l'espérance d'en faire
partie, se fiant aux promesses qu'il avait reçues, et surtout à l'ar-
gent qu'il avait donné. N'ayant obtenu que la direction de l'artil-
lerie, depuis exilé, il s'était rallié à don Juan avec le titre de mestre-
de-camp-général.
Parvenu à Montréal de Ariza, à peu près à moitié chemin de
Saragosse à Madrid, le prince y établit son quartier-général. Ariza
était le point de concentration assigné aux quelques troupes fort mal
organisées qu'il avait pu réunir en Aragon, et qui, augmentées
d'un certain nombre de volontaires catalans et valenciens, formèrent
un corps de trois mille fantassins et de mille cavaliers. C'étaient
des forces bien médiocres pour lutter contre les ressources de la
monarchie espagnole; mais ce prince prudent avait maintenant
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LE FAVORI d'une REINE. 167
d'excellentes raisons de croire qu'il ne serait pas nécessaire d'en
venir aux mains. Au pis-aller, il comptait sur les levées que lui
avaient promises les grands de Gastille, dont il allait traverser les
états. Il marchait à petites journées, laissant la révolution s'ac-
complir d'elle-même, et voulant bénéficier de l'effet moral produit
sur les indécis par sa tardive hardiesse. Il arriva le A à Hita, ville
appartenant au duc de Tlnfantado, l'un des grands seigneurs qu'a-
vait le plus exaspérés la scandaleuse élévation de Valenzuela. Il
apprit à Hita la résolution qu'avait prise le roi de se séparer de sa
mère, et cette nouvelle, qui était un présage de paix, fut accueillie
avec joie par ses partisans et par lui-môme. Les entreprises de ce
genre, tant qu'elles n'ont pas réussi, sont toujours accompagnées
de graves inquiétudes, et les conspirateurs étaient loin d'être ras-
surés, connaissant l'irrésolution naturelle de leur chef. Le prince
ne tarda pas à vofr arriver le cardinal d'Aragon, qui lui reuouvela
l'assurance du plaisir qu'aurait le roi à le voir attaché de plus près
à son service, mais qui apportait en même temps l'ordre de licen-
cier sur-le-champ les troupes dont il était accompagné. Don Juan
répondit qu'il était prêt à exécuter les ordres de sa majesté, à con-
dition que le roi accordât Téloignement de la reine sa mère, l'ar-
restation de Valenzuela, et le licenciement du régiment de la Cham-
berga. Ces conditions ayant été ratifiées par Charles II, don Juan
laissa au marquis de Leganès le soin de payer et de congédier ses
troupes, ne gardant auprès de lui que six cents cavaliers de Cata-
logne, avec lesquels il se mit en marche pour Madrid, accom-
pagné d'un petit nombre d'amis et de serviteurs. Il arriva au Buen-
Retiro, le 25 janvier, à six heures du matin. Il était enfin maître
de la situation*
III.
Qu'était donc dans cet intervalle devenu le favori ?
Connaissant tout ce qu^il y avait de spécieux dans le personnage
de don Juan, se fiant encore à l'ascendant qu'il avait si longtempa
exercé sur le roi et sur sa mère, Valenzuela ne désespéra pas com-
plètement de sa fortune et garda même l'illusion de croire qu'il
pourrait la rétablir. Il se déroba de Madrid, comme nous l'avons
dit, mais il ne quitta pas l'Espagne, se réservant de ne la quitter
qu'à la dernière extrémité. Il s'était retiré avec sa famille et ce qu'il
avait de plus précieux au monastère de l'Escurial, se croyant en
sûreté sous la protection des immunités de ce lieu vénéré, pan-
théon des rois, consacré aux yeux de toute l'Espagne par les reli-
ques qu'y avait réunies en grand nombre la dévotion de Philippe II.
U était muni en outre d'un ordre royal {cedula) enjoignant aa
. uiymzeu uy VJvJVjpJ Iv^
168 REVUE DES DSni MONDES.
prieur des hiéronymites de veiller sur sa personne comme sur la
personne même de sa majesté. Il connaissait mal ses ennemis.
Don Juan ne perdit pas un moment pour assurer sa vengeance
et pour satisfaire la haine et l'avidité de ses partisans. Le jour
même de son arrivée, il obtint un décret qui d'une part reconnais-
sait pour loyaux et fidèles sujets tous les seigneurs qui avaient
épousé sa cause, de l'autre déclarait Valenzuela déchu de tous ses
droits, titres et dignités, prononçait la confiscation de ses biens, et
le déclarait en outre prévenu du crime de haute trahison envers
l'état. Le décret était rédigé dans les termes les plus insultans pour
le malheureux favori. En ce qui touchait l'octroi de la grandesse,
il y était dit : « Voulant maintenir la première noblesse de mes
royaumes, et ceux d'entre les nobles qui ont obtenu les honneurs
de la grandesse dans l'illustration et l'éclat dont ils n'ont cessé de
jouir, et considérant que cette illustration serait ternie si Von fai-
sait figurer parmi les grands un individu {sujeto) qui ne possède
à aucun degré les mérites et qualités qui doivent naturellement
appartenir à quiconque aspire à ce suprême honneur, j'ai résolu et
décidé que cet octroi de la grandesse serait désormais considéré
comme un acte absolument nul et non avenu. Moi, le roi. » Quand
Valenzuela fut informé de l'arrêt qui le dégradait, il répondit froi-
dement : « Ce n'est pas le roi qui est l'auteur de ce décret, c'est
l'homme qui lui conduit la main. »
La petitesse d'âme de don Juan se manifesta bientôt par les
rigueurs calculées de sa vengeance. Tous les partisans de la reine,
tous les amis de Valenzuela, tous les personnages connus pour
avoir été opposés aux prétentions du prince, ou seulement pour
avoir gardé la neutralité, furent révoqués de leurs fonctions ou
exilés. L'intègre comte de Villahumbrosa se vit dépouillé de sa
dignité de président de Castille, pour avoir refusé de s'engager
par écrit à servir exclusivement les intérêts de don Juan. Le prince
de Parme, à qui étaient dus les uniques succès de l'Espagne
dans la campagne de 1675 (il avait fait lever le siège de Puy-
cerda, envahi le Roussillon et saccagé le bourg d'Ille) perdit le
commandement de l'armée de Catalogne. Le comte d'Aguilar et
le prince de Astillano furent exilés, l'amirante de Castille relégué
dans sa ville de Médina de Rio-Seco. Sous le coup d'un mandat
d'amener, le comte de Montijo se sauva en Portugal. L'exil attei-
gnit des prédicateurs pour avoir fait en chaire l'éloge de la reine.
Le prince s'abaissa jusqu'à proscrire des nains, de niisérables bouf-
fons, dont se servait l'oisiveté de cette triste cour pour entretenir
la conversation. La terreur devint générale.
Les conjurés n'avaient pas attendu les ordres de don Juan pour
se mettre à la recherche de Valenzuela, Le champ était ouvert à la
uiymzeu uy x^j v^' v^'pc iv^
LE FâTORI D0N£ REUfE. 109
trahison, on ne tarda pas à savoir qu'il s'était réfugié à TEscurial.
Dès le 6 janvier, don Fernand de Tolède et le duc de Médina Sido-
donia, à la tête de deux cents cavaliers, se présentèrent à la portt
du couvent. Le prieur fut appelé. Sommé de par le roi de livrer la
personne de Valenzuela, ce religieux répondit qu'il était en pos-
session d'un ordre contraire et demanda à voir le premier. On lui
répliqua que cet ordre était verbal. En môme temps, on comman-
dait aux soldats de cerner le couvent et d'intercepter toute com-
munication avec le dehors. Le prieur, voyant que ses supplications
étaient inutiles, prit acte de la violation des droits de l'église et
lança l'excommunication d'usage contre ses agresseurs. Les seigneurs
embarrassés eurent recours à la ruse. Us firent entendre au prieur
qu'il était de l'intérêt de Valenzuela d'être mis en rapport avec
eux. Le prieur y consentit, à la condition qu'ils se présenteraient
seuls. L'entrevue eut lieu dans l'intérieur de la noble et superbe
chapelle. Sommé de se rendre au nom du roi, Valenzuela répondit
que, n'ayant conscience d'aucun acte contraire au service de sa
majesté, il était prêt à lui obéir en sujet fidèle; mais, qu'étant à
TEscurial par ordie signé du roi, il ne consentirait à en sortir que
par un ordre contraire, dont il demandait la représentation. C'était
mettre fin à la conférence.
Après avoir constaté la présence de Valenzuela à TEscurial, ce
qui était au fond le véritable objet de leur expédition, les seigneurs
essayèrent de vaincre l'obstination des religieux en les prenant
par la famine. Cette mesure barbare n'obtint pas plus de succès
que l'intimidation, et don Fernand commençait à désespérer de se
saisir de sa proie quand une délation vint révéler l'endroit précis
où était caché Valenzuela. C'était un réduit fort étroit et voûté,
situé près du sanctuaire de la chapelle : un tableau en dissimulait
l'entrée. Le délateur était un barbier {sangrador)^ attaché au dis-
pensaire du couvent, lequel avait été appelé auprès du malheureux
prisonnier, que dévorait la fièvre, pour lui pratiquer une saignée.
On paya sa trahison par deux cents doublons de récompense. Aus-
sitôt Tordre est donné aux soldats d'enlever le couvent. Ils se pré-
cipitent dans les cloîtres, pénètrent en armes dans la chapelle,
quelques-uns même à cheval, tirent des coups de feu, jurant et
Ciiant a que le roi en a donné l'ordre, qu'il leur faut Valenzuela
mort ou vivant. » Les religieux épouvantés cédèrent enfin. Valen-
zuela fut livré.
Don Antonio de Tolède procéda immédiatement à la saisie des
dépouilles de l'ancien favori. Ce furent alors des scènes d'un autre
genre, mais encore plus odieuses. Les caisses qui renfermaient l'ar-
gent et les joyaux furent mises à sac, Tolède ne se gênant pas pour
s'approprier tel ou tel bijou qui était à sa convenance, et il y en
uiyitized by VjOOQIC
170 RSnJE DES DEUX MONDES.
avait d'admirables. Les soldats fouillèrent de leurs piques jusqu'aux
matelas dans la chambre de doua Maria de Dcedo, que gardaient
douze hommes, sans la perdre un instant de vue. Ils brisèrent les
châsses d'argent ciselé, chefs-d'œuvre de Juan d'Arce, et disper-
sèrent les reliques. Ils allèrent jusqu'à forcer le tabernacle, pour
s'assurer s'il ne renfermait pas quelque trésor. Ils semblaient, dit
un témoin oculaire, non pas les soldats d'une armée catholique,
maïs une horde de religionnaires déchaînés. Loin de les modérer,
leurs chefs les excitaient. On était au cœur de Thiver. Le prisonnier
réuni à sa famille ne garda exactement que les vêtemens qu'il avait
sur lui. L'ordre royal destiné à garantir la sûreté de sa personne
lui fut enlevé. On refusa une mante à sa malheureuse femme,
grosse de quatre mois. Son fils, un enfant, avait gardé un petit
manchon : cet objet lui fut retiré.
De l'Escurial, Valenzuela fut conduit à Madrid sous l'escorte de
trois cents cavaliers, et ensuite au château de Consuegra, sur
l'ordre exprès de don Juan. On ne pouvait choisir de prison plus
sûre. Malgré les mauvais traitemens dont on l'accabla (on ne lui
épargna pas même les chaînes), l'ancien favori supporta cette acca-
blante disgrâce avec une force d'âme peu commune. Son sang-froid
ne l'abandonna point, et sa hauteur étonna ses ennemis. Parmi les
seigneurs qui se mêlèrent à son arrestation se trouvait le comte de
Fuentes, lequel en lui adressant la parole le qualifia simplement
de monsieur (senor). — « Votre grâce, lui répondit Valenzuela,
aurait bien pu garder pour la circonstance quelqu'une de ces excel-
lence qu'elle me prodiguait au temps où je n'en faisais nul cas, pas
plus que de tant de gens que je connaissais très bien pour n'être
que de serviles adorateurs de la fortune. — C'est à moi que l'on
ose parler ainsi? interrompit Fuentes. — 0 le bel exploit, continua
le prisonnier, avec un rire sardonique, le bel exploit vraiment que
cette arrestation de Valenzuela 1 On y attache sans doute la restau-
ration de la monarchie, qu'on la confie à de si grands seigneurs...
Eh bien! je le jure, si ma tête doit tomber, ma tête ne tombera pas
seule. — Cette ironie dans le sang-froid suppose une conscience
assez tranquille. Il avait son secret, qui était celui de bien d'autres,
et ne le dissimulait point. Gardé à vue nuit et jour, traité comme
un vil malfaiteur, il eut quelques momens de défaillance, dans les-
quels on l'entendit s'écrier en soupirant profondément : a Ayl Ani--
mara (anagramme de Mariana), tu me coûtes bien cherl Ay! Ara-
nima^ que m'importent tes faveurs si je ne puis être sauvé 1 » —
Ces exclamations furent jugées choquantes dans la bouche d'un
homme qui s'était toujours montré fort avare de paroles et d'une
discrétion absolue.
Par ordonnance du procureur général fiscal, don Pedro de
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LE rATORI d'une BEINE. 171
Ledesma, chevalier de Galatrava, il y eut un commencement
d'instruction, où furent entendus un très grand nombre de témoins,
la plupart domestiques de grands seigneurs, qui, eux, se gardè-
rent bien de comparaître. Leurs dépositions sont vagues, sans
précision. Presque tous ne font que répéter des on-dit (pyb decir^^
dice haber oido). Interrogé lui -môme à plusieurs reprises, le
prisonnier se défendit avec beaucoup d'assurance et de hauteur.
Il se borna à dire qu'il avait agi en tout par ordre du roi ; que son
seul crime était d'avoir reçu de grandes faveurs de sa majesté, qui
avait le droit de les accorder. C'était précisément le système de
défense qu'avait adopté, devant la commission du parlement de
Paris, la veuve du maréchal d'Ancre, Éléonore Galigaï. Il con-
cluait en demandant des juges, offrant de passer de la juridiction
de l'église à celle des tribunaux ordinaires, mettant d'ailleurs
ses ennemis au défi de lui faire son procès. Le procureur-
général, agent docile de don Juan, Faccusa de haute trahison
dans son réquisitoire, en punition de quoi il demandait sa tète et
la confiscation de tous ses biens. Don Juan et les conjurés, qui con-
naissaient la cour, ses usages et leurs propres méfaits, ne rele-
vèrent jamais cette accusation. Ills ne voulurent ni procès, ni débats
contradictoires ; ce qui ne les empêcha pas de procéder immédia-
tement à la confiscation des biens. Les meubles et joyaux, l'argen-
terie, les tableaux, la garde-robe^ la sellerie furent mis publique-
ment à l'encan. On vendit jusqu'à la dernière chemise du prisonnier,
sans s'inquiéter de savoir s'il en manquait dans sa prison. Le
procès-verbal de la vente mérite d'être étudié à tous égards. C'est
en particulier une page curieuse de l'histoire du luxe et des arts
décoratifs en Espagne au xvn* siècle.
L'imagination populaire avait singulièrement exagéré les trésors
qu'elle supposait en possession du favori. Le résultat de l'inven-
taire fut une déception pour le public, et le bruit courut aussitôt
que les auteurs de la révolution avaient faussé les chiffres et dimi-
nué à dessein la part du roi pour dissimuler la part qu'ils s'étaient
adjugée à eux-mêmes. La vente à l'encan produisit 7,019,468
réaux de vellon, somme à laquelle vinrent s'ajouter 2,856,262 réaui
en argent monnayé (1). Telles furent les dépouilles de Thomme qui
avait disposé pendant près de huit ans des richesses de la monar-
chie de r£spagne et des Indes. Mazarin à sa mort laissa un peu
plus.
Le scandale de la violation à main armée du monastère de l'Escu-
rial ne pouvait passer inaperçu en pareil temps et dans un pays
(i) Lc8 deux sommes réunies donnent 10,775,730 réaux. Le réal de rellon raut en
argent do France 0 fr. 267, ce qui produit environ 3 milUons de fra&cs. GoOqIc
J
172 REVUE DES DEUX MONDES.
tel que l'Espagne. La cour de Rome s'en émut. Le pape Innocent XI
(Oclescalchi), né à Milan, avait servi comme officier dans les
armées espagnoles et s'intéressa toujours vivement aux aflaires de
cette monarchie. 11 demanda que l'ancien favori fût « restitué à
l'église, M et sa cause remise entre les mains de l'autorité ecclé ias-
tique, ordonnant en outre que le prisonnier fût réintégré dans la pos-
session de ses biens confisqués sans forme de procès. On fit d* abord
la sourde oreille. Mais le 30 mars 1677 arriva un bref plus mena-
çant accompagné d'excommunication contre les auteurs du sac de
TEscurial. On eut alors l'air d'obéir. De Consuegra, Valenzuela fut
conduit avec de grandes précautions à l'église de Temblèque, d'où
on le ramena à Consuegra après avoir pris la précaution de faire
bénir la pièce qu'il y habitait. Ces casuistes purent affirmer dès
lors que le prisonnier était « restitué à l'église, w y que estabu en
sagrado. La faiblesse du nonce Mellini se contenta de cette co-
médie, dont le public impartial fut indigné, mais il ne céda point
sur la question de juridiction. L'intervention de la cour de Borne
était après tout le meilleur moyen d'en finir avec cette grande
affaire, qui remuait l'état et touchait à des points si graves et si
délicats. Dans l'intérêt de la dignité du trône, de la paix publique
et de la conservation du prisonnier, le nonce rendit un décret qui
exilait pour dix ans Yaleozuela aux lies Philippines, lui assignait
pour résidence le château de San Felipe de Cavité, en Tlle de
Luzon, avec défense d'en sortir sous peine d'excommunication. Ce
décret qui semblait dépouiller Valenzuela du droit de faire entendre
sa justification, fut vivement commenté dans Madrid, et révéla
l'existence d'un nombre fort grand de valenzuelistas. Les aute irs
du sacrilège de l'Escurial durent faire amende honorable en chemise
et la corde au cou au collège impérial. Le nonce leur donna quel-
ques coups de discipline et leva les censures. Valenzuela fut extrait
de sa prison et dirigé sur Cadix, où il fut provisoirement déposé
au fort del Puntal.
Notre récit serait incomplet si nous ne disions quelques mots
du traitement qui fut infligé à la femme et aux enfans du proscrit.
On se saurait s'imaginer, si on n'en avait la preuve certaine, à quels
procédés indignes d'un gentilhomme, à plus forte raison d*un
prince de sang royal, s'abaissa la persécution organisée contre ces
infortunés.
Duna Maria de Ucedo demeura d'abord quelques jours à l'Escu-
rial privée de tout, sans savoir ce qu'était devenu son mari, ni ce
qu'elle deviendrait elle-même. Après toute sorte de négociations et
de délais, on finit par la mettre dans une mauvaise charrette, avec
ses deux enfans et quelques serviteurs, et elle prit le chemin de
Madrid. Arrêtée, menacée plusieurs fois sur la route par des soldats.
LE FAVORI D'VHB REINE. 173
elle était à peine descendue dans l'appartement qu'elle y occupait
qu'un alcade de cour vint lui intimer Tordre de quitter la capitale
et de se retirer à dix lieues au moins de Madrid. Elle obéit et par-
tit pour Tolède, « sans le secours d'un maravédis, ni même d'un
morceau de pain. » Pendant le trajet, elle se rencontra avec son
mari, qui marchait sous la garde de trois cents hommes armés de
carabines, l'épée nue à la main. Valenzuela s'approcha de sa femme
et de ses enfans, qu'il ne devait plus revoir, et ne put répondre
que par ses larmes à leurs gémissemens et à leurs cris de déses-
poir. 11 y avait défense de se parler; moins durs que leurs chefs,
les soldats de Tescorte pleuraient.
Dona Maria descendit à Tolède au couvent royal de Sainte- Anne,
ignorant que Tolède fût le lieu assigné pour résidence à la reine
mère. Aussitôt arriva l'ordre de quitter cette ville pour se rendre à
Tafavera ou à Hita. Elle partit pour Talavera, moyennant Taumône
de quelques ducats qu'elle reçut du cardinal-archevêque. Elle com-
mençait à respirer dans l'asile que lui avait procuré une de ses
parentes, quand se répandit le bruit que son mari allait avoir la
tête tranchée et qu'elle même se verrait séparée de ses enfans. Les
pauvres créatures étaient fort malades. Succombant à tant de
maux, l'infortunée résolut d'en finir avec la vie en se laissant mou-
rir de faim. « Dieu la soutint pour voir le jour de sa vengeance, »
dît l'auteur ému de ce récit. Le terme de sa grossesse approchait.
Elle donna le jour à une fille, qui mourut peu de temps après. Mais
pour comble de malheur, elle perdit aussi sa fille aînée, une en-
fant de douze ans, qiii était charmante, et dont les grâces, la raison
précoce, consolaient la malheureuse mère dans cet abîme de mi-
sères.
Cependant approchait pour Valenzuela le moment de partir pour
sa destination ; mais sa femme demeurait en Espagne, ce qui impor-
tunait singulièrement don JUan et ses acolytes. Si Valenzuela venait
à succomber, comme ils Tespéraient, aux douleurs de l'exil, aux
mauvais traitemens, aux fatigues d'un voyage de 5,000 lieues, ils
redoutaient le cri d'une autre victime vivante, de sa veuve dépouil-
lée et persécutée. -On mit tout en œuvre pour obtenir de Maria de
Ucedo qu'elle s'éloignât de Talavera. On descendit jusqu'au men-
songe. On lui affirma que le roi permettait qu'elle vît son mari
avaiJt son départ; qti'elle trouverait, à cet effet, 400 ducats pré-
parés à Tolède. Ne pouvant ébranler sa volonté, on essaya d'ef-
frayer sa conscience. Un moine augustin se présenta avec mission
de lui démontrer qu elle ne pouvait sans péché mortel séparer sa
destinée de celle de son époux. Elle sentait im piège. Elle résista
obstinément à tous les efforts pour la persuader. Mais, connaissant
ses ennemis, la vaillante Espagnole résolut de se couvrir de la pro- j
I7h RETUB DES 0EUX MONDES.
tection de l'église. Elle se présenta à neuf heures du soir à la col-
légiale de Talavera et, trouvant la porte fermée, elle attendit sous
le porche, avec son fils mourant, son dernier enfant, jusqu'au mo-
ment de Touverture de la porte du clocher. Elle passa six mois
dans la tour exposée à toutes les intempéries du temps et des sai-
sons, jusqu'à ce que le chapiti*e, touché de compassion, lui procura
mn logement un peu plus convenable dans la chambre du sacristain.
Il se trouva, parmi les suppôts de don Juan, un individu assez scélé-
rat pour proposer de lui enlever son fils, comme un sûr moyen de la
contraindre à quitter ce dernier asile. Il s'offrait même à faire le coup.
Le 14 juillet 1678, Yalenzuela, embarqué sur un galion de la
flotte de la Nouvelle-Espagne, quitta sa patrie pour ne plus la re-
voir. Il toucha à Puerto-Rico, aborda à la Vera-Cruz et, traversant
le Mexique dans toute sa largeur, il s'embarqua à Acapulco pour
le lieu fixé à sa résidence. Durant ce voyage de plus de six
mois, il n'avait touché ni un real, ni un vestido. Le vice- roi
avait été informé officiellement de sa venue et avait reçu en même
temps les ordres les plus sévères touchant la surveillance dont
l'aûcien favori ne devait pas un moment cesser d'être l'objet. Cavité
est une ville située à l'opposé de Manille, à peu près comme Amibes
en face de Nice, sur la côte sud de la baie de ce nom. Le fort de
San-Felipe en défend l'entrée. Yalenzuela y fut gardé à vue avec
défense d'écrire à qui que ce fût, pas même à sa femme. Il sem-
blait prendre plaisir à la conversation de son confesseur : on le
lui ôta. Le jour de l'arrivée du courrier de Goa, les postes étaient
doublés, les sentinelles avaient ordre de tirer sur toute embarcation
qui ferait mine de vouloir aborder à terre. Le prisonnier supporta
cette nouvelle série de rigueurs avec la même constance qu'il avait
montrée depuis le moment de son arrestation, cherchant dans
l'exercice de son esprit un remède à son infortune. Il passait une
pwtie de son temps à composer et à écrire. Il reprenait ses habi-
tudes de poète, faisait des vers lyriques et des comédies.
Après six années de détention rigoureuse, le sort de Yalenzuela
parut s'adoucir. Un ordre du roi, daté de 1682, parvenu à Cavité
seulement en 1684, vu la distance, énorme pour ce temp5ï, prescri-
vait au gouverneur de San-Felipe d'accorder à son prisonnier la
permission d'écrire en Espagne, d'avoir des serviteurs particuliers
et un logement convenable. Des fonds étaient mis à la disposition
du gouverneur.
Le premier usage que fit Yalenzuela de cette permission fut
d'adresser à Charles II un mémoire justificatif où il expose les vio-
lences iniques dont il a été l'objet, après avoir été arraché de
l'Escurial par la force et au mépris de l'ordre royal de sa majesté.
Il proteste énergiquement contre le fait d'avoir été, non-seulemeut
uiyiiizeu uy 'v.j v-/ V-^pc iv^ -
LE FATORI d'qKE BHNE* <75
arrêté en terre d'églbe, mais eniprisonné, exilé, dépouillé, sans
aucune forme de procès, sans articulation précise d'un délit quel-
conque, — déclarant avoir toujours servi pour Thonneur de mn
maître et l'intérêt de la monarchie, n'attribuant sa chute qu'à
Tenvie excitée par les bienfaits dont il a été comblé par le roi et
par sa mère. Il insiste particulièrement sur l'acte de dissolution du
conseil de régence, lequel n'avait d'autre but, dit^il, que de resti-
tuer à sa majesté l'intégraUté de son pouvoir souverain, mais qui
a eu pour effet de jeter dans le parti de ses ennemis tous les mem-
bres de ce conseil, ces mêmes membres qui n'avaient fdtqu'ap- <
plaudir et même contribuer à son élévation tant qu'il avait consenti
à partager le pouvoir avec eux.
Le 4 octobre 1688, le gouverneur de San-Felipe eut ordre de
mettre sur-Ie-cbamp son prisonnier en liberté, lui assignant toute-
fois la résidence provisoire de Mexico, avec 12,000 pe/ios de traite-
ment. Parti de Cavité sur le galion el Santo Nino^ Valenzuela arriva
à Mexico, le 28 janvier 1690, et fut reçu par le vice-roi, comte de
Galves, sur le pied de titulo de Gastille.
Il est aisé de se rendre compte des adoucissemens successifs
apportés au sort de l'intéressant prisonnier. Don Juan était mort
dès 1679, et, le lendemain de son trépas, Charles II courait à Tolède
pour ramener à Madrid la reine sa mère.
Peu d'hommes firent naître plus d'espérances que don Juan ;
jamais espérances ne furent plus déçues. Arrivé à ce pouvoir si
longtemps convoité, ce prince ne révéla qu'un génie étroit, un esprit
court, rien des qualités de l'homme d'état. Exclusivement occupé
des soins de sa vengeance, on le vit se livrer à un examen minu-
tieusement ridicule des actes du gouvernement déchu, faire dans
la vie de la reine des recherches qui allaient à la déshonorer, ne
lui épargnant ni un ennui, ni un déboire. 11 la craignait néanmoms,
et pour s'en défendre il organisa une police d'espionnage qui sur-
veillait sa correspondance, recueillait les propos du palais et l'in-
formait des moindres bruits. Absorbé par la lecture de ces rapports,
il ne lui restait plus de temps pour s'occuper des grandes affaires.
Il imagina de sortir la nuit avec le roi, dans un carrosse à deux
mules, pour se mettre au courant de l'opinion. Le carrosse fut vite
reconnu, et l'opinion devint muette. A la cour, il décida que les
seigneurs ne pourraient prendre du tabac dans la chambre du roi,
mais seulement dans l'antichambre. Il supprima la golilla et la
remplaça par la cravate. Il descendit jusqu'au soin de faire peigner
le roi, lequel avait de longs cheveux blonds, mais qui usait de son
pouvoir absolu pour refuser obstinément l'usage du peigne (1)<
(1) Charlee n dit un Joar à cette occABion : ■ Haita los fiojot no Mtan segnros de
doB Juan.» Le mot avait aa portée, et une saveur bien espagnole.
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176 UTUB DC8 DEUX MOIIDES.
il Tout semblait contribuer à l'élever et à l'affermir, a dit de lui le
marquis de Yillars; lui seul se manqua à lui-même, et il ne parut
digne de gouverner que quand il ne gouverna point. »
Le peuple attendait la diminution des charges publiques et l'a-
baissement du prix des denrées, l'armée l'arriéré de sa solde, la
flotte les approvisionnemens qui lui manquaient, les Espagnols
zélés le relèvement de la patrie. Il n'y eut rien de changé sous l'ad-
ministration de don Juan. La décadence suivit sa marche silen-
cieuse. L'Espagne vit se continuer la même série de revers écra-
sans qui lui imposèrent a paix de Nimègue.
Plus on avait attendu de don Juan, plus l'opinion se révolta
contre lui. On releva e pasquin suivant affiché aux portes du palais :
Vino su AUeza^
Sacù la eipada, ^
Y no ha heiho nada,
• Son altesse est venue, elle a tiré son épée; et puis, qu*a-t-elle fdit? Rien. »
Le prince écrivit au-dessous :
VillanOf
Avn no se ha cogido el grano»
• Imbécile I la moisson n'est pas encore faite. »
Mais de pareils traits le désolaient, ayant assez d'esprit pour en
sentir la pointe. Il devait connaître des déboires plus amers. Les
grâces, qu'il avait distribuées d*une main si prodigue, se trouvant
cependant moins nombreuses que la meute accourue à la curée, il '
vit se déclarer contre lui les meilleurs de ses amis ou du moins
des hommes qu'il avait droit de regarder comme tels, comme le duc
d'Osuna, le comte de Monterey. Ainsi se trouva accomplie la pro-
phétie de Yalenzuela : a Son altesse ne connaît pas les tigres, les
léopards, auxquels elle a affaire. Je les connais, moi, pour les avoir
bravés. » Ses perplexités allèrent croissant, augmentées par son
irrésolution naturelle et par le peu de force qu'il se sentait pour
porter le poids d'une si vaste monarchie. Son esprit se troubla ;
ses traits s'altérèrent. En peu de jours, ses cheveux avaient
blanchi.
Ce retour de l'opinion eut pour effet de reconstituer le parti de
la reine. Le confesseur du roi, que don Juan avait tiré de son cloître
de Salamanque pour s'en faire une créature, le dominicain Moya,
se rallia sans vergogne à ses ennemis, sous prétexte que le prince
avait mal tenu les promesses qu'il lui avait faites. Ce parti obtint
le retour à la cour du prince de Astillano, l'un des nombreux exilés
qu'avait faits don Juan; et conmie le confesseur engageait le roi à
tenir bon là-dessus contre les objections du premier ministre»
uiymzeu uy x-^j v-/ V-^pt ix^
LE FAVORI d'uNB BEINE. 177
Charles II lui répondit : « Qu'importe qu'il s'y oppose? il suffit que
je le veuille* » Parole résolue, comme en prononça bien peu ce
triste monarque.
Don Juan, informé de ce langage du roi par ses espions, comprit
que le moment de sa chute était arrivé. Pour l'achever, on distribua
dans le public une pièce de vers où étaient rappelés, avec une
sanglante ironie, les désordres de la vie de sa mère et le scandale
de sa douteuse naissance. Cette pièce, attribuée à l'amirante de
Castille, débutait ainsi :
a Dn histrion et un duc, un moine et une tête couronnée, figu-
rèrent sur la liste de la belle Calderon. Le bal commença: et, parmi
tous ceux qui entrèrent en danse, quelqu'un se vante de savoir quel
est celui qui mérita le prix. Moi, je double la mise, et je parie pour
le moine (1). »
Ce fut le coup de grâce. Atteint d'une fièvre maligne, le malheu-
reux prince se mit au lit et ne se releva plus. Il venait de conclure
sous ces tristes auspices le mariage de Charles II avec l'intéres-
sante et infortunée Louise d'Orléans, nièce de Louis XIV. Rassemblé
sous les fenêtres du palais, le peuple de Madrid manifestait sa joie
de cet hymen par des feux d'artifice mêlés de pétards, et Charles II,
du haut de son balcon, jouissait de ces éclats de la joie populaire
sans égard pour son frère moribond, à qui tout ce bruit fendait la
tête. Le fils de Maria Calderon rendit le dernier soupir le 17 décem-
bre 1679. L'habit magnifique qu'il avait commandé pour la céré-
monie des noces royales figura sur son cercueil. Pendant que ses
restes étaient transportés al pudridero de l'Escurial, le roi mon-
tait en carrosse pour se rendre à Tolède, accompagné de tous les
exilés.
Cette mort fut, comme nous l'avons dit, le signal de l'adoucisse-
ment du sort de Valenzuela. Après le retour à Madrid de la reine
mère, il fut de nouveau question de lui. Mais cette afiaire avait fait
trop de bruit ; elle avait trop compromis la réputation de Marie-
Anne pour qi'il parût convenable de rappeler sur-le-champ l'an-
cien favori. D'ailleurs, les circonstances étaient changées. Il y avait
(i) Un frayle y una coron»,
Un duque y ua cartelista,
AnduvieroQ eo la lista
De la bolla Calderona.
BayI6» y algan blasona
Que de quantos han entrado
En la danxa, ha averlguado
Quien Uev6 cl prez del bayle.
Pero yo atcngo me al fraylo,
Y qulero perder doblado.
tOMl IL. — 1880.
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i76 asTUB DB6 DEUX Moms».
maintenant à la cour une jeune et charmante reine qui avait beau-
coup d'empire sur l'esprit de son époux. Il était donc de la plus
haute convenance de ne pas précipiter ce retour. De là les ména-
gemens successifs qui y furent apportés*
Vers l'an 1690, le rappel définitif de Yalenzuela était regardé
par sa famille comme extrêmement probable et même comme pro-
chain. La mort l'empêcha de s'accomplir*
Dans le jardin de la maison qu'il occupait à Mexico, Yalenzuela,
conservant tous les goûts du cavalier élégant, s'amusait à dresser
un cheval au piafler. L'anûnal, très doux jusqu'alors, était placé
dans les piliers, selon l'usage. Son maître, pour l'exciter, lui donna
plusieurs coups de baguette et passa ensuite derrière lui, se dirir
géant de l'autre côté. 11 en reçut en ce moment dans le bas-ventre
une ruade qui le renversa. Relevé aussitôt par ses serviteurs, Yalen-
zuela fit quelques pas dans le jardin; mais, ayant porté la main à
sa blessure et, la retirant toute pleine de sang, il fit appeler son
médecin, le docteur don Juan Oliver. Celui-ci ne jugea pas la bles-
sure dangereuse et se borna à prescrire quelques remèdes insigni-
fians. Mais le mal empira vite. Une fièvre ardente se déclara au
bout de quelques jours. Le malade perdit l'usage de la* parole, tout
en conservant la possession de son intelligence, jusqu'à ce que,
pris de convulsions, il expira, le 7 janvier 1692, après huit jours
de maladie* L'autopsie constata qu'il aurait pu vivre encore long-
temps. Le proscrit de don Juan fut honoré de magnifiques funé-
railles. Le vice-roi l'accompagna à sa dernière demeure, à la tête
de sa maison, suivi des cours, des tribunaux, des corporations
religieuses, et d'une grande afDuence de peuple. Il fut enterré dans
la chapelle du couvent de Saint-Augustin à Mexico.
Yalenzuela laissât un testament par lequel il chargeait sa veuve
de réhabiliter sa mémoire et de poursuivre la restitution de ses
biens, dont il déclarait vouloir fonder un majorât sur la tête de son
fils unique. Maria de Ucedo n'avidt pas besoin d'être excitée à
défendre les dernières volontés de son époux. Elle présenta dans ce
dessein une requête très habilement et très fortement motivée. Les
difficultés renaissaient. On allait se retrouver en face des mêmes
inconvéniens qu'on avait sagement résolu d'éviter quelques an-
nées auparavant. Sur le conseil d'un magistrat éminent, don Gil
de Gastejon, il fut décidé en principe que les actes de l'administra-
tion de Yalenzuela étaient couverts par l'autorité de la régente et
par celle du roi, devenu majeur; qu'il n'y avait pas lieu d'en exa-
miner les détails; qu'il était séant au plus haut point d'éviter les
débats d'un procès; qu'en conséquence l'affaire serait jugée par le
roi, dans sa sagesse. L'arrêt rendu par Charles II maintenait le re-
trait de la grandesse, mais conservait à l'héritier de Yalenzuela le
uiyitized by VjOOQIC
LE FATORI d'une REINE. 179
titre de Castille et lui restituait sur les biens confisqués la somme
de 20,000 pesos} le titre de marquis de Villa-Sierra est passé au-
jourd'hui dans la maison de Mondragon y Acuôa.
Telle fut la brillante et tragique destinée d'un homme qui, avec
plus d'audace que de génie, plus de courage que de prudence, osa
saisir le pouvoir en un temps de minorité et entreprit de relever la
monarchie espagnole de sa profonde décadence. Gentilhomme de
petite naissance, n'ayant d'autre appui que l'amour ou le caprice
d'une reine sans grand caractère , il osa, bravant de redoutables
inimitiés, affronter, souvent humilier, l'altière et puissante aristo-
cratie que l'histoire de l'Espagne montre constamment rebelle à
l'autorité des favoris de ses rois. Haute et téméraire entreprise : un
Richelieu lui-même s'y fût usé; tant la force de résistance des
grands de Castille était supérieure à la puissance de la noblesse
française, même avec Gondé à sa tête; tant différait de l'organi-
sation de la France la constitution de l'Espagne, avec les privilèges
énormes de ses communes, de ses églises, de ses provinces, véri-
tables forteresses servant de base d'opération à tout prétendant et
à tout ambitieux résolu à tenter le renversement de l'autorité légi-
time. C'est l'histoire du passé; c'était naguère encore celle du pré-
sent. Le seul cri de Contra fuerol suffit à soulever la ville de Sara-
gosse, en 1591, arracha Antonio Ferez aux mains redoutables de
Philippe II et, ce qui était peut-être plus difficile, aux prisons de
l'inquisition.
Sans remonter jusqu'à Alvaro de Luna et aux souvenirs de l'écha-
faud de Valladolid, Valenzuela avait sous les yeux l'exemple récent
de la chute du père Nithard, dont nul mieux que lui ne connaissait
l'origine et les causes. Pouvait-il espérer réussir là où le ministre^
confesseur avait si tristement échoué? Il fut étourdi par la rapidité
de sa fortune. Une tête plus ferme se serait contentée de la réalité
du pouvoir. Il comptait de nombreux partisans dans les classes
moyennes, des esprits impartiaux qui, rendant justice à son activité,
à son intelligence, à la magnanimité de ses sentimens (il dédaigna
toujours les calomnies et donna un emploi à un homme qui avait
voulu l'assassiner), le jugeaient capable de soulager les maux de
la monarchie et pleurèrent sur ses disgrâces. 11 pouvait, il devait
s'en tenir au rôle de premier ministre et justifier ce titre aux yeux
de tous par la sagesse et les bienfaits de son administration. Cooime
le maréchal d'Ancre, avec lequel sa destinée a tant de rapports,
, « il voulut expérimenter jusqu'où pouvait aller la fortune d'un
homme. » L'ancien page du duc de l'Infantado aspira à la gran-
desse, sa vanité le perdit. Sa femme, ses amis, qui sentaient le
uiymzeu uy V^JvJ\JpJ Iv^
180 EEYUE DES DEUX MONDES.
péril, l'exhortaient à modérer son ambition. « Quel homme en passe
de monter plus haut, répondait-il, se refuse jamais à courir la
chance offerte? Vous parlez de modération ; cela vous est facile.
Venez vous mettre à ma place , nous verrons ce que vous ferez.
Après tout, si je succombe, l'histoire dira que le jour de la Présen-
tation de Notre-Dame, on m*a vu assister à la cérémonie, seul sur
le banc de la grandesse, à côté de mon roi. » Les honneurs l'eni-
vraient.
Il y eut toujours en eOet, un peu de l'andalous gracîoso dans le
personnage de Valenzuela. L'artiste subsista dans le politique;
l'homme des grandes affaires demeura marqué au type si original
de la race. Dans le trajet de Madrid à Gonsuegra, les hommes de
son escorte s'arrêtèrent pour coucher à l'étape d'Illescas. Du loge-
ment qu'il occupait, le prisonnier entendit tout à coup les sons
d'une guitare. L'instrument n'était pas d'accord. 11 se le fit apporter,
l'accorda lui-même, et se mit à en jouer de manière à charmer
tous les assistans. — Il a laissé cinq ou six volumes d'écrits composés
en grande partie à Cavité, et revus à Mexico. Ces volumes com-
prennent des Discours politiques et satiriques, dans le genre de
Quevedo, un drame de Sophonisbe en sextetosy un grand nombre
de poésies mêlées, de comédies, de saynètes, de livrets d'opéras,
parmi lesquels il faut remarquer celui qu'il composa à l'occasion
du second mariage du roi avec Marie de Neubourg, sous ce titre :
Sin mudar de sentir ^ mudar de afecio. Ses vers ont de la douceur,
de la grâce, du sentiment; mais le style en est gâté par le cul-
tisme. Sou Mémoire au roîy daté de Mexico, pourrait être signé
de Gongora.
Les diligens éditeurs du tome lxvii* des Documens inédits ont
retrouvé et publié un portrait authentique de Valenzuela, peint par
Garcia Hidalgo, dans la manière de Velasquez. Ce portrait est à mi-
corps. Valenzuela est vêtu avec élégance. Il porte ces longs et beaux
cheveux nou*s dont parle M"*' d'Auboy. Le front est élevé, la figure
ovale et régulière, les yeux grands et doux, la bouche railleuse.
L'expression de la tête est intelligente, sans rien toutefois qui rap-
pelle l'ampleur des traits du visage de Mazarin ou la mine redou-
table du cardinal de Richelieu.
L'Académie de Madrid a ramené à propos l'attention sur ce per-
sonnage trop oublié de l'histoire, qui, sans avoir laissé dans le passé
la trace lumineuse du passage des grands hommes, n'en demeure
pas moins intéressant à plus d'un égard.
Eugène Baret.
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L'ANGLETERRE
AU
TEMPS DE LA RESTAURATION
IL
LE TRIOMPHE DES CONSERVATEURS.
A Hittory of England from the conclusion of the great war in ISfS, by S/eacer
Walpole; London, 1878.
Quiconque veut étudier Thistoire avec fruit ne doit pas se con-
tenter du récit des faits, mais plutôt rechercher quelles idées ont
prévalu pendant les années qui précédèrent les grands événemens.
C'est ce qui a été fait dans la première partie de cette étude (1).
Mais les idées ne gouvernent pas seules les destinées du monde.
Souverains et ministres y ont bien leur part. Il n'est pas superflu
de passer brièvement en revue ceux qui vivaient à l'époque dont il
s'agit ici.
I.
A quels hommes appartenait le gouvernement de la Grande-
Bretagne lorsque se reveillèrent les opinioas libérales? George III
était encore le roi nominal ; atteint de folie, il avait cessé depuis
(I) Voyez la Reme du* 15 Juin.
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182 RETUE DES DEUX MONDES.
1811 de prendre aucune part aux affaires. Habitué dès l'enfance à
se croire le droit d*imposer sa volonté, esprit éiroit, entêté, il avait
commencé son long règne sous de fâcheux auspices. Il avait rebuté
Pitt, entrepris une guerre désastreuse contre les colonies d'Amé-
rique : ces fantaisies de pouvoir absolu l'avaient fendu impopu-
laire; mais, lorsqu'il fut revenu aux principes du régime parlemen-
taire, lorsque surtout la maladie eut éteint le peu qu'il avait eu
d'intelligence, ses sujets ne se souvinrent plus que de la décence
de sa vie privée, de son dévoûment à la grandeur de TAngleterre.
Il eut un regain de popularité sur ses vieux jours; la reine Char-
lotte était la digne épouse de cet honnête monarque. Les scandales
de la cour de Versailles vivaient encore dans toutes les mémoires ;
George II lui-même avait été grossier et libertin. Les Anglais
étaient fiers d'un couple royal qui donnait l'exemple des vertus
privées.
Le roi profitait au surplus des défauts que son fils, le prince de
Galles, affichait avec trop d'ostentation. M. Spencer Walpole ne le
juge-t-il pas avec partialité? « Ce fut un mauvais fils, un mauvais
mari, un mauvais père, un mauvais ami, un mauvais souverain. »
La liste est complète des qualités que l'on aurait voulu découvrir
en lui et dont Thistorien se voit obligé de constater l'absence. Sa
seule ambition était de paraître le premier gentilhomme de l'Eu-
rope et, en effet, il savait plaire. Il était débauché, il s'enivrait, il
parlait un langage inconvenant avec ses compagnons de tous les
jours, et pourtant, acteur consommé, il savait captiver un homme
de génie comme Walter Scott ou un homme pieux comme Wilber-
force. Le pays commença par se fatiguer d'avoir souvent à payer
ses dettes; on avait encore tant d'attachement pour la dynas-
tie que l'on crut l'avenir assuré lorsque son mariage fut annoncé.
L'illusion fut de courte durée : il eut une fille, puis il se sépara
de sa femme pour toujours. On sait ce que devint la princesse de
Galles. Partie pour l'Italie où elle vivait dans la compagnie familière
d'aventuriers de bas étage, elle ne reparut plus que pour récla-
mer son rang an jour où George IV monta sur le trône. L'unique
fruit de cette union malheureuse, la princesse Charlotte, grandit
dans l'isolement. De l'époux qu'elle choisirait devait dépendre le
sort du royaume-uni. On sait aussi comment périrent les espérances
légitimes que le pays avait mises en elle.
A défaut de cet uniqte héritier, la famille royale comptait de
nombreux représentans. George 111 avait eu quinze enfans, dont
douze vivaient encore. Aucun d'eux ne sut conquérir les sympa-
thies du peuple. Le second fils, le duc d*York, marié à une prin-
cesse royale de Prusse , n'avait pas d'enfans. Comme génératl , il
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L'ANGLETEraB AU TEMPS DE Là RESTAURATION. iSâ
échoua dans les Pays-Bas lorsqu'il fut mis à la tête de Tannée
anglaise au début des hostilités. Pourtant il remplit, presque toute
sa vie durant, le haut emploi de commandant en chef en Angleterre
et s'y distingua par de réelles qualités. Aussi dissolu que son atné,
il fut accusé devant le parlement en 1807 d'avoir toléré le trafic
des grades par l'intermédiaire d'une de ses favorites et ne s'en jus-
tifia pas tout à fait. Le troisième fils de George III, le duc de Cia-
rence , n'avait que des enfans naturels. Le quatrième » le duc de
Kent, était célibataire à cette époque. Les cinquième et sixième
fils, ducs de Gumberland et de Sussex, s'étaient mariés contre la
volonté de leur père. Enfin, le septième, le duc de Cambridge, était
célibataire. Des cinq filles, une seule était mariée et n'avait pas
d'enfans. Ainsi, dans cette nombreuse famille dont le plus jeune
avait près de quarante ans, le seul rejeton auquel le pays s'intéres-
sait était cette princesse Charlotte, que l'on aimait non-seulement
pour ses qualités personnelles , mais aussi parce que la couronne
serait revenue, à défaut d'elle, à des princes contre lesquels la
nation avait de justes griefs.
L'afi^ection populaire que les fils du roi n'avaient pas su conquérir
s'était portée sur l'heureux général des dernières guerres. L'illustra-
tion de la famille Wellesley était de date récente, puisque son chef,
Bichard Cowley Wesley^ n'avait été élevé à la dignité de pair d'Ir-
lande sous le nom de lord Mornington qu'au milieu du xvur siècle.
Le fils de ce premier pair fut fait comte et eut cinq enfans, dont l'aîné,
élève brillant d'Eton et d'Oxford, gouverneur général de l'Inde à l'âge
de trente-huit ans, vainqueur des Mahrattes et de Tippou-Sahib,
reçut le titre de marquis de Wellesley. Lord Wellesley avait montré
dans l'Inde de véritables qualités de gouvernement, quoiqu'on lui
ait reproché d'avoir mésusé du pouvoir absolu que les circonstances
lui attribuaient. De retour dans la mère patrie, il resta toujours au
second rang. L'éclat dont le nom de son jeune frère Arthur fut en-
touré éclipsa bientôt les lauriers qu'il avait lui-*méme recueillis. On ne
peut dire qu'Arthur Wellesley fut né pour la profession des armes,
et de fait, après avoir atteint en six ans le grade de lieutenant-
colonel, il essaya d'en sorth:. La protection de son aîné le fit par-
tir pour les Indes, où ses talens militaires se révélèrent pour la
première fois. Bappelé eu Europe, ses relations de famille, non
moins que ses succès contre les Hindous , l'appelaient à jouer un
rôle important dans la lutte contre Napoléon. Ce ne fut cepen-
dant qu'en 1809 qu'il obtint le commandement en chef des troupes
débarquées en Portugal. Les cinq années qui suivirent sont peut-
être le plus bel exemple que l'on puisse trouver dans l'histoire
moderne de ce que la prudence et le sangifroid valent à la guerre.
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18i RfiYCB DES DEUX KOUDES.
Plus encore par son adresse à profiter des fautes de Tennemi que
par des conibinsdsons stratégiques auxquelles son esprit froid répu-
gnait, le général anglais s'avança peu à peu de Lisbonne à Tou-
louse. Cette longue série de belles campagnes l'appelait, au retour
de rtle d*Elbe, à commander l'armée des Pays-Bas. Quelle que
soit l'opinion des hommes spéciaux sur la bataille de Waterloo, on
comprend la reconnaissance de la nation anglaise pour celui qui en
était revenu vainqueur. Sir Arthur Weîlesley était sorti d'Espagne
en 1814 avec le titre de duc de Wellington. Ses compatriotes le
considérèrent en 1815 comme un sauveur. Les honneurs ne
troublèrent point son jugement. On le verra, dans la suite de ce
récit, conserver toujours le même calme, la même présence d'es-
prit. C'est par l'exercice de ces qualités rares, quoique négatives,
qu'il resta, longtemps après les triomphes éphémères du champ de
bataille et malgré des tendances réactionnaires qu'il ne dissimulait
point, le chef obéi du parti aristocratique, l'adversaire respecté des
réformes que les whigs voulaient réaliser.
A la mort de William Pitt, lord Grenville avait été le chef d'un
cabinet qui s'intitulait, avec plus de présomption que de vérité, le
ministère de tous les talens. Le cabinet qui gouvernait la Grande-
Bretagne en 1815 aurait pu prétendre être juste le contraire. Aucun
des hommes d'état qui le composaient n'a laissé une réputation
d'habileté : aucun ministère ne réussit mieux dans ses entreprises.
Ce fut, par une autre anomalie, le plus long ministère que l'on vit
jamais en Angleterre, car il dura vingt ans, sauf quelques chan-
gemens de personnes, et sous trois chefs diflérens, le duc de Port-
land, lord Perceval, lord Uverpool. Ce dernier avait pris la direc-
tion des affaires en 1812, par rang d'ancienneté en quelque sorte,
— il avait toujours occupé des emplois politiques depuis 1793, sauf
un court intervalle, — plutôt que par son mérite personnel. Le cabi-
net de lord Liverpool ne semblait vivre d'abord que parce que ses
adversaires ne se souciaient pas de le remplacer; les succès de Wel-
lington, la paix de 1815, le consolidèrent.
Le lord-chancelier Eldon avait du moins acquis une légitime
réputation dans l'exercice de sa profession. C'était un avocat de
médiocre famille et de petite fortune que son talent avait amené
sur les bancs de la chambre des communes d'abord, ensuite au
plus haut emploi de la magistrature. Bien qu'il fût savant juriste,
on lui reprocha toujours d'hésiter à conclure. Il était conservateur
par-dessus tout, ennemi de toute réforme. On raconte qu'à son
début comme premier juge, il eut l'audace, par un coup de tête
auquel on suppose que sa femme l'avait poussé, de. solliciter du
roi la permission de siéger sans perruque, a iNon, non, répondit
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à
L'ANGLETERRE AU TEMPS DE LA RESTAURATION. . / 185 *\\
George III, pas d'innovation sous mon règpe. » Lord Eldon seiey . ^
tînt pour dit; de mauvais plaisans prétendirent même qu'il prit ce '\' \-
mot pour devise. Il n'y eut pas un projet de réforme, si grave ou si ^ /
futile qu'en fût l'objet, auquel il ne s'opposa pendant les vingt-cinq
anné.s qu'il fut lord-chancelier.
Lord Sidmouth, secrétaire d'état de l'intérieur, était encore un
honnne de loi, mais de médiocre capacité. Fils d'un médecin, le
docteur Addington, qui avait soigné lord Chatham, il dut. à l'inti-
mité de William Pitt d'entrer au parlement et, de là, dans les em-
plois publics. Il présida la chambre des communes à la satisfaction
de tous. On admet en Angleterre que la présidence, par cela même
que celui qui l'exerce doit être indépendant de l'esprit de parti,
ne conduit pas au ministère. Cependant, par une nouvelle preuve
d'affection, Pitt le désigna comme le plus capable d'être son suc-
cesseur, lorsqu'un désaccord avec George III, au sujet des catho-
liques, contraignit le cabinet de se démettre en 1801. Addington
n'était pas l'homme des grandes conceptions. Il conclut la paix
d'Amiens que le premier consul lui offrait; le pays lui en sut gré.
Ctî succès l'étourdit ; se croyant de force à compter avec Pitt, il ne
réussit qu'à se brouiller avec lui. Après avoir voulu traiter d'égal à
égal avec le plus grand ministre qu'ait eu l'Angleterre, Addington,
devenu lord Sidmouth comme récompense de ses services, était
rentré au second rang dans une administration dont lord Liverpool
était le chef.
L'habitude existait alors que le cabinet fût composé pour la
majeure partie de membres de la chambre des lords. C'était en
quelque sorte une tradition, attestant que l'influence de la chambre
héréditaire prédominait, à tel point que, dans le cabinet du duc de
Newcastle, au début du règne de George III, il n'y avait eu qu'un
seul commoner. La situation avait changé, en ce sens du moins
que les capacités se rencontraient plus nombreuses dans la chambre
des communes. Le cabinet de 1815 avait d'un côté lord Eldon;
mais il avait de l'autre lord Castlereagh, Vansittart, Bathurst et
quelques autres d'aussi peu de réputation. Le premier n'était "pas
un orateur, c'est incontestable. Tout jeune, il était entré dans le
parlement d'Irlande, — l'union des deux royaumes n'eut lieu qu'un
peu plus tard, — après une lutte électorale scandaleuse dans
laquelle son père, lord Londonderry, se vantait d'avoir dépensé
60,000 livres. En qualité de secrétaire en chef pour l'Irlande, il
prit part à un trafic inavouable d'emplois et de fonctions honori-
fiques en vue de faire consentir les assemblées délibérantes de cette
île à l'union complète avec la Grande-Bretagne. Par cet appren-
tissage peu délicat de la vie publique, son esprit s'était délié ; il
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186 BETUE DES DEUX MONDES.
avait pris, sous la direction du comte de Liverpool, le portefeuille
du foreign office.
Mais Vaosittart, chancelier de l'échiquier, n'avait môme pas
l'adresse vulgaire que donne la pratique des affaires. Ministre ào^
finances d'une nation riche et puissante pendant onze années, il
n'eut pas une initiative, il ne sut pas préparer une réforme, alléger
un impôt. Soit dans la paix, soit dans la guerre, ayant à faire face
à des besoins tout différens, il fut incapable de modifier le budget
ainsi que les circonstances l'exigeaient. Bathurst, beau- frère de
lord Sidmouth, avait plus de capacité ; comme chancelier du duché
de Lancastre, il avait peu d'occasions de le montrer. Robinson,
devenu plus tard lord Goderich, chef d'un cabinet éphémère en
1827 et plus tard encore lord Ripon, s'est éteint en 1859 dans une
obscurité relative qui laisse à juger du peu de cas que ses contem-
porains firent jamais de ses mérites. 11 était alors vice-président
du Board oftrade. Tels étaient les hommes sur lesquels le gouver-
nement devait compter pour défendre sa politique devant la
chambre des communes; de jeunes auxiliaires, attachés à des
fonctions subalternes, les assistaient au besoin, et ces jeunes gens
s'appelaient Huskisson, Peel, Palmerston ; mais, relégués au second
rang par leur âge ou par le caractère modeste de leur situation, ils
n'avaient pas encore montré ce dont ils étaient capables.
L'opposition était mieux servie. Lord Grenville et lord Grey la
dh-igeaient dans la chambre haute, tous deux habiles aux affaires,
s'imposant par le caractère et par la capacité. Toutefois il y avait
entre eux la divergence d'idées qui tend toujours à séparer en
deux fragmens le parti de l'opposition. Grenville, allié de Pitt,
ancien premier ministre de Georges III, ne s'était séparé de son
illustre parent que sur une question accessoire lorsque le roi avait
déclaré qu'il ne confierait jamais un portefeuille à Fox. Ses parti-
sans, les grenvillites, étaient hésitans comme lui, ils tergiversaient
dans les occasions graves. La longue domination des tories et la
résistance efficace qu'ils opposèrent avec succès aux idées libérales,
même lorsque le pays s'y était déjà converti, doivent être attribuées
surtout à l'inconsistance de te tiers-parti qui, avec plus de déd-
sion, se serait emparé du pouvoir même avant que la lutte contre
l'empereur Napoléon fût terminée. Lord Grey était plus entier;
avec de brillantes qualités oratoires, il s'était attaché, presque dès
son entrée dans le parlement, à la grande question de la réforme
électorale, il y était demeuré fidèle sans se laisser effrayer par les^
incidens de la révolution française; il eut l'honneur de la faire
triompher quarante ans après l'avoir proposée pour la première
fois.
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L'ANGLETERRE AU TEMPS DE LA RESTAURATION. 187
Dans la chambre des communes, nul n'avait plus de talent que
Ganning, tour à tour l'adversaire et l'allié de €astlereagh, toujours
son ennemi intime. Bon écrivain, orateur éminent, Canning avait
tenu une place brillante dans les cabinets de Pitt et du duc de
Portland, dont Gastlereagh était aussi membre. Un duel entre eux,
à la suite d'un débat futile, sembla les séparer pour toujours.
Bien que le duel îùt alors dans les mœurs anglaises plus qu'à pré-
sent, il était au moins singulier de voir deux membres du gouver-
nement vider une querelle les armes à la main. Canning se fâcha
de n'être mis qu'au second rang dans un cabinet dont lord Perce-
val, son inférieur par le talent et par la réputation, avait la prési-
dence. Sept ans plus tard, en 1816, fatigué de ne plus rien être,
il se trouva heureux de rentrer dans le ministère dont lord
Liverpool était le chef et lord Gastlereagh k ministre des affaires
étrangères, avec la situation modeste de président du bureau du
contrôle. On a répété, à propos de Ganning, le mot de Voltaire :
que les hommes réussissent plus par leur caractère que par leurs
talens. Doué de qualités éminentes, réputé le plus grand orateur
de son époque, il ne s'était encore montré ni assez prudent ni assez
patient pour obtenir le pouvoir auquel il se croyait des droits.
On ne peut dire que la Grande-Bretagne manquât d'hommes
d'état à l'époque qui nous occupe, puisque dans l'opposition aussi
bien qu'au pouvoir, il y avait des talens remarquables, sinon de
premier ordre, mais il leur manquait à tous les qualités singu-
lières qui font que les hommes d'état guident les événemens au
lieu de se laisser ^ider par eux.
ïl.
La paix fut accueillie avec joie d'un bout à l'autre de l'Angle-
terre. Le pays s'était enrichi pendant une longue période de guerre ;
quel degré de prospérité ne devait-il pas atteindre lorsque le
commerce serait libre entre toutes les nations du globe et que
r£urope entière allait transformer ses ennemis de la veille en
consommateurs? Avec plus de perspicacité, on aurait deviné que
cette prévision ne se réaliserait pas. En Allemagne, en France,
en Evpagne, la guerre avait eu pour efiet, non de supprimer les
besoins, mais d'entraver l'industrie, les opérations commerciales ;
les us'uies n'avaient pu s'établir, les ouvriers avaient été enrôlés
sous les drapeaux, les navires de la Grande-Bretagne avaient acca-
paré les transports parce qu'il n'y avait sur la mer de protection
que pour eux seuls. La paix conclue, les capitaux enfouis se mon-
trèrent ; la main-d'œuvre s'oilrit à bon marché ; les soldats licenciés
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188 REVUS DES DEUX MONDES.
demandèrent du travail. Le3 manufacturiers anglais se virent en
mesure de fabriquer davantage au moment où leur marché se
restreignait par la concurrence.
Aussi bien que les fabricans, les cultivateurs avaient profité de
l'isolement que Napoléon avait voulu faire autour des Iles-Britan-
niques; obligés de suffire seuls aux besoins d'une population plus
nombreuse, ils avaient amélioré leurs instrumens, leurs troupeaux,
leurs méthodes de culture. S'ils produisaient plus chèrement, ils
vendaient leurs produits à un prix plus élevé ; ils payaient de gros
loyers sur la terre sans avoir à s'en plaindre. L'ouverture des ports
du continent eut pour premier effet d'abaisser le prix du blé. Il y
eut, suivant toute apparence une panique ; les fermiers s'imagi-
nèrent qu'il était impossible de lutter contre la concurrence étran-
gère; les baux arrivés à leur terme ne se renouvelèrent pas; un
grand nombre de propriétés restèrent en friche. Du moins, au
milieu de la détresse universelle, le pain était à bon marché.
L'année 1816 fut bien différente. Humide au printemps, pluvieuse
en été, froide à l'automne, elle ne fournit qu'une médiocre récolte.
En décembre, le pain coûtait le double de ce qu'il avait coûté au
mois de janvier précédent. En même temps, et sans que ces phé-
nomènes économiques aient un lien apparent, l'industrie métal-
lurgique subit une crise telle que la plupart des hauts fourneaux
cessèrent de brûler ; comme conséquence, le travail des houillères
fut suspendu. Le pain était cher, et d'innombrables ouvriers se
trouvèrent sans ouvrage.
Le peuple avait alors trop peu d'instruction pour se rendre compte
que cette désastreuse situation n'était pas plus la faute du gouver-
nement que des patrons. La misère était extrême. A Birmingham,
plus d'un tiers de la population recevait l'assistance publique, mais
c'était surtout dans les comtés agricoles que la détresse se faisait
sentir, au point que, en certaines paroisses, six personnes sur sept
vivaient de la taxe des pauvres. Il ne fut plus question dans les
journaux que de meurtres, d'incendies, d'émeutes, de pillages des
boutiques de bouchers ou de boulangers. Les ouvriers n'étaient
pas partout malfaisans. Ceux des houillères imaginèrent de s'atteler
à des tombereaux pleins de charbon de terre et de s'en aller ainsi
de ville en ville offrir leur marchandise. Les magistrats eurent le
bon esprit de faire acheter ce que ces ouvriers nomades apportaient
et de les renvoyer contens. La crise fut plus grave dans les villes
de manufactures : la populace s'en prit aux métiers, que l'on accu-
sait d'avoir abaissé le taux des salaires. Trente ans auparavant, un
pauvre idiot du comté de Leicester, Ned Ludd, avait brisé une
machine par jalousie contre ses camarades. Son histoire était restée
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L'ilNGLETERRB AU TEMPS DE LA RESTAURATION. 189
populaire. Eu souvenir de lui, ceux qui s'attaquèrent aux métiers
reçurent le nom de luddistes. Us firent beaucoup de mal dans les
provinces du centre où l'industrie était déjà développée; ce qui est
pis, les gens mêmes qui les désapprouvaient n'étaient pas bien
certains qu'ils eussent tort. La masse du public se laissait encore
convaincre que l'introduction des machines dans l'industrie est
vraiment un désastre pour l'ouvrier.
Il était inévitable que ces désordres fussent accompagnés d'agi-
talions politiques. L'usage s'était établi déjà de désigner sous le
nom de radicaux les hommes d'opinions intempérantes. Dans l'An-
gleterre du temps présent, les radicaux sont ceux qui ne transigent
pas avec leurs principes; alors, c'étaient des fauteurs de révolutions
que redoutait quiconque avait un intérêt à maintenir le régime en
vigueur ; c'étaient des écrivains tels que Paine et Godwin, qui par-
laient d'abolir toutes les lois existantes; c'étaient, lorsque Pitt
était ministre, les partisans des jacobins à qui l'Angleterre faisait
la guerre. En d8l6, les radicaux n'étaient, — à part Cobbett, le
plus vigoureux pamphlétaire de l'époque, — que des inconnus, sans
talent, sans influence. Un orateur de carrefour, Hunt, était le plus
notable d'entre eux ; il ne paraît point cependant qu'il ait eu l'ini-
tiative et l'audace que doit posséder le chef d'un parti violent. On
l'accusa, sur le témoignage d'un délateur dont la bonne foi est
contestd)le, d'organiser des sociétés secrètes, de débaucher les
soldats, d'ourdir des complots. Le seul acte apparent qu'il se permit
fut de convoqiier à Spafields, faubourg de Londres, une réunion
de tous les mécontens. L'assemblée, plus bruyante que dange-
reuse, vota une adresse au prince régent et s'ajourna à trois
semaines pour attendre 1^ réponse. Au jour de cette seconde réu-
nion, les esprits étaient plus agités. Hunt eut Thabileté de se
tromper d'heure et d'arriver trop tard. En l'attendant, deux éner-
gumènes, Waston, un médecin sans malades, Thistlewood, un agi-
tateur vu1gaire,entratnërent la foule dans les rues de Londres ; une
boutique d'armurier fut pillée, un spectateur paisible fut tué ; ce
fut tout. Le lord-maire avait pris soin de masser sur diflérens points
des troupes de police qui dispersèrent les émeutiers et arrêtèrent
le plus turbulens. Le ministère voulut à toute force poursuivre
ces quelques prisonniers pour crime de haute trahison. Le jury,
moins effrayé que les représentans de la couronne, les acquitta. En
face d'un gouvernement qui voulait être trop sflfère, le public se
montrait trop indulgent.
Le ppogramme avoué des radicaux n'avait alqrs rien de bien
méchant; il se réduisait à ceci : le suffrage universel, un parle-
ment annuel élu au scrutin secret, l'allocation d'une indemnité aux
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190 REYUfi DES DEUX MONDES*
membres de la chambre des commanes. Mais ces revendications se
manifestaient dans la rue par des actes réprébensibles. Au jour de
l'ouverture du parlement, la voiture du prince régent fut assaillie
à coups de pierres. Lords et membres des communes, qu'ils fussent
du parti de Topposition ou du parti ministérieU tous réprouvaient
ces excès au môme degré ; ils différaient sur le moyen de les répri-
mer. Les uns soutenaient que cette effervescence s'apaiserait dès
que les affaires auraient repris leur allure habituelle; ils iiaisaient
valoir que Tagitation s'éteignait dans les provinces i mesure que le
travail renaissait ; il fallait, à les entendre, être fermes, mais non
sévères ; les lois en vigueur suffiraient à contenir les mutins* Les
autres, au contraire, se croyaient à la veille d'une insurrection
générale. On leur avait fait accroire que les insurgés avaient des
armes, obéissaient au mot d'ordre de sociétés secrètes. L'acquitte-
ment par le jury des émeutiers de Spafields épouvanta même des
modérés, tels que lord Grenville, qui était, sinon le chef de l'oppo-
sition, du moins le membre le plus écouté dans le parti opposé au
ministère. Lord Liverpool et ses collègues demandèrent la suspen-
sion de Yhabeas corpus] une large majorité la leur accorda.
La Grande-Bretagne a traversé des crises plus graves depuis im
demi-siècle. Les chartistes ont rempli Londres de leurs processions
en 18&8; les fenians ont semblé, en 1S66, avoir pour complices
la populace de toutes les grandes villes* Cette suspension de la loi
dont les Anglais sont si fiers, qui garantit la liberté individuelle,
n'a plus jamais été prononcée* Elle l'avait été en 179S, sur la
demande de Pitt, au commencement de la guerre contre la France.
On l'a pardonné à Pitt, en considération sans doute des gages qu'il
avait donnés auparavant au parti libéral ; on a trouvé que les minis-
tres de 1817 étaient coupables d'avoir eu recours à ce moyen. Peut-
être leur en a-t-on gardé rancune surtout parce qu'ils en abusèrent.
Les chanibres votèrent, en même temps et sur la proposition du
cabinet, une loi contre les réunions séditieuses. Toute assemblée,
n'eût-elle pour objet que de discuter des questions scientifiques ou
littéraires, fut interdite. Les sociétés savantes les plus honorables
ne furent pas exceptées. Cobbett, fit à sa façon la critique de ce
régime arbitraire. Si redoutable qu'il fût, avec le journal à bon
marché qu'il venait de créer, le ministère n'osait le poursuivre.
Mais Cobbett s'effrayait d'autant plus qu'il était criblé de dettes, et
sous le coup des poursuites de ses créanciers non moins que du
gouvernement, il partit pour l'Amérique en déclarant qu'il avait
peur d'un donjon sans plume, ni encre, ni papier.
Personne ne s'étonnera que ces mesures de rigueur, ces mena-
ces, eussent pour première conséquence d'exciter davantage les
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L ANGLETERRE AU TEMPS DE LA RESTAURATION. 191
esprits. On disait déjà tout haut, au- sein des sociétés secrètes, que
tous les moyens, même les moyens violens, sont bons pour résister
à l'oppression et pour obtenir la réforme du parlement. L'agi-
tation s'accentuait surtout dans les grandes villes. Se voyant em-
pêchées de tenir des réunions publiques, les sociétés secrètes de
Manchester résolurent d'envoyer une immense députation à Lon-
dres, députation de pauvres gens à qui les meneurs persuadè-
rent qu'il fallait que chacun emportât sa couverture afin de camper
au milieu des champs. Des députations de toutes les gralides villes
du Nord devaient se joindre à celle de Manchester; avant d'arriver
à Londres, ils seraient si nombreux que l'armée et la police n'ose-
raient leur faire obstacle. Cette manifestation pitoyable a été appe-
lée la marche des blanketeers^ ils partirent douze mille, disent les
uns, quatre mille seulement disent les autres. A chaque pas, le
nombre en diminuait, loin de s'accroître. Des patrouilles enlevè-
rent les plus bruyans; les timides se dérobèrent. Quelques cen-
taines allèrent jusqu'à Macclesfield. Ëpuisés, sans argent, sans
pain, ils n'excitaient plus que la pitié ; ils se trouvèrent heureux de
rencontrer de bonnes âmes qui les secoururent.
Y eut-il vainement un plan général d'insurrection? C'est pos-
sible, mais la preuve n'en fut faite que par les dépositions sus-
pectes de prétendus complices à la solde de la police. Ces bruits
servaient le ministère, à qui les chambres concédèrent que la sus-
pension de Yhabeas corpus serait prolongée jusqu'au mois de mars
1818. Lord Liverpool et ses collègues triomphaient dans le parle-
ment; ils étaient moins heureux devant les tribunaux. A Londres,
à York, le jury acquittait les émeutîers poursuivis par l'aitomey-
général pour crime de haute trahison. L'oflense dont ils s'étaient
rendus coupables ne parut pas mériter d'être qualifiée si sévère-
ment. Dans le comté de Derby, une troupe de cinq cents individus,
armés de fusils, avait tué un spectateur paisible, mais s'était dis-
persée à la première sommation. Il y avait meurtre, c'était incontes-
table, et le jury montra qu'il comprenait la gravité du fait, car il
condamna les trois principaux chefs à la peine capitale ; mais il ne
voulut voir rien de plus grave en ces tentatives insensées.
Le ministère ne fut pas mieux obéi dans les poursuites qu'il diri-
gea contre les écrivains. Cobbett avait emporté de l'autï-e côté de
l'Atlantique la verdeur ironique du pamphlétaire; il avait laissé à
ses émules de la presse périodique l'audace des injures et l'intem-
pérance du langage. Les hommes du pouvoir n'étaient pas seuls à
se plaindre de la licence des écrivains; Southey conseillait à ses
amis du gouvernement de les déporter tous; Wilberforce s'indignait
de leurs blasphèmes quotidiens. Comme il arrive toujours en pareil
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192 BEVUE DES DEUX MONDES.
cas, ce fut pour une attaque contre le cabinet et non pour une attaque
contre les institutions sociales que les premières poursuites eurent
lieu. Une feuille obscure osa dire que le ministère ayait fait la
guerre à la France non pour renverser l'empereur, mais pour domi-
ner les citoyens anglais. Traduit devant le jury, ce journal fut
acquitté : sa réputation était faite; inconnu la veille, il était
célèbre le lendemain. Un peu plus tard, un pauvre libraire, Howe,
était poursuivi à son tour pour avoir parodié dans un livre les
formules de l'église établie. L'attorney-général crut ne pouvoir
mieux démontrer combien cette œuvre était impie et scandaleuse
qu'en en lisant des extraits devant la cour. Hélas! les jurés eux-
mêmes éclatèrent de rire. Repris par trois fois, devant des tribu-
naux différens, et pour des passages de son livre qui n'étaient pas
les mômes chaque fois, Howe obtint toujours un verdict de non-
culpabilité. Décidément le jury ne voulait pas condamner les pam-
phlétaires.
L'agitation morale des esprits s'évanouissait avec les causes qui
lui avaient donné naissance. La récolte de 1816 avait été déplo-
rable; par suite le pain avait été cher, le travail rare et mal rétri-
bué. Dès le milieu de 1819, la situation s'améliorait; le prix du
pain redescendait à un taux raisonnable, le commerce redevenait
prospère. Malgré la reprise des affaires, le rétablissement de la
paix, les finances de l'état étaient toujours le gros souci de chaque
session parlementaire. Ceux qui s'étaient imaginé que le budget
se retrouverait en équilibre aussitôt la guerre finie étaient loin de
compte. Il fallait mettre des garnisons dans les anciennes colonies
et surtout dans les nouvelles dont la fidélité était encore douteuse,
contenir l'Irlande; bref une armée de cent quarante-neuf mille
soldats et trente-trois mille marins paraissait indispensable. La
dépense prévue se maintenait au niveau des recettes, à supposer
que celles-ci ne fussent pas réduites. Mais la chambre des com-
munes décidait, sous la pression de l'opinion publique, de suppri-
mer l'impôt sur le revenu, qui rapportait 15 millions de livres par
an. Il y avait un moyen bien simple de rétablir l'équilibre après ce
sacrifice : c'était de supprimer l'amortissement, qui absorbait chaque
année une somme à peu près équivalente. Les ministres n'osèrent
le proposer. En 1816, en 1817, en 1818, l'examen du budget se
représenta escorté des mêmes embarras. Le chancelier de T échi-
quier, Yansittart, homme de routine sans initiative, empruntait
d'un côté, sous forme de bons du trésor, ce qu'il lui fallait pour
faire d'un autre côté des versemens illusoires à la caisse d'amortis-
sement.
Qu'il y eût abondance ou disette, la question financière était
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L*ANGLETERBE AU TEMPS DE LA RESTAURATION. 193
toujours l'embarras du moment. Le comité des finances de 1817
émit l'avis qu'il convenait de supprimer les emplois inutiles. Il
était plus facile de le dire que de le faire. Les sinécures richement
payées étaient devenues en quelque sorte un organe de gouverne-
ment. Il semblait naturel qu'un homme, après avoir occupé de
hautes fonctions publiques, ne rentrât pas dans la vie privée, fût-ce
comme simple membre du parlement, sans une dotation qui lui
permit de conserver une existence fastueuse. On supprima quel-
ques titres superflus avec les émolumens que l'usage leur attri-
buait; par compensation, les chambres accordèrent au roi la facult&
de distribuer sous forme de pension viagère la moitié des écono-
mies provenant de ces suppressions. L'abus que Ton détruisait d'un
côté renaissait à l'instant sous un autre nom.
Troubles intérieurs, embarras budgétaires, telle était la situation
politique à la veille des élections générales de 4818. La chambre
des communes était impopulaire parce que, sauf la création des
caisses d'épargne et quelques votes de fonds pour les travaux pu-
blics, elle s'était fort peu occupée des besoins du pays. Le minis-
tère était plus impopulaire encore. H avait tout fait pour s'aliéner
les sympathies de l'opinion, car il avait continué pendant trois années
de paix une politique de compression que la guerre môme ne jus-
tifiait pas, qu'elle excusait tout au plus. Pourtant il n'était pas con-
testé d'avance que les élections dussent lui être favorables, puisque
plus de la moitié des sièges étaient à la disposition soit du gouver-
nement, soit des pairs qui votaient avec lui. Tout l'intérêt de la
lutte se reportait sur une centaine de collèges. En somme, quinze ou
viogt candidats de l'opposition l'emportèrent sur ceux du ministère
Liverpool. Par malheur, le parti whig perdait ses principaux chefs.
Ponsonby, dont le caractère et l'autorité savaient entraîner parfois
le parti tout entier, jusqu'aux grenvillites, dans une action com-
mune, Ponsonby était mort depuis quelques mois. Romilly, Horner,
mouraient aussi. L'opposition était plus nombreuse; elle comptait
dans ses rangs élargis moins de champions capables de tenir tête
au cabinet.
Des élections de cette nature étaient faites pour aviver les récla-
mations de ceux qui voulaient une réforme parlementaire. Au sur-
plus, les événemens favorisaient de nouveau les agitateurs, car la
misère était grande dans les centres manufacturiers. Les ouvriers
sans travail commençaient à s'unir en associations dans le dessein de
peser sur les décisions des patrons; on pouvait prévoir qu'une fois
organisés, ils ne tarderaient pas à manifester leurs tendances poli-
tiques. Quelques membres des communes appartenant à la fraction
modérée du parti whig prirent eux-mêmes l'initiative d'un projet
TOMB xu — 1880. 13
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lOfl BCVUE UES* DBOX H0NBE9^
de réforme. Lord Tavistock, fils aîné du ànc de Bedrnrd, emiemi
pourtani de» doctrines radicales, déposa sur le bureau de la cham-
bre une péiiiion dt^ dix-huit cents noubles de LiverpuoI qui dnaïau-
daient à être représentés^ Liverpool avait, il est vrai, di^ux disputés,
mais nommés pai* un si petit nombre d'électeurs qu'ils ne pouvaient
prétendre être les dél^ués de la population* L'aÂaire se présentait
bien; l'intervention d un député radi::al lui enleua toutes les chances
de réussite qu'elle pouvait avoir. Sir Francis Bupdett s'était aas(^
cié précédemment aux revendicalioits violentes de Hunt et de Cob-
bett; au moment où la pétition des habttans de Livarpool fut intro-
duite, il proposa tout un pian de réforme avec \& but avoué de
proportionner le<4 droits électoraux aux charges que payait chaque
citoyen. La chambre n'étiût pas encore d-lMimeur à se saisir d'une
proposition si hardie; k peine quelques voix Tappuyèrent-eltes;
l'immense n>ajorité vota contre ou même téiBoigna pai' fabstenûon
qu'elle ne voulait pas discuter avec le^ radicaux.
Lorsf^ue ce résultat fut connu au dehors, l'agitalion eu faveur
de la rétorme s'étendit à toutes les grandes villes du royaume. Des
meetings monstres se réunirent partout. A Birmingham, le peuple
eut une idée bizarre; ne pouvant nommer un député puisque le
loi constitutionnelle ne le permettait pas, on imagina de désigner
un avticat l<^giskaiif qui serait chargé de défendre auprès du. parle-
loeiat les intérêts de la. vi le. C'était une sorte de pétitiou vivante
que les habitansde Birmingham envoyaient & Londres. Le nouvel
élu, sir Charles Woiseley, était un partisan de Burdett; il. prit da
iQSte son titre au sérieux, mais pas pour un long temps, car, s étaat
peu après compromis dans une bagarre où un agent de police fut
tué, ii fut poursuivi pour sédtiioo et condamné par le jury.
Cependant l'idée avait du succès. Manchester résolui de suivre
l'exemple de Birmingham, et un meeting fut convoqué à cet effet,
au moins d'août 1819, sur lap^ace de Peterloo. Ou prétend que les
asf^stans éuient au nombre de 50,^0(M) à 6(^000; ils marchaifr^nt en
rangs jusqu'au lieu'de laréunion^ poriaiit des drapeaux où se lisaient
des inscriptions séditieuses, mais calmes et môme observant uo.
semblant de dis<npliue. Les marchands a;vaîent eu la précaution de
fermer leurs brmiiquea». Peut-être la journée se fût^elle passée sans
incidensw Les autoiMtés avaient pris de grandes précautions; de?
troupes était^ut venutis du dt^hors; la milice était sous les armes*
A peine l'orateur de lai foule, Hhnt, eut-il coannencé son discouns
quH les magistrats da coonté voulurent le mettre en arrestation; La
poHce se vit im^missante; la milice à peine formée eu ligne lut
culbutée; les magis rats donnèrent l'ordre à taicauraterie de rharger
la foule. Ce fut une debaïudade géuéraiet daus laquelle beaucoup
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L'âNGLETIBIB A0 TBins DK LÀ HBSTAURATION. 1A6
d'individus furent blessés; quelques-uns y ,périreiit. Le lendemain
mi^n^ la ville était rentrée dans le calme le plus parfait.
Les victimes de cette échauflourée étaient nomtxreuses ; raffaive
devenait gi^ave. De quel côié était la légalité? Cette question ne se
poserait plus en France. En Angleterre où la grande masse du peuple
n'avait aloi-s d'autre ressource que les réunions publiques pour faire
connaître son opinion, les a? is pouvaient être partagés. Le point
capital se réduissdi à savoir si les magistratsde Manchester s'étaieni
vus ^n lace d'un meeting illégal. Le lord-chancelier JSldon, — on
a dit plus haut qu'il avait le tempérament autoritaire» — n'hésita
point. Suivant lui, le nombre crée la force, la force la terreur, la
terreur crée l'illégalité. Da autre conseiller de la couronne, lord
fiedesdale, le prenait sur un ton moins absolu. Une assemblée qui
féclame la réforme électorale, disait-il, menace la constitution an-
glaise, inspire la haine du gouvernement existant: c'est un acte.de
haute trahison. On lui ^répondait avec raison qu'un meeting a tou-
jours eu pt/ur but de protester contre telle ou telle loi en vigueur,
^ que par conséquent sa doctrine n'allait pas à moins que la
enppres&ion de toutes réunions publiques. Le prince-régent adopta,
comme le cabinet, l'avis de lord Eldon; il adi^essa des lélicitaiioos
«ux autorités civiles de Manchester ainsi qu'aux officiers de la mi-
lice ou de l'armée régulière qui avaient rétabli l'ordre dans une
circonstance critique. Mais, réflexion faite, les ministres n'osèrent,
en faisant le procès de l'orateur Hunt et de ses acolytes, soumettre
«u jury la question de légalité. Le juge qui dirigeait les dél^ats eut
ie bon e>»prit de ne retenir à la charge des accusés qa'ime question
•défait. Étaient-ils coupables d'avoir tenu tête aux magistrats qui
voulaient disperser la réunion ? Le jury ne pouvait donner qu'une
réponse affirmative. Hunt fut condamné k deux ans et demi, VVolse-
ley à dix huit mms de prison ; {(our les autres, la peine fut encore
moins sévère.
Tout n'était pas fini, puisque ce verdict ne dôcîdait point si les
autorités <le Manchester avaient eu tort ou raison de faire charger
ht foule. Des souscriptions s'ouvrirent à Livnrpool et à Londres
pour secourir les victimes du massacre de Peterloo, comme on disait
déjà. Des officiers de la miline de Manchester furent assignés
devant les mhunaux en réparation du dommage que leurs soldats
ravaif^nt ransé à des citoyens iooffeosi^s; il est vrai que le jury du
comté de Lancastre rej^»ta ces demandes d'indemnité. Les protes-
-tations ne furent pas seulement individuelles. Le conseil cornmunal
^e Londres, réuni en session au mois de septembre, afTnma la léga-
lité du meetino; de PeiPi*loo en ajoutant que la conduite des magis-
trats y avait été blâmable et que toute cette aQaire était une
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196 REYUE DES DEUX MONDES.
atteinte audacieuse à la constitution du royaume. Ce conseil avait
le privilège d'obtenir audience du souverain lorsqu'il le réclamait;
il présenta donc au prince régent une adresse rédigée dans le sens
de la délibération qui vient d*étre racontée. Dans presque toutes
les villes de l'Angleterre, de nombreux meetings se prononcèrent
dans le môme sens. On en avait voulu supprimer un ; cette tenta-
tive de résistance avait mis partout le peuple en mouvement. Et
que l'on n'imagine point que la populace s'animât seule sur ce
sujet. A York, vingt mille personnes s'assemblaient sous la prési-
dence de lord Fiiz-William, lord-lieutenant et l'un des plus riches
propriétaires du comté. Le meeting de Manchester, source de cette
agitation, avait été l'œuvre des radicaux. C'étaient maintenant les
whigs modérés qui blâmaient la conduite suivie par le cabinet dans
la circonstance et qui prétendaient défendre contre les ministres
les privilèges du public.
Il faut convenir que les ministres n'hésitèrent pas. Leur premier
acte fut de révoquer lord Fitz-Wiliiam de ses fonctions de lord-
lieutenant, ils venaient de convoquer le parlement, en disant tout
haut que, puisque les lois en vigueur étaient insuffisantes, ils
allaient en proposer de plus sévères. Leur situation était très forte
dans les deux chambres, car, outre que la majorité numérique leur
était acquise, personne ne se souciait de s'allier aux radicaux. Les
whigs libéraux étaient perplexes ; l'agitation populaire ne leur
inspirait aucune sympathie ; ils auraient voulu des réformes ano-
dines, sans que presque rien fût changé. Quant aux wighs mo-
dérés, Grenville, leur chef, ne leur permit pas de tergiverser. II
avait approuvé Pitt proposant des mesures de rigueur au début de
la révolution française : il se souvenait que cela avait réussi; les
circonstances lui paraissaient être les mêmes. Il demandait que
lord Liverpool eût le courage de suivre l'exemple de Pitt.
Les mesures proposées par le ministère sont connues dans l'his-
toiie sous le nom des « six actes » de lord Castlereagh, à qui Ton
en attribue Tinitiative. Le premier interdisait aux citoyens qui ne
font point partie de l'armée d'étudier le maniement des armes et
de se livrer à des exercices militaires. Le gouvernement voulait
par là rendre impossible les processions régulières de milliers
d'individus, comme on en avait vu notamment dans la journée de
Peterloo. Cette loi paraît bizarre aujourd'hui, surtout en France, où
Ton veut môme que les enfans apprennent à marcher au pas dès
l'école primaire. Le second acte enlevait aux hommes inculpés de
conspiration contre l'état le droit d'obtenir une remise jusqu'à la
session suivante des assises. Cette proposition était de peu de con-
séquence : lord Holland eut l'adresse de faire passer un amende-
f
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L'ANGLETERRE AD TEMPS DE LA RESTAURATION. 197
ment en vertu duquel il y a prescription lorsqu'une année entière
s'écoule sans poursuite. Ces deux lois sont restées en vigueur;
Tune est une mesure de police à laquelle personne ne trouve plus
rien à redire ; l'autre est plutôt favorable que contraire aux adver-
saires du gouvernement.
Les autres actes ne sont pas aussi inoflensifs. Les magistrats ont
le droit, dans certains comtés, de prescrire des perquisitions pour
saisir les armes cachées. Les réunions publiques, ayant pour but
de discuter les affaires publiques, sont interdites à tous individus
étrangers à la paroisse où se tient l'assemblée : le magistrat local,
gui doit être prévenu par avance, a le pouvoir discrétionnaire de
les ajourner. Tout pamphlet séditieux ou blasphématoire peut être
saisi après une condamnation et nonobstant appel; de plus, le
libraire qui le vend peut être banni du royaume en cas de récidive.
Enfin les libelles et autres publications de format restreint sont
assujettis au timbre comme les journaux quotidiens.
Ces quatre actes qui suspendaient la liberté de la presse, la
liberté des réunions, la liberté individuelle, ne sont pas restés long-
temps dans le code anglais. La première année passée, les ministres
n'osèrent plus en réclamer l'application. Il avait suffi d'un moment
d'aQolement pour qu'ils fussent votés, a Je vois du côté du gouver-
nement, disait Tierney dans la chambre des communes, la déter-
mination évidente de ne recourir qu'à la force. Les ministres ne
parlent que de cela, ne rêvent que de cela. Ils n'essaieront ni de
pacifier ni de concilier. Us veulent de la force et rien que de la
force. » Tierney aurait pu ajouter que les membres des deux
chambres votaient ces lois rigoureuses parce qu'elles ne les attei-
gnaient point. Les journaux dont les classes élevées faisaient leur lec-
ture quotidienne n'en avaient rien à craindre, car une forme décente .
et modérée était de règle dans la polémique de ces journaux ; mais
les feuilles à bon marché que lisaient les ouvriers étaient sous le
coup de poursuites incessantes. Les lords et les représentans légaux
des communes, les shériffs, les magistrats municipaux, restaient
libres de se réunir aussi souvent qu'il leur plaisait; mais les assem-
blées populaires étaient interdites. Les lois de 1820 furent au fond
la mise en dérense de l'aristocratie dirigeante contre les mouve-
mens populaires qui menaçaient sa toute-puissance. Ne nous bâtons
pas trop de l'en blâmer : elle avait été provoquée par une agitation
tumultueuse qui ne présageait rien de bon à des gens chez qui les
souvenirs de la terreur étaient encore vivans. Elle ne persisu pas
longtemps au surplus dans cette voie de sévère répression, et les
lois draconiennes que lord Liverpool et ses associés lui avaient
arrachées tombèrent en désuétude avant d'être virtuellement abro-
gées,
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108 EBTUB DES MCI K0KDE8.
La menace seule avait produit de l'effet. Les granrtes tifleirim
calmèrent; les polémiques de la presse prirent une Htture mtmif
irritante. Cependant Tagitation ne pouvait disparaître tout dHia
coup. Dans le nombre des turbulens qui composaient le parti radical,
il y en avait quelquee-uns que rien ne devait arrftier. Une trenh
taine d*énergu mènes à la tête desquels s'était placé TWsriewood
l'un des meneurs du meeting de Manchester, comptotèrewt d'us^
sassinei' tous les ministres à la fois dans une maison ah tm éfhier
parlementaire les réunissait. Comme il arrive toujours, Ttra des
conjurés, qui était à la solde de la police, révéla les détails de Fa^
iaire à la veille de l'exécution. Li»s cinq plus coupaWes turcfii penh
dus. les autres condamnés à la iransportation. Ce compflot «angt^
naire, qui n'inspira que de l'horreur, parut jnstiiier (es M8
préventives que le parlement venait de voter.
Ici s'arrête Tune des périodes les plus tourmentées -de l'bistKnre
moderne d'Angleterre. Les cinq années écoulées depuis la pffl»
avaient été des années de crise sans exemple. La détresse avait été
grande dans les classes ouvrières et agricoles; Tes iiomrmes Te*
muarïs qui, la guerre terminée, s'étaient retrouvés oisffH, avafrent
rêvé de réformer les institutions de leur pays. 11 e^t de Tait -que
ces institutions, modifiées dans le sens de Pautorité absolue M
cours de la longue lutte contre Napoléon 1", ne répondaient plus
aux tendances libérales de la population. Comprrmés par les hws
de 1820, les agitateurs ne s'entêtèrent pas; redevehos mattrcs
des destinées du royaume, les priviléji;iës ne se cmirent pas tfiSH
pensés d'accorder de bonne grâce les réformes qu'ils avaient refu-
sées devant des manifestations factieuses. Il y eut de part tft d'autre
de la moflération. C'est peut-être le fait dont «on puisse faire le
plus honneur au peuple anglais.
Sur ces erjirefaites aussi, le roi George Ifl était mort le 29 jan-
vier 1820. Il n'était plus depuis longtemps qu'u^n fantôme. ttf?fegilé
en dehors des affaires de ce monde parla maladie terrîble qui îui
enlevait la connaissance de lui-même, il n'irispirait ptnrs que de
la ,piiié, et la pitié s'était transformée en reî?pect. 'On l'aval W,
lorsqu'il était jeune, autant que souverain le fut jamais. Tk^nx et
infirme, il fut aimé pour ses sonffi ances et respecté pour ses vertas
privées^ gui étaieat incoutestables.
IlL
George TV, qui succédait à son père, après avoir été pendant nenf
ans relient du royaume, n'était ni aimé ni respecté. George II et
I
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L*ANGLETER1UB. AU TEMPS M hk B88TÂURÂTION. 199
Geerge m aïKaîeai été des hommes, dit Tbackeray; leur héritier ne
fut qu'ufl.moiiarqMeiQâig^Uiani al sans caractère. Pour commencer,
la pait)le apparienait aux ministres qMe le roi détunt avait laissés
en fonctiona. Ceux-ci s'empresË^èrent de dissoudre la chambre des
communes» qui, d'après la loi constitution nalle^, devait être renou-
i^lée dau»]es six moi8>de la vacance du trône.. Les élections furent
calmes; elles ne modifièrent pas la force rofi^ective des parus. Le
nouveau parletnent» aussitâl rassemblé,. ^ trouvait en présence
d'une question où la dignité même du souLVorain était enjeu ; il
avait à régler la liste civile de George IV.
Peut-être verra^t*on là. mieux qu'ailleurs ce que conservent de
puissance les vieilles coutumes dans un pays qpi prétend se gou-
iForuer lui* même. Reportons-* nous à. deux siècles en. arrièire;
jusqu'à la fm du xvn" siècle, les, rois d'Angleterre disposaient sans
contrôle des revenus publics; par compensation, ils payaient toutes
les- dépenses de l'ôtHi^, et personne n'avait le droit de leur en de«
QQander compte. Lorsque^ de temps en. temps,, leur trésor était
vide, les communes accordaientt des subsides temporaires, sans
jamais spécilier l'usage auquel ces sommes seraient employées»
Aprèï^ la révolution de ItfSH, U chambre n'a. plus cette oonliance;,
elle donne davantage» oaais em décidant que c'est destiné à la
marine, k l'armée ou. au paiement des intérêts de la dt-tte. Les
dépenses du gouvernement civil restent seules à la charge des
cevenos h<^rêditaires que le sou verni a reçoit sans intermédaire*
A rsA^éneiuent de la, reine Ajine, ces rav^nus parurent insuflfisans;
00. y ajouta une soiome d* argent annuelle par une loi sur la liste
civile, qMe Ton convint de maintenir en vig^eur tant que la reiner
vivrait. Modifiée à chaque nouveau r^gne,. la liste civile fut fixée àr
800,000 livres sterling pour le roi. George III. C'était un monarque
économe, et pourtant le parlement fut obligé plus d'une fois de.
payer ses dettes, bien qu'il eût en outre à. sa« disposition une liste
civile écossaise, une liste civile irlandaise et divers impôts, tels que
navires ennemis capturés en temps de guerre, épaves, biens de
successions vacantes. Les dépenses imputables sur ces ressources
ètaicttt ausurplus fort nombreuses: emplois diplomatiques, salaires
des magistrats, du présidaAt de la chambre des communes et d'aa-
tresi grands officiers d'étatv pensions^ accordées aides in/Jividus.qui
avaient rendu dea sejwicea à leur pa]^ ou captivé la faveur du
nuonarque..
La chambre de 1820 ayant à débattre la liste civile de George lY,,
Brougham pensa que le moment était venu de restituer au budget
de l'eut les dépenses d'intérêt public et de laisser au budget per-^
aonnel du souverain seulement les dépensea qu'il doit faine Boui:
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200 BETUB DES DEUX MONDES*
maintenir son rang. A l'entendre, permettre au roi d'accorder des
pensions, de payer sans contrôle les traitemens des diplomates ou
des juges, c'était un dernier vestige de monarchie féodale. La ré-
forme indiquée par Brougbam était raisonnable, à un tel point
même que les ministres en prirent l'initiative onze ans plus tard à
la mort de Georges IV. Cependant Canning la combattit avec vigueur
et il obtint gain de cause, non point tant parce que les idées sou-*
tenues par Brougbam étaient prématurées que parce que beaucoup
de membres des communes y voyaient une attaque directe contre
le roi qui avait joui depuis longtemps, en qualité de prince régent,
de la prérogative que cette réforiçie prétendait lui ravir.
Le roi n'était donc pas sorti sans atteinte du premier débat légis-
latif engagé sous son règne. La querelle scandaleuse qui se ranima
peu de jours après entre lui et la princesse Caroline, sa femme,
dont il était séparé depuis 1814, ne contribua pas à lui rendre
l'estime de ses sujets. Il n'entre dans le plan de ce récit de raconter
les événemens contemporains de l'histoire d'Angleterre qu'autant
qu'ils serapportent aux grandes réformes qui modifièrent la politique
et presque la constitution de ce pays. Il suffit donc de constater ici
que dans le différend conjugal dont le parlement était juge, l'oppo-
sition wbig et radicale se montra favorable à la princesse Caroline.
Celle-ci avait pris pour défenseur Brougbam: elle ne pouvait pren-
dre un avocat plus éloquent; mais elle n'aurait pas été embarrassée
de choisir un conseiller plus judicieux. Au surplus, elle ne l'écou-
tait guère. Un peu enfiévrée de la popularité qu'elle avait acquise
soudain, elle ne se rendait pas compte que les acclamations dont on
l'accueillait étaient plutôt une insulte à l'adresse de George IV qu'un
hommage pour elle-même.
Le ministère ne s'était pas seulement donné le tort d'engager
devant le parlement, pour plaire au roi, un projet de divorce qui
ne put être mené jusqu'au bout; il était, poiu: comble de malheur,
partagé sur cette grave question. Le cabinet n'avait dans la chambre
des communes que deux orateurs, lord Castlereagh et Canning,
Ce dernier avait été admis dans l'intimité de la princesse Caroline,
qui, avant de quitter l'Angleterre pour mener en Italie et ailleurs
une vie désordonnée, réunissait volontiers dans ses salons de Lon-
dres les hommes les plus distingués de l'époque. Sheridan, Byron,
Lawrence, Canning, comptaient au nombre de ses hôtes habituels.
Canning ne pouvait se faire l'adversaire public d'une princesse qui
l'avait honoré de son amitié; ses collègues le comprirent et le lais-
sèrent libre d'assister à ce grand procès sans y prendœ part; mais
la situation était fausse; lorsqu'il se retira du ministère, quelques
mois plus tard, l'exibtence du cabinet parut si compromise, son
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L AN6LETEBRE AU TEMPS DE LA RESTAURATION. 201
impopularité était si bien établie, que Peel, quoiqu'ami du gouver-
nement, refu>a de prendre la place devenue vacante. Au lieu de
cet orateur puissant, dont la réputation s'était faite peu à peu et
commençait à s'imposer, lord Liverpool ne put trouver d'autre
champion que Bathurst, beau-frère de lord Sidmoutb, administra-
teur entendu qui avait occupé précédemment avec talent des postes
secondaires, mais incapable de tenir tête à l'opposition dans les
luttes de la tribune.
Ce ministère, qui s'était forgé des armes nouvelles pour combattre
l'agitation des masses, se voyait presque aussitôt empêché d'en
faire usage. Toutes les passions populaires qui s'étaient enflama»ées
les années précédentes sur des projets de réformes radicales se
ranimaient en 1820 à propos du procès de la reine. La presse qu'il
fallait poursuivre, les réunions publiques qu'il fallait interdire en
vertu des six lois de lord Castlereagh, n'avaient plus d'autre pro-
gramme que d'attaquer la princesse Caroline ou de prendre sa
défense. Pour comble d'embarras, le plus agressif des pamphlé-
taires était cette fois du côté du gouvernement. Un certain Théo-
dore HoolL,que des succès comme compositeur de musique et de
brillantes qualités d'homme du monde avaient lancé dans les salons
à la mode, était devenu, par la proteciion du prince régent, tréso-
rier de l'île Maurice. Soit fraude, soit négligence, il s'était fait
révoquer bientôt à la suite d'un déficit considérable, et il était
revenu dans la métropole, plus pauvre qu'au départ, prêt à faire
de son esprit et de sa plume tout ce qu'il convenait d'en faire pour
rétablir sa fortune. La feuille périodique qu'il fonda fut remarquée
promptement par la vigueur des attaques dirigées contre la prin-
cesse en contre ses partisans. Ceux-ci ne manquèrent pas d'y
répondre, mais avec moins de talent et de succès. Les ministres ne
pouvaient traduire devant le jury des écrivains qui prenaient sa
défense: eût- il voulu poursuivre seulement ceux qui l'attaquaient,
il n'aurait pas trouvé de tribunaux disposés à condamner. Ces
lois d'exceptions que le gouvernement avait invoquées comme sa
sauvegarde devenaient inutiles. A d^'faut de poursuites intentées
au nom du gouvernement, une association libre de gens prétendus
bien pensans, de pairs, d'évêques, de tories de toutes classes,
essaya de faire leur procès aux auteurs et aux imprimeurs de
libelles indécens. Vain effort : à peine eut-on obtenu de légères
condamnations contre deux ou trois des plus misérables que
personne ne voulut plus faire partie de l'association. Les plus zélés
avaient honte de prendre part à cette œuvre de police. La liberté
de la presse était vraiment bien entrée dans les mœurs de la
Grande-Bretagne, puisque personne ne voulait plus avoir l'air do 1
lui faire obstacle. iy
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202 BEVUE DES DEUX MONDES.
Une année s'écoula encore sans amener de chang<»nient appré*-
ciable dans la politique anglaise, peut-être parce que l'oppositioat
toujours dé>unie, éiait incapable de combiner ses etrtrts poir une
action commune. Peel s'était enfin décidé à entrer au ministère, ep
qualité de secrétaire de Tintérieur. Une alliance plus étroite s'était
établie entre le parti au pouvoir et les grenvillites. Ce n'était pas
sulTisant pour constituer une administration progressive, pour
répondre aux vœux de réformes que la grande majorité du pays
ne cessait d'exprimer, lorsqu'un événement imprévu vint motiver
un cbange.ment plus grave dans le ministère Liverpool qui, sons
des noms diiïérens, se perpétuait depuis près de quinze ans
presque avec les mêmes hommes, en tous cas avec les mômes ten-
dances. Lord Castlereagh, — devenu depuis peu iord Londondcrrf
par la mort de son père qui lui avait laissé l'héritage d'un marqui*
sat irlandais, — exerçait une influence prépondérante dans le gou-
vernement, moins peut-être par ses qualités personnelles que par
le relier que les sucoès de la Grande-Bretagne au dehors donnaient
au chef du foreign ofliee. Lord Gasilerea^^h avait été l'un des
arbitres de l'Europe au congrès de Vienne; il avait traité d'égal à
égal, dans des conditions d'iniime familiarité, avec les potentats 4e
l'Europe, avec rempereurFranço'sd'Autriche, avec le tîw iVlexan-
dre. Tout en défendant avec habileté les intérêts particuliers de son
pays, il s'était imbu, dans ces fréquentations royales, des idées
qui y avaient cours. Il s'était convaincu qu'il fallait traiter les radi-
caux à Londres comme les carbonari à Naples ou «les républicains
à Paris. Il avait pris 1 habitude de penser que les peuples n'ont nul
droit d'éti*e consultés sur la forme du gouvernement qui leur con-
fient. Ces tendances des monaiYjues du continent, il les avait appli-
quées, autant qu'il dépendait de lui, aux alTaires intérieures de
TAn^lt^terre après les avoir admises dans le rèjçlement de»? aflaires
de l'Europe. Mal «econdé par ses collègues à la chambre des com-
munes, lord Londonderry fut presque seul à répondre aux attaques
de l'opposition pendant la session de 1822; Peel, soit qu'il f&t
réellement malade, soit qu'il ne voulût pas s'engager à fond au
profit d'un ministère ébranlé, ne s'occupait que desaiïaires de son
département. Castlereagh s'était donc fatigué plus que de coutume,
etses aoii^ observaient avec inquiétude que son esprit était souvent
aboient. 1! prit au sérieux tout à coup des dénonciations anonymes,
comme tous les hommes d'état sont exposés à en recevoir, qui l'ac-
cusaient de malversations. Les médecins avaient recommandé qu'au-
cune arme ne fût laissée à sa dispo<*ition. On oublia de lui enlever
un canit; il s'en frappa le 42 août 1S22 et mourut le jour même.
Il s'avait encore que cinquante et un" ans.
Avant de dire quels changemens suivirent la mort du ch^fdu
)
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l'ANGLETEBMEf JkW TUffS M Là IBffrAURATION. 203
fàrtigm o0tt:e^ il est utile de résumer Iprièveroent la politique fmaii-
cière da gouvernetteiit depuis que la gneere était (inie. Le» Infeè-
getsdes preniiéfea années de paix s'étai^it lous soldés en déridt
parée que le efaaocelier de récbiquier, Vansiitart, s'obstinait à
maint'-nir es vigueur la caisse d'afA<u*ti6seinea^. Il enD'piniDtait
chaque année à peu près lia somme enliëre qu'il employait à racke-
ter les rentes anciennes; chaque nouvel emprunt ayant sa quote-
part d'aHiortissement, cette opération fictive alourdissait de plus en
plus le budget* Une autre question préoccupiût beaucoup lestlinao-
ders. Lf*s billets de la banque d*Ân^eterre jouissaient d« cours
forcé depuis longtemps. Prorogée plusieurs fois pendant la durée
de la guerre, cette mesure axaii enfin été votée pour une durée
iudéfiiûe, sous la seule condition que le reml)ourseaient des billets
ou espèces métalliques ve seiait obligatoire que sir mois après la
conclusion de la paix. Les pteuèière» années qui suivirent 4816
lurent si calamiteuses que Ton craignît, avec raison sans doute,
d'exposer la banque à un désastre. Le cours forcé subsistait encore
en 1810. Vaasittart soutenait quil était impossible d'y renoncer.
Cependant Topinioa publique se prononçait avec taut d'énergie
pour la reprise des paieoiens en espèce que les deux chambres
nommèrent des comiuissiens pour Tétude de cette question et que
le chancelier de l'échiquier dut se meatrer prêt à suivre l'avis qui
domineiail dans le parlement. La commissicm de la cbamhre des
communes avait pour président Bobert Pee), jeune alors et d'au^-
tant mieux act^ieilli qu'il avait pris soin, tout en donnant des
preuves d*uue ineonlestable capacité^ de réserver son ofMuion sur
toutes les graudes questions du jour. La loi que cette commission
prépara et iit voter stipulait que la banque rembourserait \w^ à
peu ses billets et que le cours forcé cesserait tout à fait à quatre
aus de délai. La loi était sage, car la banque put devancer ce délai
de moitié. La réputation de Pi'el s'en accrut, en même tempes que
diminuait Tinfluence de Van6iitari, qui avait retardé oette mesure
autant qu'il dépendait de lui«
U suffit de citer des clkiiTres pour montrer à qtiel pœnt l'amor*-
tissemeut pesait sur le budget. L'eacédent vrai des recettes émit,
en 1819, de 2 millions de livres sterling en nombres ronds. Mais
l'amoriisseinent normal étant de i5 miUioQS 1/2, le déficit apparent
s'élevait à 13 millions 1/i* Ce n'est pas tout; comoie la dette flotr-
tante s'était accrue au point qu'il paraisaait nécessaire d'en coaso^
Hder une portion, Vansiitart avait convaincu ses collègues qu'il
était indispensable de faire un emprunt de 24 millions, dont moî«-
tié serait fournie par la caisse d'anaortissement elle-même. Ainsi,
en pleine paix^ avec un eâtcéiteat do recettes lortnégulior, le ohan-
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20& RETUB DES DEUX MONDES*
celîer de l'échiquier empruntait dans le seul dessein d'aligner un
budget de convention, et les fonds de cet emprunt lai étaient fournis
en partie par le créancier commode dont il créait lui-même les
titres. Tout ou presque tout était fictif dans ces opérations. Chacun
le voyait; un membre obscur du gouvernement, Huskisson, eut le
courage de le dire. Huskisson jouait à la chambre des communes
un rôle effacé; dans le gouvernement, où il était commissaire en
chef des forêts et des revenus domaniaux, il comptait moins encore
Cependant les ministres commençaient à reconnaître son mérite,
tout en se défiant de lui parce qu'il passait pour partisan des idées
nouvelles. Le fait est qu'il s'avouait franchement disciple d'Adam
Smith. Si on l'avait cru, on aurait mis de côté tous les expédiens,
on aurait racheté les rentes rien qu'avec les excédens réels et laissé
la banque d'Angleterre sans protection devant les porteurs de ses
billets. Ces idées, au moment où elles furent émises, n'eurent pas
le pouvoir de convaincre les membres du cabinet; il ne leur fallut
pas beaucoup de temps pour s'imposer.
Hubkisson n'en éuit pas le seul partisan parmi les tories. Un
autre économiste, Hume, se faisait aussi le défenseur des véritables
doctrines financières dans la chambre des communes. Revenu de
l'Inde après y avoir amassé une grande fortune, quoiqu'il n'eût
servi la compagnie que dans les emplois subalternes de médecin
et d'interprète, il avait, comme tant d'autres, acheté un siège au
parlement. On raconte même que, le seigneur du bourg qu'il repré-
sentait ayant fait choix d'un autre candidat, il eut à soutenir un
procès pour se faire rendre en partie la somme qu'il avait débour-
sée. En 1818, il était rentré à la chambre des communes comme
l'élu d'une autre circonscription, et il s'était attaché chaque année
à obtenir des réductions de dépense. C'était surtout aux sinécures
que Hume s'attaquait. 11 venait d'obtenir la suppression d'un tiers
des emplois de receveurs généraux des impôts; mais, à vouloir
trop entreprendre à la fois, il ne se faisait plus écouter. De mêihe
que Huskisson, il travaillait, au détriment de son influence pré-
eente, plus pour l'avenir que pour le moment. Ricardo les secon-
dait l'un et l'autre avec une autorité de parole qui s'imposait tou-
jours.
Si la mort de lord Londonderry rendait inévitable un remanie-
ment partiel du ministère, le parti tory était encore trop fort pour
que le pouvoir lui fût enlevé. Le nombre des hommes d'èut qui
pouvaient prétendre à diriger les relations extérieures de la Grande-
Bretagne était bien restreint, ou, pour mieux dire, il n'y en avait
qu'un dont l'évidente supériorité écartait tous les concurreas :
c'était George Canning. U venait d'accepter le gouvernement génô-
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l'angleterbe au teups de la bestadration. 205
rai de l'Inde, comptant sans doute éteindre par cet exil momen-
tané les inimitiés que son caractère lui avait values. De tous ceux
qui le détestaient, son pire ennemi était George IV, qui ne voulait
point pardonner à Ganning l'acte le plus honorable de son exis*
tence, son attitude dans le procès de la reine. Ge souverain voya-
geait en Ecosse; peut-être s'était-il éloigné de Londres avec le
secret espoir que, Ganning une fois parti pour Galcutta, personne
ne lui en parlerait plus. Mais lorsqu'il revint à Windsor, Ganning
n'avait pas encore quitté l'Angleterre. Les ministres, Wellington
lui-même, conseiller toujours influent, s'efforcèrent de persuader
au roi que Ganning était l'homme de la situation. « Il m'a offensé, »
disait George IV. « Sire, répliquait le duc de Wellington, le droit
de grâce est l'un des attributs de la royauté. » Le roi, voyant que
tout le monde se liguait contre lui, ne cherchait qu'une honnête
façon de céder. Le mot lui plut, il se l'appropria. Le nouveau chef
du foreign office remplaçait Gastlereagh après un interrègne, de
trois mois. Les wbigs qui le connaissaient savaient bien qu'il allait
travailler pour eux et préparer leur retour aux affaires. Ganning
avait pris en même temps la direction de la chambre des communes*
Sa supériorité apparaissait telle que personne n'était de taille à la
contester, ou plutôt tous acceptaient d'être menés par lui. Bien
plus, en présence de lord Liverpool, il prenait le ton et l'autorité
d'un premier ministre. Il était donc inévitable qu'il voulût avoir au
moins deux ou trois collègues qui lui fussent dévoués. Lord Sid-
mouth n'avait plus qu'un siège dans le cabinet sans portefeuille;
Bathurst était relégué dans une sinécure, la chancellerie du duché
de Lancastre : tous deux consentirent à se retirer tout à fait des
affaires. Vansittart était usé; il ne fut pas difficile d'obtenir qu'il se
démit. Huskissôn devint président du Board of trade et Robinson
chancelier de l'échiquier. Peel restait secrétaire au département
de l'intérieur. Bien que peu nombreux, ces changemens équiva-
laient presque à une révolution. Le gouvernement restait tory de
nom ; des réformateurs en avaient pris la direction. On ne fut pas
longtemps à s'en apercevoir.
Parmi les réformes que réclamaient les esprits éclairés, la révi-
sion du code pénal était l'une des plus pressantes. Ge qu'étaient
les lois criminelles, on Ta déjà dit : sévères jusqu'à la cruauté,
par conséquent inégales dans l'application. Il n'y avait pas moins
de deux cents crimes ou délits punissables de la peine capitale. Les
gens de loi à qui l'on parlait de la nécessité d'une révision répon-
daient gravement que la déportation, même la mort, étaient seules
capables d'inspirer de la crainte aux simples voleurs. Romilly, qui
s'était fait le champion de la réforme pénale, renouvelait d'année
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206 «BVQB DES DEUX IfOmES*!
en année des propositions toujours repoussées» Il montrait pour-
tant, au mo^o de staiisû^^ues, que l rigueur du code assurait
d'une autre façoni Timpouité des coupables ei que^ par exeruple,
de iSOb k 1817, cent treize iiidividus avaient été condaïunés à
mort pour des vola d'une valeur iaferieune 4 cinq shillings, mda
que tous avaient été graciés. Romilly n^oorut avant d*ètre arrivé
au but; MackiaU)sh enureprit de coniiouer son oeuvre. C'était un
juge erirniuel de la cour de Bombay, revenu comme tant d'autres
peur occuper un sifge au parlement après s'ôtre enrichi dans Tlnde.
On s'étoiiuera sans doute qu'un nMgistrat de pays conquis où la
force brutale était le plus habituel moyen de gouvernement se soit
inspiré d'idées plus humanitaires que les magistrats de la métro-
pole; mais Mackintosh éuût un peaseur studieux : il avait étudié
les législatioiis étrangëress il montrait notamrMent commo exemple
à ses ooiiipatriotes le code pénal français, où la peine capitale était
réservée pour les crimes qui épouvantent la sociéié*
Ce fut pendant la session de 1819 que Mackintosh introduisit
pour la première foia son projet de bill sur la réforme pénale devaat
la chatikbre des communes. L'e&peeé des motifis oûs à l'appui de
cette proposition était d'un caractèiH^ bien anglai&s O'autres auraient,
disiierté sur l'étendue et les limites du droit de punir; il se con-
tenta de présenter une statistique des condamnations à mort pro-
noncées depuis près d'un siècle. L'énumér-ation. des crimes et délits
passibles de la peine capitale était longue, a:-t-on dit : il fit voir
qu'il y en avait, dans ce nocuhre de deux cents et plus, vingt-cinq
seulement auxquels le dernier su^>lioe«ût été appliqué en soixacUe»
quioze ans. La loi em vigueur était dune tout au moins inutile pouc
les autres, puisque le juge avait cessé d'en faire usai^. Bien- dea
gens disaient, il est vrai, que mieux vaut laisser une Icn tomber en
désuétude que de Tabelir par un acte formel. Mackintosh s'appuyait
sur la graude autorité de l^aoMi pour soiKeatr qu'une loi que l'on
conserve dans le code alors qu'elle n'est plus observée i4iÀriiie le.
respect dû à la justice, énerva l'autorité du gouvernement tout
entier. Soumise àl'exarnen d'un comité spécial, trois tois repoussée
par l'une ou par l'autre cl)ambi*e, la proposiitioin était encore
représentée par son auteur en juiii 1822. Le ministère reconstitué
après la mon de Gastlei^agh n'était pas d'humeur à ris({uer son
avenir sur une question dont l'intérêt était en réalité secondaire»
Toutefois Peel ùi écarter le bill proposé par un simple inoiif de
procédure parlementaire et, peu de jours après, avec l'esprit d'in
propos dont il fit preuve en d'autres circonstances, il présenta un
projet couioime aux principes revendiqués par Mackmtosh. Ce fut
volé, et même voté sans débat par la chambce dea lords, où lord
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L'ANGLETERRE A0 TUPS Iffi LA BB6TAURATI0N. 207
£Idoa, qui était encore chancelier, n'osa pas y faire oppositioD par
légard pour le cabinet dont il faisait partie.
Le moment était favorable aux réformes, puisque les ministires
eux-mêmes étaient disposés à en prendre l'initiative. Le premier
budget présenté par Robinson, It:*. nouveau chancelier de l'échiquier,
fut un acte significatif. Son prédécesseur, Vansiitart, dissjfniilait
la situation réelle sous les chiffres fkctils de ramortissement. Robin-
son fit comme si cette institution n'existait pas; ayant en balance
un excédent de recettes de 7 millions, il proposa des suppressions
ou des réductions d'imp6ts, comme un acte de bienvenue à l'adresse
surtout des agriculteurs, dont la situation avait été misérable par
l'efiet des dernières réooHes, puis le reste fut destiné à racheter
des renies. Aucun économiste n'avait d'objection à faire contre
cette diminution de la dette consolidée au moyen de fonds sans
emploi; tout au plus pouvait-on soutenir qu'il eût été plus habile
de Jes consacrer à réduire d'autres impôts. Il était nécessaire aux
projf^ts de Robinson et de Hu^kisson de conserver un excédent de
recettes dans le budget, car ils allaient commencer une réforme
commerciale d'une bien autre importance. L'acte de navigation
encore en vigueur, cfui datait de Cromwell, réservait aux navires
anglais le transport des nmrchandises importées daes les lles-Bri«-
tanniques. Depuis la coflciusien de la paix, les Amédricains, les Por-
tugais, en menaçant de représailles, avaient obtenu qne cette loi
serait abolie en ce qui les concernait. Huski^son se fit autorisera
conclure avec toutes les puissances éiranuères <qui y consentiraieat
des traités de réciprocité en vertu desquels les navires des états
contractans étaient soumis au même régime. Puis, dans les ses-
sions suivantes, les prohibitions sur les objets de manufacture
exotique furent abolies eu les droits de douane excessifs réduits à
des droits protecteurs très modérés. Une loi sur les coalitions ren-
dit aux ouvriers la libt^rté de débattre avec les patrons le taux des
salaires. Fut-ce Mmple coïncidence, ou plutôt, comme le soutinrent
les économistes, un effat de ces mesures libérales, il est iiècontea-
table que la Grande-Breugne jouit en 18âA et 18*?.a d'une prospé-
rité exceptionnelle. Toutes les professiaos^» l'agriculture, le cooi-
:merce, l'indusirie, en profitèneiiit également.
Cette prospérité ne deEvaitfMis se prolonger longtemps. Par reflet
de la confiance générale, les alTaires avaient pris un essor «extraoïv
-dinaire; le commerce importait des marchandises ou les manufac-
tures en fabriquaient au-delà des i^esoins du jour. Les banques
^'étaient PBfi^agées^en d'innombrables opérations qai ne pouvaient
doutes réutMdr. in premier isjrmptôoied'embanraa, une crise écUutat
Mmme il Acrifa toujours en pareille circooetaiioe. Ce fut loncone
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208 R£TDE DES DEUX MONDES.
l'agriculture qui souffrit le plus de ce désastre, par cette seule rai-
son sans doute que les lois lui faisaient un régime à part. Les droits
de douane sur le blé yariaient alors d'une saison à l'autre, suivant
l'échelle mobile des mercuriales. Personne n'en était content, ni
les cultivateurs qui se prétendaient ruinés par la concurrence étran-
gère ni les consommateurs qui se plaignaient de |)ayer le pain trop
cher. Huskisson se disait prêt à présenter un projet de loi plus
rationnel sur le commerce des céréales, et il est vraisemblable qu'il
eCit réussi à le faire voter malgré l'opposition du vieux parti tory,
qui redoutait tout changement. Mais la chambre des coujmunes.
élue en 18 19, était au dernier terme de son existence. Les ministres
ne purent que se faire autoriser à introduire avec le bénéfice d'un
tarif réduit quelques milliers de tonnes de blé qui se trouvaient
entreposées dans les ports. Puis les élections générales eurent lieu
pendant Tété de 1826.
11 fut évident alors que le parti tory, que diverses circonstances
avaient maintenu au pouvoir presque sans interruption depuis plus
de quarante ans, se désagrégeait. Les membres les plus éminens
du cabmet étaient des libéraux, plus rapprochés de s'entendre avec
les virhigs qu'avec leurs propres partisans. On le vit bien sous le
feu des élections, 11 y avait alors dans le gouvernement un homme
encore jeune qui remplissait depuis 1811 avec autant de modestie
que de talent les fonctions de secrétaire de la guerre : c'était Pal-
merston. Relégué volontairement au second rang lorsque des
ministres qui ne le valaient point se maintenaient au premier,
absorbé tout entier par les travaux obscurs d'un emploi qui intéres-
sait au plus haut degré la sécurité de l'Angleterre, il avait toutes
raisons de compter que les électeurs de l'université de Cambridge
lui resteraient encore fidèles. Mais il n'avait pas caché ses sympa-
thies pour les idées nouvelles. Le lord chancelier Eldon, l'attorney-
général Copley, lord Bathiirst et d'autres membres de l'adminis-
tration, le combattirent ouvertement. Il faut dire que lord Liverpool
ne s'associa pas à cette cabale, et que Wellington et Peel, bien
que guidés par des motifs différens, la blâmèrent l'un et l'autre.
Au reste, lord Palmerston triompha de ses adversaires : on peut
comprendre dans quelle disposition d'esprit il sortit de la lutte, et
juger quels sentimens il dut éprouver dès lors pour ce qu'il appe-
lait le « stupide vieux parti tory. »
Ces partisans de la résistance perdaient presque en même temps
l'un de leurs plus fermes appuis : le duc d York, l'aîné des frères
dti roi, l'héritier présomptif du trône, qui s'était déclaré l'adver-
saire de toutes réformes, mais qui remplissait avec beaucoup de
tact et d'habileté les fonctions de commandant en chef de l'armée»
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l'angleterbe ad tevps de la kestaubation. 200
Cette difçnité donnait tant d'importance, même en temps de paix,
au personnage à qui elle était conférée, qu'il semblait qu'elle dût
revenir toujours à un membre de la famille royale. La situation
militaire du duc de Wellington était cependant si haute que per-
sonnene pouvait imaginer qu'un autrequelui dût être commandant
en chef, le titulaire actuel ayant disparu; il fut en effet nommé.
Quoique rattaché par ses opinions, par ses tendances, à la fraction
politique la moins libérale, il inspirait à tous par son caractère et
par l'indépendance de son esprit une confiance telle que les whigs
ne pouvaient qu'accueillir avec faveur une nomination qui associait
ce grand citoyen aux actes du gouvernement.
Les événemens favorables à l'évolution libérale se précipitaient.
Au commencement de l'année 1827, lord Liverpool, que les divi-
sions survenues entre ses collèges commençaient à dégoûter du
pouvoir, fut frappé d'apoplexie. Il n'avait pas soixante ans; les
soucis d'une vie d'affaires l'avaient épuisé. Peu d'hommes d'état ont
eu une carrière plus brillante. Chef du foreign office^ il avait conclu
la paix d'Amiens; il était encore du cabinet qui fournit à Welling-
ton les moyens de soutenir la lutte en Espagne et de gagner la
bataille de Waterloo; pour finir, il resta premier ministre quinze
années durant. On ne peut dire qu'il ait jamais eu une politique
personnelle, une allure décidée. Partisan de la sainte-alliance avec
Castlercagh, il en fut l'adversaire avec Canning; Sidmouth, qui
blâmait la réforme pénale, et Peel, qui la proclamait nécessaire,
eurent l'un après l'autre son appui. Vansittart et Robinson furent
ses collègues dans l'administration des finances avec des principes
radicalement opposés. Lord Liverpool a été l'homme d'une époque
de transition. Rendons-lui cette justice qu'il ne résista pas beau-
coup plus qu'il ne fallait aux réformes que réclamait l'opinion
publique. Il est fâcheux pour sa mémoire qu'il ait été le dernier
des premiers ministres avant l'ère nouvelle qui a donné à la
Grande-Bretagne le plus haut degré de richesse et de prospérité,
H. Blerzt»
ion IL. — 1880. 14
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LA
FORCE ET LA FAIBLESSE
ITBS
GOUVEWÎEMENS DÉMOCRATIQUES
En 1873, 51 s'éleva entre M. de Bhrm«rck et le comte Arriîm, alors
ambassadeur d* Allemagne à Paris, nn difTérend assez vif sur la question
de savoir quelle sorte de gouvernement on bon patriote prussien devait
souhaiter à la FYance. Ils s'accordaient l'un et Fautre, cela va sans dire,
à reconnaître que ce gouvernement devait être le plus détestable du
monde; mais leur accord n'allait pas plus loin. M. de Bismarck pensait
qu'il était d'un bon patriote prussien de faire des vœux pour le progrès
des id^es républicaines en France; il avait décidé que la république
conduit fatalement un peuple de la dyspepsie à l'apepsie et de l'apep-
sie à Tanarchie la plus complète. Le comte Arnim prétendait que cette
conséquence n'était pas nécessaire. S'il s'était fait à Versailles quelque
tentative sérieuse de restauration monarchique, il y aurait volontiers
prêté les mains, estimant que toute monarchie restaurée se trouverait
aux prises avec d'insurmontables diflllcultés, qu'elle devrait employer
toutes ses forces à se défendre, sans pouvoir rien entreprendre aa
dehors, que sa devise serait : Tout pour la vie, rien pour l'honneur. II
prétendait qu'au contraire la république pourrait a>surer à la France
l'ordre et la prospérité. Il allait jusqu'à prévoir le cas a où l'on verrait
en Allemagne un gouvernement faillie et impopulaire et de l'autre côtâ
des Vosges un gouvernement républicain qui ferait bonne flgure et sMoi*
po&eraii au respect de l'Europe. Un tel cas, disait-il, deviendra plus
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LES GOOTQKIXBIIEIIS DÉMOCRATIQUES* Sf 1
waiflembiaUe à nesure que la France se dâtacbena. duvaniage des aou^
Wdtrsei des traditions nieuacchiques* »
La*» prédictions qu'on peut faire tiMichant ranreoir que se prépare an
peuple en adupiaot telle ou telle forme de gonikeroecoent sont toujours
iDceitaîDes. Il n'y a pas en politique de faAaUtés que ne puisse conjurer
la sagesse; aturement, à quoi aerviraisût ks heoifnes d*étal? Touies les
ifislhtttions humâûies oot leurs avantages; elleiiont aussi leiirs iiicoo*
ipéinens» leur vice origineL Elies apportent toultes au moade le germe
de la maladie qui les emportera ; uiais il ne tient qu*à elles de prolon-
ger presque indéûaiment leur viti par une sage hygiène ou par dea
remèdes judicieusement appliqués. Quand elles abondent dans leur
sens, eliee se perdem infailliblement; quand elles ont la prudence de
se modérer, de réagir contre leurs peacbans naturels, ellts peuvent
fournir une lougue et glorieuse carrière. Arisiote» qui ne manquait pas
de bon sens et qui avait un goût pretioncé pour les gouvernemens
mixtes, jugt>ait qu'il dépend de tout gouveroejaent de corrigjBr ses
défauts, de modifier soa cvactère par d'habiles aiélanges, par dts trans*
actions, par d'beureuses incooséquencea. 11 remarquait que les ari.>to^
craties peuvent se faire pardonner beaucoup de choses eu prenant à
cœur Tintérôt des petits, en les traitant avec les égards qu'on doit h
des parens pauvres, que la tyrannie ellû-méme réuî^sit à se rendre
supportable^ lorsqu'elle se donne les apparences d un régime constitU'»
tioiiiiel. 11 nous a appris que de toutes les tyrannies grecques celle de
Sicyone avait duré le plus longtoiups, cVst-à*dire prèi d'un siècle,
parce qu'elle ne foulait pas le peuple ei qu'elle lui donnait l'exemple
de Tobéissance aux lois. 11 appli^juaii ce raisouaemeni k la démocratie,
il lui recommandait les précautions, la mesure et la temp^cance, il lui
représentait que « la meilleure constitution démocratique n'est pas la
plus démocratique, mais la plus durable, n
Alors mémo que la démocratie n'écoute pas les conseils d'Aristote et
qu'elle s'abandonne avec irop de complaisance è ses inclinations n:itiVeg»
elle n'eiigendre pas nécessairement la dyspepsie, l'apepsi*^ et Tanar^
cbie; le comte Arnim avait raison de le dire. Sans douie il y a dans ce
mond% en Amérique par exemple, des ri^publiques démocraii<jues oii
les disseuMons civiles et les conjurations de caserne mettent incessam-
ment en péril l'ordre social; ces républiques végètent, leur inJus^
trie est niédiocre, leurs finances sont embarrassées, car les révolu-
tioiiB ceûteut toujours très cher. Mais on peut se représenter aussi une ,
nation, boonèie, travailleuse et riche, qui profiterait des libertés que .
lui donne la démocratie pour s'euricbir encore; son comn^rce fleuri-
raK, se> industries et ses Nuances seraient prospères, elle e?bciterait
l'envie des autres peuples par lu plus-vaine de ses impôts et de ses reve-
nin, elle se ferait gloire de ses excédeas. A cùté des ré^bliques
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212 BETUE DES DEUX MONDES.
maigres, à qiii il ne reste que la peau et les os, il peut y avoir des répu-
bliques grasses et plantureuses, dout la maladie serait plutôt un excès
d'embonpoint. Les républiques grasses, ayant le bouheur de posséder
une armée qui ne se môle pas de faire de la politique, se sentent suffi-
samment protégées contre le désordre et Tanarcbie.
Le gouvernement démocratique est à certains égards le plus fort de
tous les gouvernemens. Dans les temps de crise, dans les journées
d'orage et de péril, il peut tout oser, tout exiger; à lui seul il est permis
de se faire exécuteur des hautes œuvres, de frapper sans ménagement,
de se montrer implacable dans les répressions, d'avoir des muscles et
de n'avoir point d'entrailles ni de nerfs. Rien n'est plus rare dans ce
monde que le courage qui accepte toutes les responsabilités personnelles
et qui porte jusqu'au bout son fardeau sans fléchir, a La peur des res-
ponsabilités, disait un grand personnage qu'il n'est pas besoin de nom-
mer, est une maladie qui travaille tout particulièrement notre siècle,
une maladie qui a pénétré jusqu'au sommet de la hiérarchie sociale. »
Ce môme homme d'état dbait quelques années plus tard : « Depuis
que je suis entré dans la vie politique, j'ai eu l'honneur de me faire
beaucoup d'ennemis. Allez de la Garonne à la Vistule, du Belt au Tibre,
promenez-vous sur les bords de l'Oder et du Rhin, et vous n'aurez pas
de peine à vous convaincre que je suis l'homme de ce temps et de ce
pays qui est le plus détesté. Je le sais et je m'en fais gloire. » Est-il
beaucoup de politiques capables de tenir un si ûer langage? N'a-t-on
pas vu des souverains qui s'étaient acquis un renom de courage et
d'habileté, des souverains qu'on avait pu sans flatterie comparer à Ulysse,
après avoir longtemps bravé les révolutions, lâcher pied fout à coup?
Assaillis par le dégoût ou l'inquiétude, le cœur leur a manqué; ils se
sont dit : Après tout, il ne s'agit que de moi, et derrière moi il n'y a
personne. C'est un genre d'angoisses que ne connaissent pas les gouver-
nemens démocratiques; ils n'assument que des responsabilités collec-
tives. Aussi peuvent-ils accomplir de redoutables besognes, dont per-
sonne n'oserait se charger à leur place, et on les voit dans les heures
difliciles montrer cette résolution à toute épreuve qui est le partage des
gouvernemens anonymes.
On est bien placé pour défendre l'ordre social quand on ne combat
ses ennemis ni au nom d'une famille, ni au nom d'un prince, mais au
nom de la loi. C'est une grande force que de représenter, non des inté-
rêts privés et des ambitions personnelles, mais la volonté de toute une
nation. A ceux qui lui disent : Qui ôtes-vous pour nous résister? — un
gouvernement démocratique peut répondre : Je ne suis personne, car
je suis tout le monde, je suis la société, je suis le salut public. Au mois
de février 1873, M. Thiers nous parlait un soir à Versailles des grèves
orageuses qui venaient d'éclater dans le département du Nord et qu'il
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LES GOUYERNEMENS DEMOCKATIQUES. 213
avait facilement réprimées. Il nous disait : ce On me reproche de ne
rien oublier et de ne rien apprendre. J'ai appris pourtant quelque chose
dans ma vieillesse, j'ai découvert la puissance magique attachée au mot
de république. J'ai servi un roi, et quand j'étais président de son con-
seil, je ne me suis jamais senti aussi fort que je le suis aujourd'hui. »
II ajoutait : « J*ai dit aux ouvriers grévistes que je n'entendais pas les
obliger à travailler, mais que je leur défendais de faire des attroupe-
mens dans la rue, à quoi ils ont répondu que la rue était à tout le
monde. — Vous avez raison, leur ai- je répliqué; elle est aussi à moi«
et je m'y promène avec vingt mille hommes. »
Le gouvernement démocratique est tour à tour et, selon les cas, le
plus fort ou le plus faible de tous. Si dans les temps de crise il peut
tout oser impunément, dans l'habitude de la vie il a plus de peine
qu'un autre à avoir une volonté et à la faire prévaloir. Il est très fort
à regard de ses ennemis, et rien ne lui est plus facile que de réprimer
leurs menées quand elles lui paraissent dangereuses. En revanche, il a
des faiblesses fâcheuses à l'égard de ses amis, auxquels il est incapable
de rien refuser. Le gouvernement n'est fort que dans les pays où l'opi-
nion publique est toujours vigilante, toujours prête à rappeler à ses
mandataires qu'ils sont chargés de faire ses affaires et non celtes d'un
parti, toujours empressée à les avertir avant qu'ils aient commis une
de ces fautes qui ne se réparent point. Or dans les démocraties plus
qu'ailleurs l'opinion n'a qu'une vigilance intermittente, elle est sujette
à de pesans sommeils interrompus par des réveils subits. Nulle part le
gouvernement n'est plus libre de faire des fautes qui Taffaiblissent et
de dégénérer en gouvernement de parti. Il s'aperçoit que la nation est
souvent absente et que ses amis sont toujours là; il ne s'occupe que de
les satisfaire, de leur être agréable, de leur procurer de grands et de
petits plaisirs, oubliant qu'on se trouve toujours mal de trop obliger ses
amis et que les gouvememens de parti n'ont jamais une assiette ferme
et solide.
Le grand Frédéric, qui avait chargé Sulzer de la direction de Tensei-*
gnement primaire en Silésie, lui demandait un jour des nouvelles de
ses écoles. <t Elles marchent bien mieux, lui n^pondit ce naïf philo-
sophe, depuis que nos instituteurs se sont instruits à l'école do Rous*
seau et ont adopté le principe que l'homme est naturellement bon. —
Ah! mon cher Suizer, s'écria le roi, vous ne connaissez pas encore assez
cette maudite engeance à laquelle nous appartenons, vous et moi. »
L'un des caractères de cette maudite engeance à laquelle nous appar-
tenons aussi bien que Sulzer et que le grand Frédéric, c'e>t qu'elle a
peu de goût pour les avantages qui sont communs à tous et qu'elle
n'attache de prix qu'aux droits qui sont des privilèges. Dans les pays
de suffrage universel, il arrive trop souvent que la partie la plus éclai-
rée et la plus hoûaête de la nation se déâiniéresse des affaires publi-
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ques, tombe dans œt état d'wdifférence et d'afMthie que dèplondt
Téer^eville. On «^occupe et ses prapre<« affaires, on iravaîtte eu ea
s'amosf^, o» se relire à Fëeart awee sa fainiHe et ses amis, on se crée
une prtite sncîéti à son usage, on alM^donDe voloniii^s la pra^ée
société à fUe-môme, on se reiraaelie da<is foo bonheur particulier
«onmnie dians on fort détacM. Hormis « eert «in^i hommes que la bau-
leur die teur àise wt l'iaqmHude de leun< dtésifs mettent à t^trort dans
la m privée, » la politsfue n'ialéresse et n'ecciipe que ceux qui ne
saurenâ pas faira autre chose; elle devient on métier, ek Ton tâche de
trouver son compte et qu*oa praièque tant bien que Mal, car d'habitude
ea ne Mt pas de grande politique quand on en vit. Gela se veto en
Sisis«o, eela se voit aax Étafts-^Unis, cela se ^oii aussi eo fVaace.
Dans ces démocraiies grasses ei prospères dont nous parlons il y a
quelques milliers de peUtlciBoe de prufes^on et quelqiues miUions de
gens qui tes laissent faire. li est vraà qiae, lorsqu'eQ ne s'occupe pas de
poilitique^ elle vous joue ^elqaeluî» le maiivafls tour <ie s\)cc»per de
vous. Qu^od ces indiflërej» qui ae font pas de pelétiqae souffrent de ta
politique des autres, qu'elle cooE^promet leurs ioléeéits ou aieaace de
treub^r te repas public, àk sortent subiteiaent ëe leur apatiite. Leurs
alFairesveni-elles mal, ibs s'ea pr>^nnent au gouvernement; mais tant
qru'ell^ voot bien ei que la paix générale parait assurée, ils laissent le
chao>p libre aux amateurs. Dès ters tout se passe entre un certain
Boriibre de comités^ qut s'arregent une véritabie oaanipotence, et les
candidate à la dèpatalio^« qui <i:c»ocliienl avec hix uoe sorte de marché.
— Une éteetioQ, dt^aii ua spirituel séiiateHr, consiste à promettre une
quanûté de petbts bureaux de tabac à TefTet éen obtetiir un grjnd pour
sei-méuM. — Quand il n'y a pas marché, il y a contrat Le co uiié est
un tyran dont on n'obiient la faveur qu'en èpansant toutes ses pas*
siens, en adoptant san proj^amme tout entier, saiÊB y rien ajouter, sans
en riep reuancber. No<us lisioos dernièiement dans une remairqiiiabte
biographie de Burke qu^, sVtant présenié déviant ses électeurs de Bris*
tel pouir les remercier da rhoiin^ ur qu'ils lui av^aient fait en te portant
au ptf lemeot^ il se crut tenu de leur dé .larer qu'il anrait toujours tes
plu-; grands égards pour teurs opinions, teucs vorax et leurs désirs et
qu'il s'engageait à préférer en to^iieoccunfeiiLce le«irs intérôt^iaux sieoe^
mais que^ pour ce qui était de son jage«neut etde sa cociscie<ice,il en-*
teiidaiteii demeurer te libre pot«ï$ea:Meur et ne les sacrifier lû à Bristol ni
au re-te de Tuoivers (1). On croit lire un comte de fées, et voiàà assiH
rémeut un genre de décluratienH qui n'a pas cours dans les démocrar«
ties; selon toute appareace« il y »«fraiii pr^ en mauvaii>e parL Âfrës cela,
U est juste d ajpuXer que fi^rke ne fut pas Déâia.
(Il Burk$, hy Joba Ua^i UwànB^ 487fi^} lag ) Î5.
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LES GOUfmfCMEim DéVOCIIATTQnES* S16
l.a con«o!afian de cefuî qui a le malheur d'avoir qb moHtm estfde
deventr à «^ati tour le nia!tre de quel4|u*iiB; il se idétiommage eii coiih
mandani de la nécessité d^obéir. Ces mendffiaiiias de la natioa, qui^oorl
à la merci d'un (Omité, tiennent à leur tour le -gonveTiienieot de leur
cbofx dans nue étroite dépendance. Ils ont besoin de lui pour s'acquit
ter des engagreme ns qu'ils ont pris et pour satisfaire ies passrons qu'ils
ont promis de servir, stins les éprouver toujours. Us ont sans cesse une
requête à présenter, quelque cho.^ à demander, et ils demandr^nt sur
un ton impérieux. Tout refus les courrouce, et les faveurs qu'on leur
octroie ne leur inspirent qu'une médiocre reconnaissance : le gouver*
Dénient n'a fait q«ie son devoir,
Platon, qui a été souvent injuste pour ta démocratie et qui enprrrbît
snr un ton fort irrévérencieux, disoit que les l)0Q»nne8 d'^ëtat de son
tenrps éiaierri chargf^sde nourrir et d'apprivoiser un grand animai d'IiUf-
meur diflicMe, que tout Tan de la )0litique coosit$urt à étudier les
mœurs et les appétits du monstre, è deviner ses goûri^, ises désira, ses
iaiitHi>ies, à d^couviir où il fallait le gratJer pour lui être agr^'a jle, à
savoir par qut^te gestes, par quels claquemens de la langue on réussis«
sait à l'aina louer. Le prem er devoir d un cbefd'état, dis<âii*il aussi, est
de déctart-r que tout ce qui pluU au grand anîmf^l est bit^n, que tout ce
qui lui déplaît est mal, qu'il est un JH;»e 'toujours compétent >t^<t toujouns
infaillible. Les temps sont bien changés. La dèmoi^raiveaihémenne était
une arist< cratie, un régime de privilégiés, ^t ks Péricl^s oomme les
Cléon avaient à régter leurs comptes avec une as^nfblée du peupta
composée de vingt mirle propriétaires d'esclaves. Dane dos gna«des
démocraties, îl n'y a plus d'esclaves, grôrce à Dieu, et le peuple ne se
rassemble plus. Le:^ gouvernemens modernes ne sont pas tenu» de s'oc*
cuper beaucoup du grand animal, lequel dan^ beaucoup de cas n'a pas
d'opinion : l'indifTérence n'en a pas. Qtrand ils pat lent de 4*apinion pu-
blique, du vœu populaire, des dét^irs de la^njnion, il ne s'agit fort sou-
vent que de l'opiuion de tel ou tel, du vœu émis par un comit»^., du
désir exprimé par quelque personuage'influent dont on a peur. Maisleur
situation n'en e-t pas pliM commi^de. 'Peut-être 6<taift-il plus faui'«»de
faire entendre raison au grand animal quil ne Test de coiitemervne
dizaine de per onnages influens, «vec lesquels on ne saoraitrse ibroidl-
1er sans danger, et ceux qu'il importe le plus de sati^^faire, ce sont tes
plus ex'geans, ceux qui crient le plus fort, cetrx qui joignent les sDwriff^a-
tionsaux requêtes, ceux qui mertent volontiers leur .buonct de toaveiBy
surtout quand ce bonnet est un bontiet phrygien.
C'est un grand avantage dans la vie que d'avoir un tnau vais caractère.
Il y a dans presque toutes les foniiiles un homme déraisonnable, sus*
ceptibl^f irascible, plein de difflcul tes; tout le monde s*appliqi»e à le
méuager, on s étudie à adoucir son bumeur; ona d^- grancb-égandsipour
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216 BEVTJB DBS DEUX MONDES.
ses nerfs, on parle bas devant lui, on lui cède la première place, et s'il
consent à se déclarer patisfait, on lui sait un gré inûni de sa coudes-
ceiid<<nce. Les gouverne>iiens démocratiques ne se donnent pas beau-
coup de peine pour plaire *aux gens modérés; ils les renvoient au témoi-
gnage de leur bonne conscit'nce, qui est chargée de les récompenser.
En revanche, ils se foucient beaucoup de se faire agréer par les exagé-
rés de leur parti. On a pour eux d'inépuisables complaisances, on rë*-
pond à leurs incartades par des aménités, à leurs injures par d'obligeans
sourires, on s'obstine à leur tendre une main qui a été cent fois repoussée.
Quand ces atiabihiires ont d'aventure un bon mouvement, quand ils
renoncent à faire du tapage dans la rue, quand ils décommandent une
maniiestation dangereuse pour le repos public, quand ils ont la magna-
nimité de se soumettre à la loi comme tout le monde, on se récrie sur
ce beau trait, on s'extasie sur leur sagesse, on les donne en exemple
à toute la terre, même aux honnêtes gens, on éclate en transports de
reconnaissance, on verse des larmes d'attendrissement. Deviennent-îls
trop exigeans, on parlemente av^^c eux. Le gouvernement leur dit d'un
ton modeste : « Je vous jure que dans le fond nous sommes de voire avis.
Sur quoi porte notre dissentiment? Il ne s'agit que d'une nuance; se
fàche-t-on pour une nuance ? Vous ne tenez pas assez compte de la dif-
ficulté de notre situation; quand on est aux affaires, on découvre com-
bien les choses sont compliquées. De grâce, mettez-vous à notre place. »
A quoi ils répondent: a Mais cest précisément ce que nous demandons
et ce qui ûuira par arriver. » (Test ainsi, qu'on voit souvent dans les
démocraties un gouvernement composé d'hommes raisonnables, qu^
font leur principale étude de saiisiaire les gens déraisonnable^, un gou-
vernement modéré qui pactise sans cesse avec les immodérés, de telle
sorte que les opinions extrêmes deviennent le meilleur moyen d'arri-
ver à tout. — a Fâcheuse situation pour un état, s'écriait en 1873 un
conservateur espagnol, que de devoir son salut à la tempérance des
fousl »
Si savoir céder à propos est la moitié de Tart de gouverner, on n'est
pas un homme d'état quand on ne sait pas résister aux caprices de ses
amis et à ses propres entratnemens. Les sauvages ne sont contons que
lorsqu'ils mangent leurs ennemis, et les passions politiques tiennent
du sauvage. Sans contredit un gouvernement représente les idées et
les principes du parti qui l'a mis au |)Ouvoir, mais il représente aussi
la paix publique, dont il répond, les intérêts généraux du pajs, dont
il est le garant, les droits des minorités dont il a la tutelle. Uu gouver-
nement qui ne s'occupe que de cultiver ses amitiés manque à la pre-
mière de ses lâches, qui est de servir d'arbitre entre les partis et de
ne réduire personne au désesp(»ir; mais, pour être arbitre, il faut être
fort et se sentir capable de refuser quelque chose à ses amis.
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LES GOUV£RN£HBNS DEMOCBATIQDBS. 217
Les faibles cherchent à se donner Tapparence de la force en faisant
des actes d'étourderie et l'apparence de l'activité en tracassant beau-
coup. Les démocraties ont Thuineur impatiente, elles brusquent les
aventures, elles veulent toucher à tout et tout faire à la fois, elles mé*
prisent le passé, et on dirait qu'elles ne croient pas à l'avenir, elles se
bâtent comme si le monde devait unir demain. Le pape Pie IX disait
que le feu roi Victor-Emmanuel ne craignait pas Dieu, mais qu'une
fois par semaine il avait peur du diable. C'est un redoutable métier
que celui de législateur quand on a la crainte de Dieu, c'est-à-dire le
respect de l'éternelle justice ; il n'en est pas de plus facile quand on ae
traite qu'avec le diable, c'est-à-dire avec un parti à qui on veut com-
plaire coûte que coûte. On s'agiie, on se presse, on se prépare des
repentirs. On promulgue des décrets qu'il f ludra révoquer, on accouche
avant terme de lois qui ne seront pas viables. On ne compte pas avec le
temps, on s'imagine qu'il ne fait rien à l'dffaire, on ne songe pas qu'il
mûrit tout, qu'il est Je secret de lout, que Je temps, c'est de l'espé-
rance pour tout le monde. On prend quelquefois au pied levé des déci-
sions de la dernière gravité et on n'a garde de réfléchir aux conséquences.
On se flatte que les peuples se résignent toujours aux faits accomplis;
on oublie qu'il est des faits impossibles à accomplir, qu'où n'en trouve
pas la un. Arrive-t-il qu'on prenne une sage et utile mesure, la préci-
pitation avec laquelle on procède lui donne l'air d'un mauvais coup.
Cest une chose assez étrange de voir des sociétés fortes, puissam-
ment organisées, dont le gouvernement plie à tous les vents, couune
un roseau. Il n'est pas moins étrange de voie des nations qui ne s'oc-
cupent de politique qu'à leurs momens perdus et dont le gouvernement
réduit tout à la politique. C'est ce qui arrive souvent dans les démo-
craties. La politique y joue un rôle exorbitant, elle s'y fait la part du
lion, elle y préside à tout, mais principalement au choix des fonction-
naires. Tels ministres consacrent leurs veilles à épurer indéOniment
leur personnel, qui ne leur parait jamais assez pur. S'agit-il de nom-
mer un juge de paix ou un percepteur, ils regardent non au mérite,
mais aux opinions. La souplesse, la docilité, leur paraissent les pre-
mières des vertus; ils professent un souverain mépris pour les connais-
sances spéciales, pour les hommes de métier, vieillis sous le harnais;
leur faveur n'est acquise qu'aux candidats bien pensans. Ils ne peu-
vent souffrir qu'on se retranche dans l'exercice paisible de sa profession,
ils n'admettent pas que qui que ce soit ait été mis au monde pour y
rendre des arrêts et non des services. Un homme de beaucoup de cœur
et de beaucoup d'esprit, qui a laissé à tous ceux qui l'ont connu un inef-
façable souvenir et les plus vifs regrets, écrivait peu de temps avant sa
mort : a II est naturel qu'un gouvernement désire avoir une adminis-
tration dévouée à son principe, mais il doit désirer avant tout une
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218 lETUB DBS DEUr MOTIIIBS.
bonne administration, des fonctionn lires qui sachent lenr métier; or
pour le savoir, il n'est pas mal de l'avoir appris. Un gotiveruemeoC
idoit être assrz modeste pour ne pas croira qu'il confère avt*c le litre lu
capacité. La grâce légiiimisti», la grâce bonapartiste, U grà<!e r^pubti^
caine, peuvent bien damner à un hotnme la* foi, surtout la foi en lui^
même; elles ne lui donneront pas les œuvres. L'enthousiasme, aidé ete
récriture, peut à la rigueur ÊJÎre un garle cliampôire, il aura de ta
peine à faire un ingénieur. Nous savons ce que c'est qu'un paît solide
qui supporte les chaig^s et h choc dt'S grandies eaux; nous ne voyons
pas aussi bien ce que c'est qu'un pont républicain^ et nous y regarde^
rons à deux fois avant de passer dessu;^ (1). » Après tout, si le poat
vient à crouler, on le rebâtira. L'essentiel est que le gouvernement
puisse procurer à ses auiis toutes les plac s qu'ils Itii demandent et
fournir aux députvs tous les agens élecieraux dont ris ont besoin peur
conjurer les inconstances du suffrage universel. Pourquoi Tétat n'a-t>-it
pas encore racheté les diemins de fer 7 Les profanes ne> voient d'ans un
cb« min de fer qu^un moyen d'aller plus vite; povr an député, c^est
antre chose. H se dit que si Tétat avait racheté la^ ligne qui traverse
soti arrondis.^€raei)t, chefs de gare et hommes d'équipe recevraient
l'ordre de tra^Failier à sa réélection, qui lui paraît douteuse. Rien n'est
plus propre à eiaiter son imagination, à exciter sa gourmandis;^ Vem
lui en vietit à- la bouche.
Le régime démocratiqtie offre dé grande avantages qv^ aarakèlen
tert de méconnaître, li est plis conforme qne tout autre à la justice et
plus favoiabie au bien-être, aux a^es de la Tie, à 1 égale répartition
dn bonheur et de Kespérance. H rend les peuples non-seuKment plus^
beurenx, mate plus humains; n'a-4H>n pas remarqué que les^ mesure
sTaduociBseul à uiesnre que les cenditions s'égalisent T Dans Je» circon-^
staneee ordinaires^ le pemshant des démocraties ne les perle ni aux
grandes perversiiée ni aux ertmee éclaians; ce qu'il faut appréhendef
pour elles, c'est plutôt Kaff^Missement des cat*actères, le laisser^aller
des volontés, le goftt dH médiocre en toutes choses* a favoue, disait
Tôcquevilie, que je re«ioute bien moins pour les sociétés démocratiqnee
l'audace que. la raédéeeriié des dësifs. Ce qui me semble le pins à^
craindre, cVst qu'au milieu des petites occupations iMcessantes de It
Yie privée, Tambition ne perde son élae et sa grand* ar, que les pas*
aions humaines ne »'y apaisent et ne s'y abai^tsent en même temps, de
sorte que chaque jour falluie du cerps aociMi ne devienne plus tran-
quille et moine habite, a
Le g<»uvePBemeni n'tet pas seulement appelé à être l'arbitre des
inték^èts» fi a audsi pdur tftuhe de réagir centne les faiblesses d'une
i) M. Beno^ daas uff artfde-dti Mmmaldet /MMr éa rjaovier iaSO.
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LES wovmnMMB utaocumQUES» Vt9
nti(m qiA 'S'AMBduBDe, il doH nv^aftler * ^ewst ma lArera, «a> la
dotant €unt iiiMw'imfe Ae l^teMifONoe; mas cette entrepriai
deraeed^ «n esprit Ifive «fttooe «mda vigooPunseL Le niai est qnelee
goo^vroeraeiys 4éinecraiiq«es ■fieroem^n akie à 4i mëdiocnié^ ipi*il8
se font ses eomi^lioes, noa'^scwil^ gycrtt «d pesylant les edaiaistratiaaa
de fooaioimaires qui tPem^pB» û^eMtevÊiérînmqut levrsoiÂiiions^iMM
en portaot 'éèm nnsmc^i» fHibikfoa (Êtes vues atàfiiaîpea et dipa aie"
Ibodes dMff ^^t 'doateei. Oa ne peaf tmp les toticnr ijte hm so lidunto
jNKrr )es éooVps piimeires, 4e4e8r ^mprei^Benienl à 1m mukipkier for*
tout, mais leurVaf^oii'df entendre r^nset^vieiiieffttaecoDâaireprôieè l,a m-
tiqtre. L'^floctftioa claesiqm repasi^it s«r ce dontokeprriiGipe^que nenv^at
«(Aiis utile en ce nieDde«qtte Pîatfiile, eiiqneiea éiadeslespAusfiipoptes
i fortifie^r reprit semt tes plus aoamaables à la jeuaesse. Itat en Vm-
Vtruisant, en s'occupait «urtoat de lui appreffdve ii apprendre, et (m
Vrait décoaf^t tpie les malhfcftauifaes et ieslMnaanitéa somC la «Mil-
lettre gymoastrqae de CMffl^gmwfi. Ijes df^mooFBfies se sont toreuiNées
arec Monraigure; elles vife jugetft pHn^onmie lui ^ffutto tête tien faite
vaut mieux qu'une tête bien pleine, qu*un instituteur amé oe eoosi-
dère pas un cerveau dVinfaort CMome on entemioir où l'on peut tout
verser pè^iwèle ^ sans (^>\t, ^qu'itinypome «phisdeforgw les esprits
que de les meubler, a qu'en les rend aerviles et leouards pour -ne
leur laisser la Ifbertê de nea faire de sm, » qu'une chose titen soe
et Nen digérée profite plus à l'eneendernent ipie tous les *-pï*o-prôs
du monde. 'En réformpant f rnsiraciiofi puMiqfre, les démocra^s se
proptw€ffrt de préparer tous les îpnits é>ect€nrs en espérance è bfeii
remplir ua jonr letiTs devoirs 'civiqaes, '^t 'ea m^éiate temps elles treo*
Ukrïïi à meubler tenr cerveani de toutf'S les connuissanoes nécessaires à
la con<<onmiai4on persoiinel'te d'un citoj'en qai se re^^pecle et qui veut
te mettre en état d'ea remontrer à son curé. On leitr enseignera dès
Page de douze ans i>eaacoup de morale, les droits 'de t'iiiorome et ma
pen de pii^ique, <aa pea 'de Chinne, un pea de zoologie, an peu de
botanique, un peo >de géfilo^t^, nn peu 4e minéfalogre, ua pea de
tontt. Rien de plus admirable que i» 8cif<nce, poairvu qo'oa l'enseigae
SclennH'qifetirewt; ams le me^en de riien démontrer à an apprenti
phy^i<^en qui ne sait pas un mot d'algèbre et<}ui joue encore à la ma-
relle? Au^si rï^est-ce pos de cela qu^il s^ogii-; ou <Hitend seulement
réduire iesnevice en une soite de xatéolnsifitt que l'enifant appren-
dra par cceur coaime l'astre et^ui est peut étr^ destiné à reuipUcer
rautre.
On peotse reprfe^pn'tfr an pnys où feaseignement primaire ne lals-
serafit rienl désirer et où les universités, fOurvues des plus admirables
laborMoifes, ne serviraient pas ^ grand chose, an pays où t(»ut le monde
saurait 9m et écrire et dans leqaél an n'éorirait et ne lirait rien qui
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220 BBTUB DES DEUX MONI^g.
vaille, un pays où tout le monde saurait un peu de physique, un pea
de chimie, un peu de géologie, un peu de botanique, et qui ne produi-
rait ni un grand physicien, ni un grand chimiste, ni un géologue de
renom, ni un naturaliste éminent, un pays où tout le monde posséde-
rait sur le bout du doigt le catéchisme de la libre pensée et où per-
sonne ne penserait, un pays qui appliquerait avec profit les inventions
des autres et qui jamais n'inventerait rien. On peut imaginer aussi une
nation riche et prospère qui ne trouverait dans sa richesse ni le bon-
heur, ni la gloire. Elle aurait des finances florissantes et des caisses
bien remplies, et cependant elle souffrirait d'une sorte de stérilité
latente, d'une secrète impuissance. Il s'y commettrait peut-être moins
de délits qu'ailleurs, mais il ne s'y ferait jamais rien dextraordinaire,
et les grandes vertus y seraient aussi rares que les grands crimes. Il
n'y aurait pas de désordre dans les rues, mais il y aurait de Tincerti-
tude et du trouble dans les esprits, faute d'une direction puissante
et suivie. Elle vivrait tant bien que mal, elle éviterait avec soin toutes
les funestes aventures, et elle passerait son temps à faire et à dire des
choses médiocres.
Peut-être s'accommoderait-elle de son sort, peutrêtre aussi fini-
rait-elle par s*en lasser et par s*en plaindre. Les nations sont pleines
de contradictions que les hommes d'état doivent^prévoir. Tantôt elles
se livrent et tantôt elles se refusent; tantôt elles s'abandonnent avec
mollesse à la main maladroite qui les pétrit, et tantôt elles lui échappent
brusquement. Aujourd'hui elles donnent un blanc-seing à leur gouver-
nement et le laissent pécher dix fois sans le citer à leur tribunal, de-
main elles le traiteront avec la dernière rigueur, en s'indignmt de ce
qu'il manque d'autorité au dedans et de prestige au dehors. Tour à tour
elles chérissent leur médiocrité ou elles se sentent tourmentées subite-
ment par de plus nobles appétits, leur cœur s'échauffe, leur esprit s'illu-
mine, elles découvrent que l'homme n'est pas fait seulement pour vivre
de pain. D'ailleurs, si riche et plantureuse que soit une démocratie, l'es-
prit de parti finit à la longue par engendrer un secret malaise. Une
administration composée d'incapacités compromet tôt ou tard la pro-
spérité des affaires. Des lois qu'on fait et qu'on défait, des décrets qu'on
promulgue et qu'on révoque, le décousu, Tinconséquence, atteignent
fatalement les intérêts. La faiblesse n'entraîne pas toujours l'anar-
chie, mais les gouvernemenfv faibles sont 8ujet«) à de fréquentes muta-
tions. Comdie le remarquait encore Tocqueviiln, « ils s'élèvent parce que
rien ne leur résiste, ils tombent parce que rien ne les soutient, » et les
peuples Fe prennent à douter de l'avenir et à rêver d'un pouvoir fort.
Un Genevois célèbre du dernier siècle, las des troubles qui agitaient
la parvulissime république, laquelle ne laissait pas de gagner beaucoup
d'argent, nourrissait le projet d'émicrrer; les nensées de l'homme sont
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LES GOUTERNEMENS DÉMOGEATtQUES* 221
si courtes qu'il se promettait de venir chercher le repos à Paris, sous
régîde tatélaire de Louis XVI. Il disait : « Je ne suis pas ambitieux, je ne
demande qu'à me cacher comme une puce; mais une puce est plus heu-
reuse dans la crinière d'un lion que sur le dos d'un roquet qui passe
sa vie à se gratter. » A de certaines heures, comme ce Genevois, les
peuples voient passer dans leurs rêves des crinières de lions, et ils ont
grand tort de caresser cette chimère, car les lions font toujours payer
très cher leurs services.
Les gouvememens démocratiques sont à la fois les plus forts et les
plus faibles de tous. Us feraient bien d*user de leur puissance pour
combattre les défauts de la démocratie, au lieu de les favoriser et
de les flatter; tout irait bien mieux s'ils employaient à se défendre
contre leurs amis une panie de la force qu'ils réservent tout entière
pour détruire leurs ennemis. 11 soiDrait pour cela qu'ils eussent à leur
tête an homme franc du collier, un homme qui sût vouloir. 11 y a des
momeos où les démocraiies sont prêtes à s'agenouiller devant la force;
elles devinent par une sotte d'instinct que ce qui leur manque surtout,
c'est le caractère, et nous admirons toujours ce qui nous manque. Un
homme de caractère et de volonté, voilà assurément la plus précieuse
anmône que le ciel puisse leur faire. — Un cheval pour mon royaume!
mon royaume pour un cheval I s'écriait Richard III. — Il est des jours
où une nation qui se sent pauvre dans sa richesse en sacrifierait de
grand cœur la moitié pour trouver un homme qui sache dire non.
G. Valbert.
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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
30 Juin 1880.
Comitte il ef>t bien vrai, AeroeUemeiit 'vrei, qu'on ne ira }miais pteB
loin qye lorsqu'il mfiaît pai où Ton val Dès qu'on sVst engagé siar
06 chemin i^c breux de rii»coflnu, eans s'ôlre tracé d'avaœe sue diiœ-
4ioD ei (les limites sans avuir une idée préoiee de ce qu'oo doit om dB
ce qu'on f>eBt, ou môme de ce qu'oa veut, tout devient pkègn *it éciieil,
tentation et péril. Les déviations commencent avec les incertitudes; les
fautes 8'<nchalnent par une irrésistible logique; aux difficultés réelles
et inévitables, avec lesquelles il faut toujours compter, viennent saj )u-
ter les oiffîrultés factices, inutiles ou irritantes, nées de la confuNion
des vo ontés et des excitations impérieuses, des impatiences aveugles.
Le désordre se met dans If s conseils et dans la marche ; le mouvement
prend bi^-ntôt une accélération redoutable, et Ion se retrouve tout à
coup, sans y avoir songé, avec toute sorte de questions inso ubies, ea
face de véritables impossibilités, dans une situation la veille encore
favorable, le lendemain compliquée de toute façon et singulièrement
compromise; on touche au point où Ton ne peut plus ni avancer, ni
reculer, ni même rester en place.
Rien certes sous ce rapport de plus démonstratif, de plus saisisf^ant
que ce qui arrive aujourd'hui, que cet état indéfinissable où les com-
plications s'accumulent de jour en jour, où sans raison, sans né/essité,
pour obéir à cette sorte de fatalité d'agitation, on se plaît à créer, à
préparer une cise aiguë dans un pays qui ne demande qu'à rester tout
entier au travail et à la paix. Rien de plus étrange que ce gâchis crois-
sant, il faut bien dire le mot, et les dernières discussions qui se sont
engagées dans les deux chambres sur l'amnistie, sur rexécuiioo des
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décrets du 29 mars, ces dlscussioos a'ont servi qu'à mieux préciser,
à mieux mettre en lumière les élémeos iDCohéreus d'une situation où il
n'y aura plus bientôt une issue raisonuable. Sait-on comment elle se
caractérise et se délimiie réelleuieot, cette situatioQ singulière? Elle a
d'un côté l'amoistie qui a été vot^e ptr la chambre des députés, mais
qui resre encore en douta dnvajU le sénats d'un autre côxé la guerre
aux communautés religieuses, qui va exciter les passions, qui conduira
on ne sait oà« — et en p^^rspective, le 14 juilL-et, une joiurnée d'eiïerves-
cene populaire qui devi'U Ira ce qu'elle pourra^ dont on commence
dans tous les cas à se préoccuper. Le gouvernement n'a sans doute voulu,
ni même peut-être prévu ce qui arrive Le gouvernement que nous
avons est pavé de bonnes intentions, c'e^^t bien connu. C'est lui cepenr
ddut qui a tout fait parce qu'il n'a su avoir à propos ni une opinion
décidée, ni une volonié précise^ parce qu*il a laissé s*élever on. s'ag-
graver d s questiois qu'il aurait po» avec un peu plus de résolut on,
dominer ou sfnrpliûer. Le gouvernement subit les coA9éqn«nces de
la con liiion équivoque et subordonnée qu'il s'eât créée. Il a bien Tair
parfois de ne marcher qu'à contre-coeur, de sentir remuer en lui
quelque velléité de résistance : il est aus>it6t poussé en avant, il
obéit à VaiguiUon qui le presse. Pour avoir cédé hier, il doit céder
encore; il ne s*appanient réellement plus, faute d'avoir accepté au mo-
ment décisif les devoirs et la responsabiliié d'une poLtique mûrement
réflé hie. Il a proposé Tamnistie parce qu'il s'est cru menacé» II a fait
les décrets du 29 mars parce qu'il a cru désarmer certaines passions et
parce que, dans l'intervalle des trois mois qu'il se donnait, il a espéré
trouver une solution soit par la soumission volontaire des communautés
religieuses, soit par quelque diversion, imprévue. LVcbéance arrive
aujourd'hui, — elle arrive infailliblement un jour eu l'autre pour les
politiques d'irrésolution,. — et la diffi .ulté pour U gouvernement est de
savoir jusqu'où il sera con luit dans la voie où il est entré. Il peut être
conduit fort 1 >in justement parce qu'il ne sait pas où il va, parce qu'il
ne dispose ni i^s évAnemens, ni même de ses propres volontés*
Comment va-t-il maintenant en unir avec cette amnistie dont il a
pris assez brusquement Tinitiative il i a. quelques jours et sur laqpellû
le sénat a encore k se prononcer? Cartes, on ne peui en disconvenir,
lorsqu'une p oposition de ce genre se proluit sous la forme olficielle,
par l'initiative d'un goiivernement, la question n'est plus entière; elie
est ë demi résolue^ tout au moins assea engagée pour ne pouvoir être
écartée sommairement, et, tout bien examiné, le miaux serait encore
peut-être d'en finir comme on pourra, de façpn k ne pas laisser se
perpi^tuer un ennuyeux embarras. Quelques grâces de plus sous le
nom d'amnistie ne ser<mi pas un péril pour l'ordre public,, c'est yrdi^
Semblable; mais ce n'est pas là évidemment* la quâi^n, el ce ^u'ii y
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22& EBTUE DES DEUI MONDES.
a de grave est moins dans la rentrée de quelques condamnés que
dans la manière dont cette amnistie s*est présentée, dans la significa-
tion qu'elle prend par son extension même, dans les calculs qui l'ont
inspirée, dans les procédés qui ont été employés pour la mettre au
jo ir. La vérité est que, telle qu'elle apparaît, cette amnistie, au lieu
d'être l'inspiration spontanée et opportune d'une politique supérieure,
habilement généreuse, n'est qu'une concession d'imprévoyance «t de
faiblesse, une cote mal taillée entre les partis et un ministère, et c'est
là justement ce qui en fait une œuvre équivoque qui a tant de peine à
aller jusqu'au bout. On sent qu'elle est née artificiellement, qu'elle
ne répond à rien de sérieux, et que, loin de simplifier la situation, elle
peut la laisser compliquée et aggravée de difficultés nouvelles.
Lorsqu'il y a quelques mois, peu après l'avènement du ministère qui
existe encore, M. le président du conseil avait à traiter la même ques-
tion qui se présentait sous la forme d'une proposition individuelle de-
vant la chambre des députés, il prt-nait le soin de déterminer les con-
ditions qui pourraient rendre un jour une mesure de haute clémence
nationale réalisable. Il traçait pour ainsi dire l'idéal de la situation où
l'amnistie définitive lui semblerait possible. Il fallait que le calme et
l'apaisement fussent complets sur la question, que l'amnistie cessât
d'être en dehors des assemblées « un instrument d'agitation, » qu'elle
ne fût plus présentée u comme un droit, comme une revendication et
surtout comme une réhabilitation; » il fallait que l'opinion fût pré-
parée à accepter cette grande mesure. Le chef du cabinet ne craignait
pas d'ajouter qu'à défaut de ces conditions, une amnisiie complète pour-
rait être considérée, non comme un acte d'autorité supérieure, comme
un gage de stabilité, mais « comme le symptôme d'une politique moins
prudente et moins ferme. » M. le président du conseil parlait ainsi et
il mettait dans sa démonstration une persuasive éloquence qui ralliait
une majoriié considérable. Que s>st-il donc passé depuis quatre mois
qui ait pu modifier les résolutions du gouvernement! On nous permet-
tra de ne pas prendre au sérieux les images de M. le ministre des affaires
étrangères demandant si « les heures de l'histoire se marquent sur une
horloge dont les aiguilles ne varient jamais. » Cest trop de modestie
de prendre pour modèle les variations des aiguilles d'une horioge, c'est
se tirer un peu trop lestement d'affaire.
Au fond, de toutes ces conditions que M. le président du conseil énu-
mérait il y a quelques mois, qu'il considérait comme nécessaires pour
la mesure qu'il propose aujourd'hui, quelles sont celles qui se sont si
rapi'iement, si heureusement réalisées? Est-ce que cet apaisement pro-
clamé indispensable s'est accompli? II faudrait vraiment une bonne
voltmté rare pour prétendre que l'amnistie a cessé d'être un moyen
d'agitation au moment même où un quartier de Paris livré au radica-
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BETUB* — CHRONIQUE* 225
lisme vient de jeter comme un défia la loi, aux pouvoirs publics, l'élec-
tion d*un condamné de la commune qui est encore à la Nouvelle-Galé-
douie, qu'on se plaît à appeler un a forçat, » comme pour mieux accen-
tuer la manifestation. Il faudrait un prodigieux optimisme pour assurer
que Tamnistie n'est plus considérée comme un droit, « comme une
revendication » légitime, lorsque de toutes parts il y a une sorte d'ému-
lation âpre et hautaine de n réhabilitation » des insurgés de 1871,
lorsque, changeant tous les rôles, on s*est efforcé de diffamer la répres-
sion de mal, de représenter Tarmée de Versailles comme portant le
massacre dans Paris. Tout cela s'est cependant fait sous nos yeux avec
tranquillité, avec hardiesse. Est-ce que l'opinion générale du pays serait
mieux préparée, plus vivement prononcée qu'elle ne Tétait il y a quatre
mois? Il suffît d'avoir vu depuis peu la province pour avoir la certitude
que l'amnistie ne répond à aucun mouvement réel d'opinion, pas môme
an vœu de beaucoup de républicains, qui restent plus froids, peut-être
plus inquiets qu'on ne le dit. Le gouvernement lui-môme devait bien
avoir ses scrupules, puisqu'il y a peu de temps encore il en était à hési-
ter, puisque personne n'ignore que, pendant quelques jours, il s'est
épuisé en délibérations contradictoires et qu'il a paru un moment plus
près d'une extension nouvelle du système des grâces que de Tamnistie
plénière. Il a fini par se décider pour l'amnistie : soit! Ce n'est point
évidemment par une inspiration soudaine et spontanée ou parce qu'il
a cru à la réalisation complète et définitive des conditions exigées il y a
quatre mois par M. le président du conseil. Il faut parler franchement
et voir la vérité là où elle est. C'est M. le président de la chambre des
députés qui a décidé révolution du gouvernement, qui a pressé cette
marche a des aiguilles de l'horloge » dont M. le président da conseil a
parlé. Cest M. le président de la chambre qui, après avoir aidé le minis-
tère à arrêter son opinion, a enlevé le vote de l'assemblée elle-même
par son intervention, par un discours retentissant. M. Gambetta a
parlé, le ministère a obéi, la chambre a voté : c'est l'histoire de cette
proposition d'amnistie par laquelle M. le président de la chambre a
espéré sans doute assurer sa position électorale à Belleville, et peut-être
se délivrer dès aujourd'hui d'une affaire embarrassante pour mieux
préparer sa candidature à la présidence de la république t
Tout n'est cependant pas fini encore : que va-t-il maintenant arriver?
Déjà on a pu remarquer que, dans la chambre des députés, même après
le discours de M. Gambetta, il ne s'est trouvé qu'une majorité extrê-
mement réduite pour repousser un amendement qui excluait de l'am-
nistie les incendiaires et les voleurs. La question est bien plus grave
devant le sénat, où le principe même de l'amnistie parait être mis en
doute, où la commission qui vient d'être nommée se compose en ma-
jorité d'adversaires de la proposition du gouvernement. Le sénat, dans
ron xu — 1880b 15
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226 REVUE DES DEUX MONDES.
la discussion publique et dans le vote définitif, poussera-t-il jusqu'au
bout Topposilion qu'il a paru manifester par le choix de ses commis-
saires? Reprendra-t-il, sous forme de transactioUi lamendement qui a
failli réussir dans la chambre des députés et qui tend à restreindre les
effets de Tamnistie en excluant les incendiaires et les voleurs? Accueil-
lera-t-il une proposition qui aurait pour résultat de laisser au gouver-
nement l'initiative et la responsabilité de l'amnistie ou des grâces
amuistielles qu*il lui plaira d'accorder? Se bomera-t-il au contraire à
sanciionner simplement la loi, par résignation, par des raisons toutes
politiques, uniquement pour épargner un échec trop direct au minis-
tère et pour éviter une crise ? Tout est possible : il est clair seule-
ment que rinstinct de rassemblée est contre l'amnistie. De quelque
façon que le sénat se prononce, voilà, dans tous les cas, on en convien-
dra, une question singulièrement engagée, destinée à nne étrange for-
tune I On prétend qu'elle est mûre» M. Gambetta dit môme dans son
élégant langage qu'elle est « pourrie ; » on soutient qu'il faut en finir,
qu'il faut se hâter de la voter dans l'intérêt de l'union du parti répu-
blicain, pour ne pas laisser planer les souvenirs de la guerre civile sur
les élections prochaines, pour inaugurer d'une manière définitive une
ère de « conciliation et d'apaisement. »0n prétend tout cela, et la pre-
mière conséquence de cette proposition qu'on dit si nécessaire, si vive-
ment attendue, si politique^ c'est de remettre partout le désarroi, de
faire éclater toutes les divergences, de rouvrir des perspectives de con-
flits entre les deux assemblées, de surprendre, d'inquiéter peut-éore
la masse laborieuse et paisible du pays» en ne donnant satisfaction
qu*aux impatiences irritées des partisans plus ou moins déguisés de la
commune. Non assurément^ ce ministère n'est pas heureux : il ne s'est
pas douté qu'une mesuré qui aurait pu à la rigueur être sans danger,
ci elle eût été librement accomplie comme un acte d'autorité et de
force, ainsi que le disait autrefois M» le {président du conseil, n'est qu'uo
péril de plus dès qu'elle est si visiblement un acte de faiblesse et de
résipiscence.
Ce qu'il y e de plus étrange, et on pourrait dire de plus choquant,
c'est cette soi^te de colBcidebcè que le gùuvef nemmt n'a pas recherchée,
nous le voulons Me û^ qu'il s'est laissé imposer^ entre l'amnistie qu'il
propose pour les crimes de la commune et la guerre qu'il engage contre
les ordres religieux par Texécotix^ des décrets du 29 mars. Les deux
questions maixshent ensemble; elles occupent simultanément les assem*
blées, et tandiè que l'autre jour l'amnistie était débattue et votée dans
la chambre des députés^ une discussion aussi sérieuse qu'émouvante
s'engageait dans le sénat au sujet des rigueurs qui menacent les oon<^
grégations religieuses. A parler firanchement, le ministère n'est pas
plus habile et plus heureux avec ses décrets qu'avec sa proposition
d'amnistie, et les récens débats, auxquels ont pris part M. le duc d'Au-
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BBfCB. — CHROmQUB. 227
diffret-Pasquier, M. le duc de Broglie, M. Bocher, ont dévoilé une fois
de plus la violente et périlleuse inconsistance d'une politique qui semble
ne pas encore se rendre compte des difficultés qu'elle soulève, des
crises qu'elle peut déchaîner dans le pays. M. le duc Pasquier, M. le
duc de Broglîe, ont parlé avec éclat. M. Bocher a précisé et résumé
cette situation du moment avec la netteté lumineuse de son esprit, avec
cette sincérité émue qui fait le charme de sa parole; il s'est exprimé
en libéral et en politique. Ce qu'il a défendu, ^est la liberté mise en
cause et menacée par des mesures condamnées à être forcément arbi-
traires et persécutrices, si elles ne restent pas impuissantes.
A quel propos donner en pleine paix publique ce signal de guerre
et ouvrir cette triste campagne qui atteint à la fois les croyances
religieuses et les sentimens libéraux? Qu'on ait sur les jésuites ou sur
d'autres congrégations l'opinion qu'on voudra et qu'on se réserve de
sauvegarder Tiodépendanee de l'état, de la société civile, soit, jusque-là
il n'y a rien de plus simple. Est-ce que, aux yeux de certains républicains
de peu de foi, la civilisation moderne, la société de la révolution française,
seraient si faibles, si peu assurées qu'elles auraient à craindre quelques
moines, qu'elles ne pourraient supporter la présence, la liberté de
quelques ordres religieux? Où donc était la nécessité d'invoquer des
mesures d'exception, d'aller chercher dans l'arsenal de tous les vieux
régimes des dispositions surannées qui datent d'un ordre de civilisation
ou d'un ordre politique tout différent, — sur l'autorité desquelles on n'est
même pas d'accord? Si les lois qu'on invoque n'existent pas, a prétendu
l'autre jour le chef du ministère, les tribunaux le diront. — Si les lois
existent, peut-on dire à M. le président de conseil, à quoi bon vos dé-
crets? Ils sont inutiles, les lois elles-mêmes suffisent, il n'y avait qu'à
les appliquer. Si les lois n'existent pas, si elles ont cessé d'être appli-
cables à un ordre nouveau, les décrets ne leur rendront pas la force et
la vie, ils ne sont qu'un acte d'arbitraire. De toute façon, le gouverne-
ment lui-même devait bien avoir ses doutes, puisqu'il s'est cru obligé
de faire ses décrets du 29 mars sans s'apercevoir qu'il ne faisait que
compliquer la question et se jeter tête baissée dans une aventure.
Tout en vérité est bizarre et incohérent dans la marche de ces mal-
heureuses affaires. Chose curieuse! pendant une année entière, on a
enflammé les passions avec un article de loi proclamé indispensable.
M. le ministre de Tinstruction publique a parcouru toutes les routes de
France avec son article 7 attaché à son chapeau ! Sans l'article 7 excluant
les jésuites de l'enseignement, tout était perdu; l'état, la république,
la société moderne, la France, tout allait périr! Les lois anciennes ne
suffisaient plus ou elles étaient jugées inapplicables. Il fallait au plus
vite forger une orme nouvelle contre les jésuites! Le sénat s'est permis
d'avoir une autre opinion, il a repoussé l'article 7, — et aussitôt tout
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228 RETUB DES DEUX MONDES.
change de face. Ce malheureux article 7, après tout, on n'en avait pas
besoin, on avait les. vieilles lois. L'article 7 n'interdisait aux congréga-
tions religieuses que renseignement, les lois anciennes leur interdisent
jusqu'à 1 existence, c'est bien plus simple! Fort bien; mais alors si cet
arcicle 7 était si inutile, pourquoi agiter le pays pendant toute une année?
pourquoi mettre la politique tout entière du pays à la merci d^une
imagination de M. le ministre de Tinstruction publique? Que signifie
ce perpétuel décousu d'un pouvoir mettant les esprits en feu la veille
pour conquérir un bout d'article proclamé indispensable et se souve-
nant le lendemain qu*il est assez armé, qu'il a les lois de la monarchie
et de l'empire?
On ne s'est pas sans doute apergu qu'en procédant ainsi on ne don-
nait pas seulement l'exemple de la plus étrange inconsistance, on
s'exposait à paraître offenser le sénat dans sa dignité, dans son indé-
pendance en répondant à un de ses votes par une sorte de repré-
saille. C'était inévitable, assure M. le président du conseil; le vote
du sénat conduisait fatalement .à cette extrémité. Dès que l'autre
chambre réclamait l'application des anciennes lois, que pouvait-on
faire? Ce qu'il y avait à faire? 11 y avait tout simplement à maintenir
devant la chambre des députés Tautorité des délibérations du sénat;
il y avait à faire sentir à une majorité impressionnable et confuse, mais
après tout capable d'entendre la raison, que les pouvoirs publics doi-
vent commencer par se respecter et par respecter la première des lois,
la loi constitutionnelle, les garanties parlementaires. Il y' avait à faire
ce qu'a fait M. Dufaure en proposant une loi sur les associations conçue
de manière à dégager ces délicates questions du fatras des législa-
tions surannées et à les replacer sur le terrain du droit commun.
On aurait du moins évité ainsi de se jeter dans la voie des mesures
exceptionnelles et discrétionnaires. M. le président du conseil se plaint
avec une certaine mélancolie qu*on méconnaisse ses intentions bien-
veillantes, qu'on ne lui facilite pas la modération, qu'on lui crée des
embarras. Il a souscrit, il est vrai, aux décrets du 29 mars, il en con-
vient, il y était obligé; il ne demandait pas mieux cependant que d'ap-
pliquer ces décrets avec douceur si on l'avait voulu. Les congrégations
n'avaient qu'à se soumettre, à demander une autorisation que quel-
ques-unes auraient peut-être obtenue. M. le président du conseil y met
vraiment un peu de candeur. D'abord ses bonnes intentions ne sont
pas une garantie, et sa bonne volonté n'est pas une institution. Il n'é-
tait peut -être pas bien sûr lui-même d'avoir une volonté, et il serait
encore moins sûr de faire prévaloir cette volonté insaisissable auprès
des partis qui l'assiègent, môme parmi ses collègues; mais, de plus,
il ne s'ai^ît pas des intentions d'un ministre, il s'agit de la loi, du
droit commun, de rinviolabililé-dcs croyances, de la liberté pour tous.
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KETTJE. — CHRONIQUE. 229
Cest tout cela qui est sn jeu dans ces cruels conflits qui commencent
à peine, dont il serait dillicile de prévoir et de calculer les suites^
Qu'en sera-t-il en effet ? Il est certain jusqu'ici que les congrégations
de toute sorte ont refusé de se prêter au rôle de subordination qu'on
leur offrait; elles n'ont rien demandé, elles ont attendu en silence, et
le 29 juin est déjà passé I Le gouvernement se trouve désormais fatale-
ment conduit à cette extrémité qu'il aurait voulu éviter, nous le croyons
bien, qu'il s'est gratuitement, imprudemment créée, — où il est obligé
d*agir. Le jour qui vient de se lever a vu commencer partout, à Paris
comme en province, l'exécution des décrets du 29 mars, et voilà la sin-
gulière campagne qui s'ouvre sous le pavillon de la modération de M. le
président du conseil ! On fait la guerre aux moines, on va surprendre
de paisibles religieux dans leurs cellules. On sera obligé de forcer quel-
ques portes, de procéder par des sommations de police, d^escorter peut-
être quelques prêtres. Ce sont des spectacles qu'on croyait ne plus
revoir I Tout se passera sans désordre matériel, c'est vraisemblable, il
faut l'espérer. L'ébranlement moral n'est pas moins profond, les diffi-
cultés qui commencent ne sont pas moins sérieuses, et dès le début on
peut s'en apercevoir par les démissions nombreuses de magistrats du
parquet qui, à Versailles, à Douai, à Lyon, dans beaucoup d'autres villes,
refusent de s'associer à cette triste campagne. Le gouvernement n'en
est qu'au premier jour de l'exécution de ses décrets, et déjà, s'il garde
quelque sang-froid, quelque prévoyance, il ne peut plus s'y méprendre;
il peut voir les sentimens qu'il blesse, les parties de la population qu'il
s'aliène, comme aussi les instincts révolutionnaires qu'il soulève, qui
lui offrent leur malfaisant concours. Ce n'est rien que quelques reli-
gieux qu'on expulse, quelques couvens qu'on ferme, une église où l'on
met les scellés par la main de la police. C'est beaucoup lorsque la
conscience publique commence à se sentir remuée, et lorsque, dans ces
crises dangereuses, le gouvernement apparaît plus ou moins comme
l'allié, le complice ou Texécuteur des plus mauvaises passions qu'il
met en mouvement. Le ministère peut mesurer le chemin qu'il a par-
couru depuis six mois et s'il est tenté encore de parler de ses bonnes
intentions ou de ses embarras, il n'y a qu'une chose à dire : c'est qu'il
s'est créé lui-même ces embarras en subissant toutes les conditions, en
laissant s'aggraver une situation où, de faiblesse en faiblesse, il en
vient à mettre toute sa politique dans l'exécution des décrets du 29 mars
et dans l'amnistie.
Que cette situation soit arrivée par degrés depuis quelque temps à
être assez sérieuse pour inspirer des inquiétudes, pour donner tout au
moins à réfléchir, ce n'est point douteux. Nous ne voulons pas dire
qu'elle est irréparablement compromise, qu'elle ne peut plus être
redressée: elle est assez grave pour que tous les esprits modérés qui
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230 BETUB DES DEUX MONDES.
se préoccupent de ces déviations, de ces confusions croissantes de la
politique n'hésitent pas à affirmer leurs opinions, à se concerter dans
Tintérêt de la sécurité du pajs aussi bien que des garanties libérales
sans lesquelles la république ne serait qu'une honteuse dérision.
Oh I sans doute, nous le savons bien, les modérés, tout le monde en
fait grand cas et les caresse au besoin. M. le président du conseil leur
adressait Tautrejour les plus toucbans appels et allait jusqu'à leur
présenter l'amnistie sous la forme séduisante d'une mesure conserva-
trice : il tenait absolument à leur appui. M. Gambetta lui-même ne
dédaignait de flatter le centre gauche de la chambre et de déclarer
qu'il savait « ce que valent, aux heures de péril, les hommes modérés
et fermes. » Il ne craignait pas d'avouer que ces u hommes modérés »
avaient singulièrement aidé à rendre la république nouvelle possible
et quïl y aurait une « noire ingratitude » à l'oublier. Oui, assurément,
les modérés, on les flatte quand on croit avoir besoin d'eux, et au be-
soin on ne demande pas mieux que de leur faire leur place, une petite
place dans la république; mais à quelle condition veut-on de leur
alliance et consent-on à les ménager? Tout simplement à la condition
qu'ils abdiquent, qu'ils suivent le mot d'ordre; à la condition qu'ils
votent l'amoistie si on veut la leur imposer, et qu'ils se prêtent à voter
l'article 7 ou à approuver les décrets du 29 mars si on veut faire la
(( guerre au cléricalisme. » S'ils ont par hasard la prétention de garder
l'indépendance de leurs opinions, s'ils essaient de résister aux empor-
temens de parti, aux épurations à outrance, aux violences d'irréligion,
ohl alors ils ne comptent plus, ils sont traités en ennemis. Alors le sénat
n'est plus une assemblée de sages, on le menace de marcher sur lui ou
de le livrer au radicalisme jacobin. Les modérés ne sont plus que des
cléricaux, — ou des « orléanistes, » c'est, à ce qu'il paraît, la dernière
injure. Eh bien, c'est là une situation équivoque avec laquelle tous les
modérés prévoyans doivent désirer en finir. Ils ont pu se prêter jus-
qu'ici à bien des transactions pour laisser subsister cette apparence
trompeuse d'une alliance de tous les groupes républicains. Le moment
est venu où ils doivent accepter la responsabilité d'une action indépen-
dante. Us seront une minorité, des dissidens, des isolés, dira-t-on. C'est
possible. Ils resteront dans le parlement et partout des hommes de rai-
son défendant les conditions de l'ordre, des libéraux défendant pour tous
les garanties de liberté, et la terrain où ils peuvent s'établir est tout
indiqué : c'est celui de la constitution même, où peuvent se rencontrer
tous les esprits sensés, prévoyans, patriotiques, défendant ensemble la
paix, la France et tout ce qui peut en définitive rendre la république
possible.
11 est des spectacles qu'il faut parfois se donner, ne fût-ce que pour
échapper un instant au tourbillon des incidens éphémères, des vanités
bruyantes et df^s importances factices. Le plus rare, le plus fortifiant de
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RETUE. — CHRONIQUEê 231
ces spectacles est celui d'une grande et saine nature qui, au courant
d'une longue carrière, s'est trouvée aux prises avec tontes les épreuve»
de la vie et du pouvoir sans se laisser ni atteindre ni déformer dans le
tumulte des choses, sans rien perdre de son intégrité première. M, Gui-
2ot, comme d'autres de ses contemporains, a pu être l'objet de contes-
tations passionnées pour son œuvre politique, pour ses idées, pour ce
qu'il a fait et pour ce qu'il n'a pas fait dans son passage au gouverne-
ment. Ce n'est plus là que du passé ; depuis longtemps le ministre a
disparu, il avait disparu dès iSh^ pour ne plus reparaître. L*homme
même, en M. Guizot, offre un singulier et profond intérêt qui a survécu
aux événemens et aux révolutions. Lorsqu'au déclin de l'âge, il y a déjà
quelque vingt ans, il écrivait ses Mèmoiresj il semblait continuer encore
un rôle public; il racontait son temps en historien, avec une certaine
sobriété de détails personnels : il ne soulevait qu'à demi, par échap-
pées, le voile sur lui-même. Ses meilleurs, ses plus intéressans mémoires
sont peut-être dans ce livre tout récent, — Mansieur Guizot dans sa
famille et avec ses amis, — qui a été inspiré à M™* de Wlttpar un senti-
ment de dévotion filiale, qui est une suite de souvenirs, d'Impressions
et de lettres tout intimes. Ce n'est pas un homme nouveau qui se révèle
dans ces pages, c'est toujours le même homme, mais replacé dans un
cadre familier, dans la vie de tous les jours, vu au naturel avec ses
goûts, ses mœurs, ses préoccupations, ses habitudes, ses affections.
M. Guizot se plaignait un jour, sans amertume d'aiHeurs, qu'on s'ob-
stinât à faire de lui « un personnage tragique, solitaire, tendu, qui
finira par devenir une espèce de légende, fausse comme toutes les
légendes. » Les dehors du doctrinaire, l'accent superbe de l'orateur,
ont souvent en effet donné de M. Guizot une idée inexacte. Sous cette
apparence rigide, un peu officielle, pourrait-on dire, il y avait une âme
généreusement douée, humaine, accessible aux émotions pathétiques et
aux tendresses intérieures; il y avait un homme dans toute l'étendue,
dans toute la noblesse du mot. C'est l'intérêt de ce livre, dû à la piété
filiale, de montrer cette partie intime, moins connue, d'une grande et
retentissante existence.
Ce sévère et puissant athlète de l'arène parlementaire, qui était tout
à la fois un historien, un philosophe, un politique, un orateur, avait
ges cutles domestiques auxquels il se ^entait invinciblement lié au
milieu des luttes les plus ardentes et des agitations d'une vie labo-
rieuse. M. Guizot n'avait pas connu 3on père, mort victime des fureurs
révolutionnaires pendant la terreur. Il n'avait cooou que sa mère, qui
avait surveillé son éducation, son enfance austère, et dont l'influence
avait certainement contribué à développer en lui les plus précieuses
qualités du caractère et de l'esprit. Rien de plus touchant que les rela-
tions de M. Guizot et de cette mère d'élite qui, après avoir suivi son
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232 BETUE DES DEUX MONDES.
fils dans sa carrière agrandie, après avoir toujours vécu auprès de lui,
allait s'éteindre à Londres, au lendemain du naufrage de 18^8.
Cest à cette mère que M. Guizot faisait la conûdeoce de ses premiers
projets d'avenir, de ses premières ambitions, de même que, plus tard,
c'est auprès d'elle qu'il trouvait un dévoûmeot passionné, souvent des
conseils utiles, a Je crois la voir encore, a dit Sainte-Beuve, dans cette
mise antique et simple, avec cette physionomie forte et profonde, ten-
drement austère, qui me rappelait celle des mères de Port-Royal... Je
crois la voir encore dans le salon du ministre, où elle ne faisait que
passer... » M""* Guizot représentait la gravité affectueuse et simple dans
ce foyer où se mêlaient les joies et les deuils vivement ressentis. En
peu d'années, M. Guizot avait perdu successivement les deux personnes
de mérite qui s'étaient associées à sa vie. M"* Pauline de Meulan et une
de ses nièces; il avait perdu un premier fils mort dans l'éclat de sa jeu-
nesse. L'aiguillon de la douleur lui arrachait partois des accens pathé-*
tiques; il né se consolait qu'à la vue des enfans qui lui restaient, qu'il
entourait de ses affections. Dans les jours les plus occupés de son
ministère, il trouvait le moyen de passer quelques momens auprès
d'eux, auprès de sa mère. Quand les enfans étaient loin, il leur écrivait;
il leur disait : a Je ne vous ai pas là pour aller cinq ou six fois par jour
me délasser, me rafraîchir en vous voyant. Cest avec vous que j'ou-
blie ma vie de travail et de lutte. Il me semble en entrant chez vous
que je laisse mon fardeau à la porte... » Parfois à ses témoignages de
tendresse paternelle il mêlait des legous plus graves. Pendant son
ambassade à Londres, il racontait à une de ses filles une séance de la
chambre des communes où Ton avait discuté sur l'Irlande et il ajoutait:
a Prends toujours de l'intérêt à l'Irlande, mon enfant. Ta mère lui en
portait beaucoup comme à l'ancienne patrie de sa famille... Il y a cent
cinquante ans que la famille de ton grand-père quitta TÂngleterre à la
suite de Jacques II. Ils fuyaient l'Angleterre parce qu'ils étaient catho-
liques. Presque au môme moment, les protestans fuyaient aussi la
France. Aujourd'hui c'est un protestant qui représente la France à
Londres, et il y trouve des catholiques puissans dans cette même chambre
des communes qui les chassait il y a cent cinquante ans. Tout cela,
ma chère fille, c'est le fruit d'une raison plus éclairée, d'une religion
mieux comprise... » Au plus fort de ses luttes, M. Guizot se plaisait à
cultiver ces jeunes esprits, à se créer par intervalles quelques jours de
liberté qu'il allait passer au Val-Richer, dans cette campagne dont il
s'était fait un paisible et aimable asile.
Retiré de tout dès 18(|8, M. Guizot n'avait plus cherché à reparaître
sur la scène. Il était resté l'homme de la famille et de la pensée libre,
du travail assidu, dans une retraite animée par l'affection, noblement
occupée par l'étude. Il ne se désintéressait d'ailleurs ni de son temps
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RETUE. — CHROMIQtJB. 233
ni de son pays; il les jugeait parfois avec sévérité, et dans une lettre
à un de ses amis, il laissait échapper ces mots, qui ne sont pas sans
à-propos : (c L'indécision et l'impotence sont les caractères du temps
actuel. Ils n'ont ni idée arrêtée ni volonté efficace sur rien de ce qu'ils
font. Ils flottent et suivent le cours de l'eau. » L'habitude d'esprit de
M. Guizot cependant était l'optimisme, la conûance. Il se décourageait
peu pour son pays, même quand il était personnellement atteint, et
dans un jour de crise plus violente, il écrivait : u Je crois très grave la
maladie de notre société, et nous sommes dans une des plus honteuses
phases de noire maladie; mais je suis décidé à ne pas croire et je
ne crois réellement pas que ce soit là le dénoûment de la glorieuse
histoire de la France. Nous nous en relèverons. » La guerre de 1870
l'avait rempli d'angoisse, et à la veille du conflit, il écrivait qu'il savait
gré à M. Thiers d'avoir donné ses pathétiques avertissemens, d'avoir
dit qu'il « tenait à l'honneur de sa mémoire. » M. Guizot, à la vue des
cruels et rapides désastres de 1870, avait pu être ébranlé dans son
optimisme, non dans son patriotisme, et au moment d'expirer, entouré
de ses enfans, de ses petits-enfans, il murmurait encore le nom de la
France : « Il faut, disait-il, servir la France, pays malaisé à servir,
imprévoyant et inconstant : il faut le bien servir, c'est un grand pays. »
Les politiques peuvent varier avec les circonstances; les chefs d'état
et les ministres peuvent se tromper dans leurs combinaisons, cela s'est
vu. La noblesse morale d'une grande vie, d'une àme d'élite s'exhalant
dans un dernier souflQe de patriotisme, ne trompe pas. Elle est toujours
une lumière et un conseil I
Ce. de Mazadb,
ESSAIS ET NOTICES.
Recueil des traités^ conventions^ Uns et autres actes relatas à la paix avec VAlle"
magne, publié par SI. ViUefort, ministre plénipotentiaire, sous \e% auspices du
ministère des affaires étrangères, 5 vol. gr* in-S<^; Paris, Imp. nationale, 1872-70,
Un homme ne peut guère mieux comprendre les événemens qui se
déroulent sous ses yeux, qu'un soldat ne peut concevoir l'ensemble
d'une grande bataille à laquelle il a pris part. Les choses auxquelles
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28& REYCIB Nfl 0BUX MOHDfUU
on est mêlé n'apparatasent pas avec leurs jusies proportions : tantôt on
leur attribue une importance exagérée, tantôt on n'en saisit pas toute la
valeur. Plus tard seulement, quand elles seront entrées dans le passé,
on pourra les apprécier avec leur portée exacte, parce qu'alors on en
aura vu les résultats, qui sont ici le plus sûr critérium. Il n'y a donc
pas de véritable histoire des époques contemporaines : tout ce qu'on
peut demander, ce sont les faits, les faits dans leur nudité, qui sont le
squelette de Thistoire : plus tard viendront les appréciations, les juge*
mens qui en sont le sang et la chair.
C'est à ce point de vue des faits que le Recueil des traités, conventions»
Uns et autres documens relatifs à la paix avec rAUemagne se recommande
à l'attention publique. M. Villefort, ministre plénipotentiaire, qui a
conçu le plan de ce grand ouvrage et qui vient de l'achever, a rendu
par là un service signalé à tous ceux qui prennent intérêt aux affaires
de la France. Sans doute tous les documens a'étaient pas inédits : il en
est beaucoup qui ont déjà vu le jour 2 mais comment et où Tont-ils
vu 7 Dans des journaux quotidiens dont chaque numéro pousse celui
de la veille dans le néant II était nécessaire de coordonner les pièces
éparses çà et là dans des collections de journaux qui deviendront de plus
en plus rares et que leurs dimensions même rendront inaccessibles.
Cétait la seule manière de les sauver de l'oubli. Nous songions en par*
courant ce vaste Recueil à la sûreté d'informations qu'il assurerait aux
historiens de l'avenir, qui seront tentés d'étudier par le menu la sinis*
tre période de nos annales, marquée par la guerre contre l'Allemagne et
par rinsurrection de Paris. Et ce n'est passeulement par les futurs an-*
nalistes de la France que ces textes seront utilement consultés. L'œuvre
de M. Villefort a un intérêt plus actuel : elle s'adresse aux hommes
d'état qui pourront y voir comment le gouvernement français a su faire
face à la plus terrible crise qu'ait traversée la France depuis bien des
années, — aux hommes d'affaires qui ont besoin de consulter journel-
lement certains documens dont la connaissance est nécessaire pour la
solution de mille questions pratiques, — au public enfin, j'entends le
public instruit qui aime à se rendre un compte exact des choses, sans
se borner aux données vagues et superficielles dont on se contente trop
souvent.
M. Villefort s'est mis à l'œuvre immédiatement après la guerre, sans
penser alors que son travail prendrait les proportions d'un véritable
monument. « Dans l'année qui a suivi la guerre, dit-il, on n'avait pu
que pourvoir au plus pressé, satisfaire tout d'abord le vainqueur, et
préparer la délivrance du territoire en rentrant dans un état normal
et régulier : cette première besogne accomplie, une tâche immense
restait à remplir pour consolider l'œuvre de la paix. Les intérêts publics
et privés avaient été si profondément atteints par six mois de guerre
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IBTCBa •«• GHBOMIQinSt 286
et de bouleversemens intérieurs» de telles transformations s'étaient
opérées et s'imposaient au nouvel ordre de choses, le rétablissement
du pays dans ses relations intérieures et extérieures était si ardemment
poursuivi, qu'une foule de lois, de décrets, de mesures administratives,
de projets de toute sorte allaient se succédant et apportant chaque
jour une nouvelle pièce à l'édifice de notre reconstitution. Il y avait une
utilité réelle et comme un devoir de patriotisme à rechercher le lien
qui unissait tous ces actes dans un dessein commun, le relèvement de la
France, à démêler et à grouper une masse de documens épars, connus
aujourd'hui, oubliés demain, qu'il ne serait plus possible de retrouver
sans de longues recherches... » Nous no saurions mieux expliquer le
mode de composition qui s'imposait par la force des choses à Tauteur
du Recueil. Il a réuni tout d'abord les documens qui, par leur nature,
se rattachaient directement à la conclusion de la paix avec l'Allemagne :
c'est-à-dire le traité de paix, les nombreuses conventions additionnelles,
qui le complètent et tous les documens relatifs à la préparation et à
l'exécution des engagemens internationaux. C'a été l'objet de deux pre-
miers volumes, parus en 1872. Rien ne saurait donner une idée plus
exacte des liens qui unissent aujourd'hui les peuples civilisés que l'exa-
men des difficultés auxquelles donne lieu le rétablissement de ces liens
lorsqu'ils ont été brusquement rompus par la guerre. Cette première
portion du Recueil est une sorte de code du droit international conven-
tionnel en vigueur entre la France et l'Allemagne. On y voit vivre le
droit international, tel qu'il est compris dans le monde moderne, c'est-
à'dire avec ses tendances à la réglementation et la complexité singu-
lière qu'il doit aux relations existant de nos jours entre les différens
états. A côté d'un traité solennel de paix et d'amitié, qui eût suffi dans
l'ancienne Europe pour que les rapports entre les peuples se renouas-
sent régulièrement, mille détails sont aujourd'hui prévus et réglés par
des conventions spéciales : les questions de limites et de douanes, le
raccordement des chemins de fer et des canaux, l'entretien des routes
sur certains points de la frontière, la protection des œuvres d'art et de
littérature, l'extradition des malfaiteurs, etc.. Enfin l'abandon de l'AU
sace et d'une partie de la Lorraine a donné lieu à tout un ordre de sti-
pulations particulières relatives au partage des dettes départementales,
à la liquidation des comptes des personnes morales, à la nationalité des
habitans. On ferait un curieux livre seulement en réunissant et com<-
mentant toutes les conséquences de la cession d'un territoire, telle
qu'elle a lieu suivant les usages du droit des gens moderne.
Mais si, en 1872, la paix était rétablie et les relations reprises, en fait et
en droit, avec l'empire allemand, ii s^en fallait de beaucoup quelaFrance
fût revenue à son état normal, et M. Villefort a dû se remettre bientôt
à l'œuvre pour nous montrer jusqu'à son achèvement ou peu s'en faut.
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236 BEYUE DES DEUX UONDES.
ce qu^OQ peut appeler la liquidation de la guerre. Par ce mot, pris ici dans
son acception la plus large, il faut entendre à la fois l'acquitte ment des
cinq milliards à TAllemagne, la réparation des dommages causés par la
guerre étrangère et la guerre civile aux villes et aux particuliers, enfin
la restauration de la puissance française par la réorganisation de Tar-
mée, la reconstitution d*une frontière fortifiée et d'un matériel de guerre
à la hauteur des progrès de la science moderne. Les plus importans
documens officiels relatifs à cette triple tâche sont contenus dans les
trois derniers volumes; les uns sont reproduits in extenso, les autres,
dont les dimensions n'eussent pas permis une insertion intégrale, sont
condensés dans des résumés succincts. — Le tome m est spécialement
consacré à la question des indemnités payées par Tétat français pour
réparer les dommages de guerre. On sait qu'à la suite de très intéres-
santes discussions au sein de rassemblée nationale, après avoir écarté
l'idée de la réparation intégrale demandée par quelques orateurs, on a
admis le principe du dédommagement partiel des dommages causés
par les armées belligérantes. Il n'a été fait d'exception à la règle que
pour les dommages causés par Tarmée française opérant contre Paris
insurgé; dans ce cas, un droit à la réparation intégrale a été reconnu
aux intéressés sur la demande de M. Thiers. Des sommes considéra-
bles, plus de 900 millions, ont été réparties entre lesdépartemens, les
villes, les communes, les particuliers, les chemins de fer, etc. Le
tome IV s'ouvre par l'acquittement de l'indemnité de guerre à TÂlIe-
magne : il faut lire l'admirable rapport présenté à ce sujet à l'assemblée
nationale par M. Léon Say, au nom de la commission du budget de
1875; rien n'est saisissant comme cet exposé des difficultés qu'il a fallu
vaincre et des précautions que l'on a dû prendre pour mener à bien
les colossales opérations financières au succès desquelles était attachée
la libération du territoire de la France. Si la vitalité d'un pays se me-
surait seulement à sa richesse, nous aurions le droit de nous enor-
gueillir d*avoir pu, sans crise monétaire, presque sans trouble dans les
transactions intérieures, diriger sur l'Allemagne la plus énorme rançon
qu'aucun peuple ait jamais payée. Le môme tome iv contient encore
les lois relatives à la réorganisation de l'armée, aux forteresses, et, à ce
propos, l'étude du compte de liquidation, espèce de budget extraor-
dinaire pour lequel les ressources n'ont jamais manqué. C'est ce
compte de liquidation qui a permis au ministère de la guerre de cou-
vrir d'ouvrages défensifs notre nouvelle frontière de l'est, de faire de
Paris le centre d'une région puissamment fortifiée, et d'emplir en même
temps nos arsenaux d'armes et de munitions. — Au tome v et dernier
ont été renvoyés tous les documens qui, par leur date, n'avaient pu
être insérés à leur place dans le cours de la publication.
Nous venons de montrer l'ordre général de ce vaste Recueil. Mous
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REVUE. — CHBONIQUE. 287
avons également indiqué les conditions dans lesquelles le travail avait
été exécuté : c'est dire que le plan d'ensemble n'a pas pu être exacte-
ment suivi. L'auteur a voulu prévenir lui-même le reproche de man*
quer d'ordre qu'après un examen sommaire on serait peut-être tenté
de lui adresser. Dans une remarquable préface insérée en tête du
tome V sous le titre trop modeste d'Avertissement de l'éditeur, il reconnaît
que a les documens mis au jour à des époques diverses se trouvent sou-
vent divisés ou dispersés dans plusieurs volumes de telle sorte que«pour
voir l'ensemble, il est nécessaire de se reporter d'un tome à l'autre. De
là un défaut d'unité... » Cette unité, M. Villefort a eu l'heureuse idée
de la rétablir au moyen d'une table systématique qui englobe toutes
les matières en les répartissant en huit parties. On voit ainsi se dégager
en quelques pages toute la synthèse de l'œuvre, et chaque document
vient icit>rendre la place qu'il aurait dû logiquement occuper dans l'ou-
vrage.
George Cogobdan.
Vaugeleu, Remarques sur la langue française. Nouvelle édition par M. A. Cbassang,
inspecteur-général de rinstroction pobUqoe, 2 ?ol. ln-8; Paris, Baadry, iSSO.
Au-dessus ou à côté de ceux qu'un contemporain a appelés les Grotes^
ques, il y a eu, dans la première partie du xvii* siècle, beaucoup d'au-
teurs qui ont brillé d'un vif éclat et qui sont aujourd'hui tombés dans
l'oubli. *0n ne connaît plus ni Conrart, ni Godeau, ni Chapelain, ni
Gombauld; on n'a jamais perdu de vue le nom de Vaugelas. Il doit
peut-être sa popularité à quelques vers des Femmes savantes; il n'a
jamais cessé toutefois d'être apprécié par les doctes. Molière même ne
devait pas rendre Vaugelas responsable des sottises des Précieuses ridi-
cuUs : le grammairien devait trouver grâce devant l'homme de génie.
Pour s'en convaincre, il suffit de relire Vaugelas lui-même. Cette
lecture est facile, attrayante; M. Chassang n'a rien négligé pour
nous y engager. Il ne faudrait pas croire du reste que les Remarques
sur la langue française eussent le moindre point de ressemblance avec
ces horribles manuels qui ont eu longtemps la prétention, sans art
aacun, de nous apprendre l'art de parler et d'écrire correctement. Il y
a dans Phomme et dans l'œuvre un air de bon ton, de gravité sins
raideur, mais non sans élégance, qui plaisait autrefois et qui ne déplaît
pas aujourd'hui. Disons ici un mot de Tun et de l'autre.
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23S EEVU£ DES DEETX HONDES.
Claude Favre, baron de Péroges, sieur de Vaugelas, né à Meximienx,
petite ville de l'ancienne Bresse, le 0 janvier 1685, était le deuxième
flls du président Antoine Favre, l'ami de François de Sales. Voici son
portrait d'après Pellisson. « C'était un homme, dit-il dans son Histoire
de l'Académie, agréable, bien fait de corps et d'esprit, de belle taille; il
avait les yeux et les cheveux noirs, le visage bien rempli et coloré. Il
était fort dévot, civil et respectueux jusqu'à l'excès, particulièrement
envers les dames. Il craignait toujours d'offenser quelqu'un. » Des
autres renseîgnemens que nous avons sur Vaugelas, il faut conclure
que c'était un honnête homme, comme l'entendait le xvn« siècle, con-
sciencieux, travailleur obstiné, écrivain exact et non sans esprit. Jadis
son père avait obtenu pour lui une pension de 2,000 livres; mais la
pension fut supprimée, puis rétablie par Richelieu, et toujours fort
inexactement payée. Aussi Vaugelas fut-il toute sa vie criblé de dettes.
Il ne savait pas demander: il savait cependant bien remercier. On ne
rappellera jamais assez sa douce et fine réponse au cardinal de Riche-
lieu, qui, en lui rétablissant sa pension, ajoutait : « Eh bien I vous n'ou-
blierez pas dans le Dictionnaire {de V Académie, dont la rédaction était
confiée à Vaugelas), le mot de pension. — Non, monseigneur, répondit
le grammairien -gentilhomme et moins encore celui de reconnais-
sance. )) Néanmoins Vaugelas vit et meurt pauvre, alors que le terrible
cardinal , qui battait Cavoye , le capitaine de ses gardes , était géné-
reux autant qu'Henri IV était ladre. Timide et crédule, voilà l'homme I
Tout autre est l'écrivain.
Les grammairiens ont une place dans l'histoire de la littérature fran-
çaise; celle de Vaugelas notamment y est bien marquée. 11 vînt à son
heure. Les Remarques sont de 1647; c'est l'époque où tous les lettrés se
portent vers l'étude de la langue. Après le xvi* siècle, qui roule pêle-
mêle l'or et la boue, un travail d'épuration est nécessaire. Malherbe
commence, tout le monde suit. Ce n^est pas seulement dans la « chambre
bleue » de l'incomparable Arthénice, c'est dans vingt salons qu'on s'ap-
plique à rendre sa pensée dans les meilleurs termes. II y eut alors les
vraies précieuses; il y eut aussi plus tard, mais plus tard seulement,
après Vaugelas, les précieuses ridicules, ces dernières surtout, après
1648, date où finit l'hbtel de Rambouillet. L'Académie, qui, sous la pro-
tection de Richelieu, s'était constituée en compagnie officielle pour
« nettoyer la langue des ordures qu'elle avait contractées, » était à la
tête de ce mouvement de réformation. Elle chargea Vaugelas de tra-
vailler à son Dictionnaire; en môme temps, il écrivit ses Remarques.
Que devaient-elles être?
Correct dans son langage comme dans sa tenue, habitué du fameux
hôtel, ami de Patru et de Conrart, « vieilly dans la cour, » modeste,
patient sans être décisif, Vaugelas était fait non pour régler, mais pour
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ItÊTUE. — CHÂÔNIQUE. 2S9
régulariser les faits de langage, pour constater la valeur des mots, pour
dresser leur acte de naissance ou leur acte de décès. Oe n*ost pas un
réformateur, un promoteur d'idées nouvelles, non, il fut, comme Con-
rart (1), son ami, probablement aussi son bienfaiteur, une sorte de
greffier, de secrétaire de la langue. !1 faut lire maintenant dans Vlntro^
duction si sobre et si ferme de M. Chassang comment le grammairien
comprit sa tâche, quelle tat sa doctrine (car il à une doctrine), en quoi
il a mérité les éloges et les critiques des conteilmporains et de la pos-
térité.
Vaugelas prend Tusagepouf maître, en cela il est inattaquable',
mais c'est un usage particulier, celui de la cour, des honnêtes gens :
le peuple n'existe pas pour lui. n Au reste, quand Je parle du bonusage,
j'entends parler aussi du bel usage, ne mettant point de différence en
cecy, entre le bon et le beau ; caf ces remarques ne sont pas comme
un dictionnaire qui regoit toutes sortes de motâ, pourvu qu'ils soient
frangois, encore qu'ils ne soient pas du bel usage, et qu'au contraire
ils soient bas et de la lie du peuple.» (T. I*^ p. 25.) Nous sommes loin
des crocheteurs du pOrt au Foin auxquels Malherbe renvoyait brusque-
ment ses disciples. Vaugelas n^est cependant pas un purisUf un partisan
du raffinage; mais il incline trop au style noble. C'est par là qu'il est
attaquable et qu'il a été attaqué; c^est cette tendance naturellement
qu'ont exagérée les Philamintes et les Bélises. D'où vient cependant
cet engouement pour Vaugelas en 1672? Cest qu'en 1647 les Remarques
ont frappé tout le monde par leur justesse. En effet, l'œuvre du gram-
mairien existe, elle est réelle, et son influence sur la langue et l'ortho*
graphe est considérable : Sainte-Beuve en fait un fourrier de Racine.
Sans doute il se trompe souvent dans la pratique, il s'appuie sur de
faibles autorités en jurant par le cardinal du Perron et son M.Coeffeteau,
évoque de Marseille; il prend à tort quelquefois le ton de l'oracle; mais
que de fois aussi il voit juste I Que de fois même il devine juste I Non,
impossible de taxer avec Ménage a de haute impertinence n
Qa*an étranger et S&Toyard
Fuse le procès à Ronsard ;
le goût de la pureté et de la correction semble avoir été toujours domi-
nant dans ce petit pli de terrain aujourd'hui français.
En parcourant les deux volumes que M. Chassang offre au public, on
se plaît à voir le grammairien épier, peser, expliquer, le sens exact des
locutions et des mots, et parfois comme tirer leur horoscope; il ne nous
(1) CosC la vraie orthographe du nonii et non Conrard; qoe M. Chassang noas per-
mette cette petite rectification.
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2i0 REVUS DES DEUX UONDEft.
déplaît même pas de le voir se tromper. Volontiers on se mettrait à
discuter avec lui : les questions de langue, d'orthographe, de pronon-
ciation ont toujours eu le don en France de nous intéresser, a Oui, mon-
sieur Vaugelas, lui dirait-on, vous avez raison d'établir une différence
entre propriété et propreté. (T. f\ p. 57.) Les Parisiens de votre temps,
comme ceux du nôtre, levaient tort de parler du bout des dents et de
dire merry pour marry, et au contraire les provinciaux de dire norrie
pour nourrie. Quoi que vous en pensiez, la postérité emploiera péril
imminent, non éminent. (P. &11.) Que vous êtes bon prophète, quand vous
prédisez un brillant avenir à sécurité (p. 113), que Patru, Télégant
Patru, ne trouve pas français! Mais^e condouloir passera. Nous laisserons
fillol pour adopter fUleuL Nous écrirons gangrène et prononcerons le
mot comme il est écrit, non cangréne. Enfin banquet est et restera fran-
çais; si vous viviez de notre temps, }l vous serait bien facile de vous en
convaincre. » Et ainsi de suite!
Chacun de ces mots, chacune de ces locutions, sont étudiés avec
autant d'intelligence que de sollicitude. M. Chassang fait suivre les
Remarques deVaugelas des observations de Patru, de Thomas Corneille
et de l'Académie française. Les /{«margues ont en effet été réimprimées
plusieurs fois dans le xvu* et le xvui*siëcle ; mais le nouvel éditeur a pris
soin de nous donner le texte original de 16&7 et de restituer l'orthographe
et la ponctuation de la même édition. Ainsi il rectifie et complète le
travail de ses devanciers. De plus, il ajoute aux anciennes Remarques
des Remarques inédites tirées d'un manuscrit rongé par les rats, opUA
mures. Enfin il a eu la bonne fortune de mettre la main sur une clé
inédite trouvée .dans les manuscrits de Conrart. Les notes, quoique
trop discrètes, en sont une autre aussi précieuse. Donc, grâce à
M. Chassang, nous avons là un Vaugelas original, complet, restauré,
remis dans son cadre, — bel hommage rendu à un ancêtre, pour ainsi
dire, par un des plus dignes et des plus savans grammairiens de Técole
nouvelle.
Auguste Bodrgoiii.
U dirêciêur-girant, G. Bdloz.
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! i MM. .1 \i V
IN 1 V j;i;s i\'\ ,,(•
L'ALSACE-LORRAINE
BT
L^EMPIRE GERMANIQUE
LA MISSION DE M. DE HANTEUFFEL.
Nous avons indiqué, dans un précédent travail (1), les principales
causes qui font obstacle à la germanisation de l'Alsace-Lorraine et
les raisons qui nous portent à douter que l'Allemagne réussisse à
établir entre conquérans et conquis ces liens de mutuelle con-
fiance et de réciproque sympathie sans lesquels la conquête mo-
rale ne saurait passer pour accomplie. Il nous reste à examiner si,
à défaut de l'union intime qu'une entière communauté de senti-
mens, d'intérêts et de vues serait seule capable de produire, l'em-
pire germanique ne peut pas espérer du moins accoutumer ces
populations à leur sort et les amener à un degré de résignation
suffisant pour que T Alsace-Lorraine se taise, que l'Allemagne se
rassure et que l'Europe acquiesce et oublie.
Le nouveau régime qui vient d'être inauguré sous la haute direc-
tion du feld-maréchal de Manteuffel est-il propre à favoriser cette
œuvre d'apaisement, en vain poursuivie par l'Allemagne tandis que
sa propre grandeur était, plus qu'aujourd'hui, dans tout son éclat?
L'Alsace-Lorraine s'engage-t-elle désormais dans une condition
politique et administrative assez stable et assez normale pour
(1) Voyez la Revue da 15 ayril.
TOVI XL. — 15 JOILLET 1880. 16*
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2A2 RETUE DES DEUX MONDES.
permettre à l'Europe, avide de tranquillité et de paix, de se désin-
téresser d'un état de choses qu'elle a laissé se constituer contre
le vœu d'une population de quinze cent mille âmes, moins res-
pectée dans ses droits que les « infortunés » Bulgares? Faut-il
qu'Alsaciens et Lorrains fassent leur deuil de leurs espérances
secrètes et qu'ils se considèrent comme irrévocablement sacrifiés à
une politique qui a converti le principe, faux peut-être, mais assu-
rément généreux, du droit des peuples de se grouper conformé-
ment à leurs afïïnités, en un système d'asservissement fondé sur de
prétendues communautés de race? Serait-il vrai que le droit des
nationalités puisse, au gré du plus fort, devenir un devoir? Ou bien,
Lorrains et Alsaciens ne sont-ils pas plutôt autorisés à penser que
leur calme obstination dans la résistance n'aura pas été tout à fait
stérile, et que l'heure n'est peut-être pas loin où l'Europe, tou-
jours inquiète et encore divisée, reconnaîtra que la paix ne pourra
véritablement renaître et s'affermir tant qu'ils seront eux-mêmes
retenus sous le joug, au cœur du monde civilisé, et tant qu'elle
persistera, faute de pacifique entente, à laisser le champ libre à
une politique égoïste, mauvaise et sans issue, qui n'a déjà produit
que trop de détestables fruits ?
Il y a, ce nous semble, plus d'un enseignement à tirer de la
question alsacienne; nous essaierons d'en dégager quelques-uns,
après avoir exposé le fonctionnement de l'organisation nouvelle et
indiqué les résultats qu'il est permis à l'Allemagne et à l'Alsace-
Lorraine d'en attendre.
I.
La nouvelle organisation politique introduite en Alsace-Lorraine
depuis le I"'' octobre 1879 ofire tous les dehors d'un régime régu-
lier de gouvernement constitutionnel et représentatif. Au sommet
de la hiérarchie est placé un lieutenant impérial (telle est la signifi-
cation exacte du titre de statthalter attribué à M. de Manteufl*el),
délégué direct de l'empereur, auquel il a seul à rendre compte de
ses actes et qui lui a personnellement transmis la presque totalité
de ses propres pouvoirs souverains, civils et militaires, dans le
gouvernement de l' Alsace-Lorraine. Au-dessous du statthdter^
l'administration responsable est représentée par un ministre secré-
taire d'état, ayant pour auxiliaires quatre sous-secrétaires d'état
entre lesquels sont répartis, groupés en autant de sections, les
divers départemens ministériels. Latéralement, un conseil d'état
est investi d'attributions analogues à celles que ce corps exerce
suivant la législation française, à l'exception toutefois du coDtcn-
tieux administratif, qui reste dévolu à un corps spécial, existant
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l'aLSâCE-LOBRAIKE et L'fiMPIBE GBRMiNIQDE. 2A3
depuis 1871 sous le nom de conseil impérial. L'organisme est
complété par le Landesausscfiuss^ ou délégation provinciale, dont
nous nous occuperons plus particulièrement tout à rhsure et qui
constitue l'élément représentatif dans l'ensemble du système.
Tel est, dans ses traits essentiels, Je nouveau régime dont l'Alsace*
Lorraine vient d'être dotée. Il marque, si je compte bien, la sixième
ou septième étape dans le provisoire que l'Allemagne a fait fair«
à cette province depuis le jour où un: « ordre du cabinet, » daté
du quartier général d'Herny, le là août 1870, et complété huit
jours après par une lettre que le roi de Prusse adressait de Pont-
à^Housson à M. de Bismarck, constituait le gouvernement général
d'Alsace et de Lorraine, dans les limites mêmes qu'a* consacrées plus
de six mois plus tard le premier article des préliminaires de paix (1).
Si l'on compare l'organisation nouvelle aux divers régimes sous
lesquels l'Alsace-Lorraine a été successivement placée depuis dix
ans, — dictature pure et simple sous un gouverneur général
militaire assisté d'un commissaire civil ; dictature tempérée par
l'institution d'un président supérieur délégué direct du chancelier
de l'empire; régime constitutionnel restreint par des lois d'excep-^
tion; admission du pays à envoyer des députés au Reichstag;
création d'un comité consultatif à Strasbourg et d'une section spé^
ciale pour l'Alsace-Lorraine près la chancellerie impériale de Ber-
lin, etc., — il faut reconnaître que le pas qui vient d'être fait a
tout au moins le mérite d'avoir enfin donné au « pays d'empire »
un ensemble d'institutions^ politiques^ et administratives suffisam-
ment homogène pour que ceux qui s'en tiennent aux apparences
y puissent voir tous les élémens d'un régime légal acceptable et
même libéral dans une certaine mesure.
Toutefois on revient vite de celte bonne impression première
lorsque, examinantlaforcerelative des rouages et des régulateurs du
mécanisme, oni cherche à se rendre compte de Boa fonctionnement.
Tout d'abord on reconnaît alors que ce n'est pas dans Tintérèt de l'Al-
sace^orraine qu'il a été imaginé, mais bien dans l'intérêt exclusif du
gouvernement et de ses fonctionnaires. Comme toutes les réformes
antérieures, celle qu'a opérée la loi du 4 juillet 1879 provient uni-
quement du désir de supprimer certains frottemens qui paraly-
saient l'énergie de l'action administrative. Il importait d'arriver à
mettre fin au dualisme que le» régimes précédens avaient laissé
subsister et qui retenait en toutes choses ^administration centrale
de Strasbourg sous la dépendance de Is chancellerie de Berlin,
(i) On ne saurait trop rappeler ce fait, qpi établit d*Qne maaière irréfutable que*
bien avant Sedan et la reddition de Strasbourg et de Metz, le gouyernement prussien
avait déjà arrêté retendue des revendlcatloos territoriales auxquelles il étoit résolu,
pour peu que le sort des armes lui permit de dicter ses conditions.
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2hh BEYUE DES DEUX UONDES.
dont les résolutions étaient dictées de trop loin pour être toujours
sages, opportunes et suffisamment promptes. M. de Mœller, qui,
jusqu'au mois d'octobre dernier, a rempli, non sans mérite, pendant
près de huit années, les hautes et ingrates fonctions de président
supérieur de TAlsace-Lorraine, n'avait pas une autorité personnelle
assez grande pour avoir osé secouer, autant qu'il Teût fallu, la
gênante tutelle sous laquelle le tenait une bureaucratie directe-
ment inspirée par M. de Bismarck. Il y avait pourtant nécessité
administrative et urgence à modifier cet état de choses en transfé-
rant dans le pays même les autorités véritablement dirigeantes ;
mais pour réaliser cette réforme, que le gouvernement avait tous
motifs de désirer et de poursuivre, il fallait d'abord trouver
un personnage assez haut placé dans la hiérarchie et dans l'opi-
nion publique pour que l'empereur pût l'investir des attributions
d'un chef suprême, chargé de représenter en Alsace- Lorraine le
principe souverain. Les autonomistes, que M. de Bismarck voyait
avec plaisir prendre l'affaire à cceur et auxquels il laissait croire que
c'était l'avènement du régime de leurs rêves qu'il s'agissait de
hâter, osèrent élever leurs regards jusqu'au pied du trône impérial
et demander qu'on leur donnât pour vice-roi le prince héritier en
personne; mais l'attentat de Nobiling et la régence qui en fut la
suite vinrent trop tôt leur montrer ce que leur féale ambition
avait de chimérique. M. de Bismarck se chargea de suggérer une
solution plus pratique en proposant à l'empereur la combinaison
qui a été en définitive adoptée ; nous verrons plus loin ce que le
choix de la personne de M. de Manteuflel a eu de profondément
politique dans la pensée du chancelier impérial.
Ce point réglé, rien ne s'opposait plus à la translation à Strasbourg
de l'ensemble des services jusqu'alors concentrés à Berlin entre
les mains de M. Herzog, directeur des affaires alsaciennes à la chan-
cellerie de l'empire et qui est maintenant devenu ministre d'état
en résidence en Alsace-Lorraine. Supprimer les 800 et quelques
kilomètres que les moindres affaires avaient à parcourir plusieurs
fois avant d'aboutir fut l'idée dominante de l'organisation nou-
velle ; le reste n'a été que détails et changemens d'étiquettes.
Sans la complicité naïve des autonomistes, le gouvernement alle-
mand n'aurait peut-être pas encore osé réaliser une aussi impor-
tante réforme qui, sous des apparences de décentralisation, fortifie
considérablement sa propre action, en lui permettant désormais
d'imprimer à la machine administrative une marche plus réguUère
et plus suivie. A son point de vue, le progrès est manifeste ; on
n'en saurait dire autant si l'on envisage les intérêts de l'Alsace-
Lorraîne. — J'aurai à indiquer plus tard à quoi se réduiront dans
la pratique l'action personnelle de M. de Manteuflel et l'action
uiyiiizeu uy V^JvJvJVJ Iv^
l' ALSACE-LORRAINE ET l'eMPIRE GERMANIQUE. 2&5
collective du Landesausschuss ; constatons dès à présent que, sous
le rapport administratif, le changement de régime n'a pas amené
avec lui l'ombre de véritable autonomie.
L'autonomie administrative suppose et exige en effet tout d'abord
que la majorité des fonctionnaires soient originaires du pays, comme
il arrivait en fait sous l'administration française, qui se prête en
général volontiers au désir de ses agens de remplir de préférence
leurs fonctions dans leur province, leur département ou même leur
localité d'origine. Dans ce sens, on peut dire que l'Âlsace-Lorraine
était, il y a dix ans, vraiment administrée par elle-même, et cette
circonstance n'a pas peu contribué, au moment de l'invasion de cette
province, à la rapide désorganisation de tous les services, car presque
chaque fonctionnaire, si haut placé ou si humble qu'il fût, setrouvait
doublé d'un patriote, dont la Prusse a vainement sollicité et mar-
chandé le concours. Bien peu d'entre eux se sont laissé séduire par
les offres tentantes que Je vainqueur le jr fit, car il n'est bientôt
devenu que trop évident qu'elles ne lui étaient inspirées que par
le désir de se donner le temps d'organiser son a iministration à
lai; les rares Alsaciens-Lorrains qui ont accepté ses avances, soit
par convenance personnelle, soit dans la persuasion de servir
ainsi les vrais intérêts de leur province, se sont vus insensiblement
refoulés dans des emplois humilians pour leur patriotisme ou leur
dignité, et la position pénible, quoique dorée, qui leur fut faite dès
l'abord, n'était pas de nature à susciter beaucoup d'imitateurs.
Aussi, l'une des formules favorites des autonomistes : a le gouver-
nement par le pays » a-t-elle échoué surtout devant le bon sens
alsacien. — Il fallait être, en vérité, bien aveugle et singulière-
ment ignorant des exigences traditionnelles de la bureaucratie prus-
sienne, surtout en pays conquis, pour avoir pu supposer un seul
instant, comme quelques autonomistes semblent encore s'obstinera
le faire, que, si les Alsaciens-Lorrains n'avaient pas inconsidéré-
ment refusé leur concours, il leur aurait été aisé d obtenir la con-
stitution d'une sorte d'administration «à la papa » dont ils eussent
conservé eux-mêmes la libre direction. C'était caresser de bien
naïves illusions et prouver qu'on ne connaissait rien du fonctionne-
ment en quelque sorte fatal du système prussien.
Dans le jeu de ce système, la machine bureaucratique est un
organisme tout aussi essentiel, aussi un et aussi rigoureusement
agencé que l'armée, dont elle forme le complément nécessaire :
ce que l'une conquiert, l'autre a pour tâche de le broyer, de le
pétrir et de l'assimiler. Au temps jadis, les chevaliers de l'ordre
teutonîque et les frères porte-glaive, qui ont arraché la Prusse
à la barbarie et à l'idolâtrie païenne où elle s'est attardée
jusqu'en plein xiv'' siècle, remplissaient à la fois cette double
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2A6 bethb des deux iidkdes.
charge; plus tard, les service se multipliant et se compli-
quant ont dû être scindés, sani» toutefois que jamais ait été rompu
et moins encore coupé le lien qui unit étroitement Fune à l'autre
les deux institutions, dans ce pays de stricte tradition, où tout bon
fonctionnaire doit avoir été sous-officier un instant au moins dans
sa vie, ne fût-ce que pour apprendt^e, au maniement des recrues,
Tart tout prussien d'être raide et cassant, — stramm und rûck-
sichtslosj — dans le gouvernement des hommes. A vrai dire, Fadmi-
nîstration prussienne n'est autre chose qu'une milice qui ne diffère
de l'armée que par la couleur des passepoils d'uniforme. Dans cette
milice on admet bien à servir en sous-ordre; et dans une mesure
prudemmeRt calculée, des mercenaires fournis par les diverses
peuplades assujetties, mais il est de principe rigoureux que les
chefs qui en composent, à divers degrés, les cadres soient tous de
provenance prussienne, surtout dtos les services dont le personnel
est appelé à entrer en contact immédiat et direct avec les popula-
tions. — De même qu'après Sadowa la Prusse envoya en profuâon
dans l'Allemagne du Sud des officiers chargés de façonner les
troupes de ses nouvelles alliées, de même, lors de l'organisation
première de l'administration allemande en Alsace-Lorraine, toutes
les places de chefs de service furent attribuées à des sujets prus-
siens ; on ne fit d^ exception que pour le service des douanes, dont
les agens, par la nature de leurs fonctions, ne peuvent exercer sur
les populations qu'une médiocre influence, mais sont exposés,
en revanche, à récolter beaucoup d'impopularité : double raison
pour en faire des places excellentes à offrir aux « confédérés. »
— n en a été à peu près de même danji la réorganisation récente^
qui a installé en Alsace-Lorraine les rouages ministériels et qu'on
a essayé de faire passer pour la consécration de l'autonomie admi-
nistrative. La Prusse a eu grand soin de réserver à ses nationerax
la direction des services relatifs à l'administration proprement dite
et à la justice, tandis qu'elle a libéralement abandonné à un minis^
tre d'origine bavaroise le soin de remettre, s'il se peut, un peu
d'ordre et d^économie dans les finances si malades du pays, et
qu'elle a demandé aux Alsaciens, qiuî n'en ont eu souci, de découvrir
parmi eux quelqu'un qui voulût se charger du relèvement deFm-
dustrie, du commerce et de l'agriculture, que le régime allemand
a si promptement mis en sii piteux état. La mission était vraiment
trop ingrate et trop désespérée pour tenter personne, et l'ensemr-
ble même de la réorganisation se présentait sous un jour trop peu
« autonome » pour inspireraux Alsaciens-Lorrains l'envie d'y appor-
ter, à quelque titre que ce fût, le concours dé leur collaboration.
D'ailleurs, l'eussent- ils voulu, lies mesures étaient prises à
l'avance pour empêcher de leur part tout envahissemait dange^
uiyiiizeu uy V^Jv-/\JVt Iv^
l'alsage-lohraine et l'empire gebmânique. 2&7
reux ou même simplement incommode. Moins de quinze jours
après l'installation de l'administration nouvelle, un avis envoyé
aux journaux faisait savoir que le nombre des compétiteurs aux
places disponibles avait été si grand qu'il suffirait pour longtemps à
pourvoir à toutes les vacances éventuelles et qu'aucune candidature
nouvelle ne serait donc plus accueillie. Ce ne sont pas, on peut
l'affirmer, les Alsaciens-Lorrains qui se sont élancés de la sorte à
la chasse aux emplois, puisque, dernièrement encore, les réprésen-
tans du pays examinaient l'opportunité d'attirer vers les fonctions
publiques, par l'appât de subventions ou de primes, déjeunes can-
didats indigènes I
Ces places que dédaignent les Alsaciens, sachant d'avance les
humiliations qu'elles leur infligeraient, les Allemands en sont au
contraire fort avides, parce qu'elles sont grassement rétribuées et
que le fonctionnarisme a fait dans le jeune empire des progrès
bien étonnans chez un peuple si enclin autrefois à narguer le pen-
chant des Français poi^ le costume officiel. M. de Bismarck fait, il
est vrai^ ce qu'il peut pour encourager et développer cette passion
dont il use pour étendre plus vite à l'Allemagne entière a l'institu-
tion éprouvée » de la bureaucratie prussienne, à l'aide de laquelle
il compte extirper tout à fait le mal du particularisme. Aussi a-t-il
voulu que les fonctionnaires impériaux, dont la loi du 31 mars 1873
a réglé avec autant de libéralité que de minutie la condition légale,
eussrat dans l'état une situation préférable à ^nulle autre, et c'est
surtout pour en accroître rapidement le nombre qu'il a tant à cœur
d'attribuer à Tempire l'exploitation générale des chemins de fer
et le monopole des tabacs. Il sait bien qu'avec des cadres prus-
siens, toute administration organisée selon ses vues ne pourra
être que prussienne, queh que soient les pays tributaires ou vas-
saux qu'on admettra à en fournir le ipersonnel subalterne : sous la
rigoureuse discipline qui .contient et assouplit les divers organes
de la machine, ne ^rctepas à être étouflé tout sentiment autre que
celui du fonctionnaire dévoué ^au pouvoir qui lui assure la subsis-
tance et auquel il se croîtitenu,en reitour, degagner des prosélytes.
iUne fois enrôlé dans les fonctions publiques, le premier devoir
du Prussien est de «e faire l'esclave du règlement; son idéal doit
èftre d'en devenir l'iDcamatîon : dans la milice dont il a l'honneur
de faire partie, on ne tolère pas de « baïonnettes intelligentes. »
Le parfait employé, quel que soit son rang, s'interdit à lui-^même
tout pouvoir d'appréciation ; il croirait manquer aux phis élémen-
taires obligations envers l'état qui le salarie, s'il se permettait,
dans l'exerdce de ses fonctions, de tenir compte des circonstances
et des situations et de ne point aller jusqu'au bout de ce que la loi
lui dicte, dût son bon sens protester et le sens commun en souf-
u,y,uzeuuy Google
I
2/i8 RETUE DES DEUX MONDES.
frir. M. Herzog, premier ministre en Alsace-Lorraine, exposait der-
nièrement, devant le Landesausschuss, cette théorie avec une can-
dide franchise qui montre bien à quel point elle est enracinée dans
les usages administratifs prussiens :
(c L'administration allemande, a-t-il dit, a trouvé (en Alsace-
Lorraine) un grand nombre de lois d'ancienne date, souvent chan-
gées, fréquemment en contradiction entre ellesy sans savoir au
juste ce qui était tombé en désuétude ni ce qui était pratique. Fré-
quemment elle s'en est tenue à la lettre^ — elle ne pouvait faire
autrement^ — ignorant que, dans le cours des temps, le gouverne-
ment (français) avait laissé tomber mainte disposition en désuétude
sans l'abroger formellement. »
Il serait difficile de mieux mettre en lumière le principe dirigeant
de l'administration prussienne et la différence radicale qui en dis-
tingue les procédés de ceux de l'administration française, à laquelle
elle s'est si brusquement substituée en Alsace-Lorraine. Pour les
Français, les règlemens les plus impératifs ne tardent pas, à l'user,
à n'être plus qu'une sorte de thèmes musicaux, se prêtant à toutes
les variations, fioritures et habiletés de doigté qui paraissent pro-
pres à en atténuer, dans l'application, la sécheresse et la dureté
par des tempéramens d'équité; les défaillances mêmes ne perdent
jamais leurs droits et concourent à adoucir les rigueurs de la lettre.
Le système prussien y met moins de délicatesse, sans doute parce
qu'il lui serait difficile d* exiger de ses agensletact qu'en France on
tient, non sans raison, pour être une des qualités premières de l'admi-
nistrateur. En Prusse, il est de principe que l'état n'a jamais trop de
droits, qu'en bonne règle il devrait même être seul à en posséder,
(à peu près comme M. de Bismarck voudrait que le trésor de l'empire
fût l'unique dispensateur de la fortune publique), et qu'en tout cas
son devoir est de toujours prendre et de ne rien abandonner jamais
de ce qui peut le fortifier dans ses retranchemens. C'est ainsi qu'à
toute la pesanteur du moyen âge, qui plaçait l'autorité partout et
la responsabilité nulle part, on est parvenu à joindre l'exactitude
et la précision des procédés modernes imaginés dans les bureaux.
Le sujet, qui n'était autrefois que taillable et corvéable, est devenu
administrable par surcroît; à la crosse épiscopale, sous laquelle
jadis il faisait quelquefois bon vivre, on a substitué la crosse de
fusil. La machine administrative, telle qu'elle est agencée en
Prusse, où il a passé en article de foi qu'un règlement quelconque
doit être appliqué avec la même rigueur qu'un tarif d'enregistre-
ment ou de douane, justifie plus qu'aucune autre les multiples
métaphores que la langue vulgaire emprunte en pareille matière à
l'industrie métallurgique et aux arts mécaniques : ce ne sont partout
que rouages, engrenages, laminoirs, filières et grincemens, et des
u.yiuzeuuy Google
l' ALSACE-LORRAINE ET l'eMPIRE GERMANIQUE. 2&9
mécaniciens si amoureux de leur machine qu'ils arrivent à ne plus
voir qu'elle au monde.
Le produit le plus récent, et partant le plus perfectionné, du
système administratif prussien est l'institution des Kreisdirectoreriy
qui remplacent en Alsace-Lorraine les sous-préfets. La situation in-
dépendante que la loi leur assure et l'initiative qui leur est laissée
en toutes matières d'administration courante les portent à de-
venir de petits autocrates, toujours présens, toujours agissans,
et d'autant plus intraitables et inabordables qu'ils se font une
plus haute idée de leur importance gouvernementale. Des vingt
ou vingt-deux fonctionnaires de ce genre qui se partagent l'admi-
nistration du territoire d'Alsace-Lorraine, on n'en cite guère qu'un
ou deux qui aient réussi à conquérir quelque sympathie auprès des
populations, à force sutout de s'être appliqués à faire oublier leur
origine et leur qualité. Leurs autres collègues qui, eux, sont Kreis--
directoren dans l'âme, passent généralement pour avoir tous les
défauts et toutes les petitesses de l'emploi, au jugement des Alsaciens-
Lorrains du moins, encore imbus, et pour cause, des manières de
voir françaises, — cardans les idées prussiennes, un fonctionnaire se
doit de ne permettre jamais qu'on oublie qu'il est fonctionnaire ;
investi d'un oflice, il est tenu à officier sans cesse, et généralement
il ne s'en fait pas faute. Avec le vif sentiment qu'il a des devoirs
de sa charge et la conscience qu'il met à s'en acquitter, il devient
volontiers despote, souvent sans s'en douter et souv< nt aussi ne sa-
chant corriger ses rigueurs que par des familiarités blessantes ou
des airs protecteurs irritans. C'est une tyrannie de tous les instans,
lente, laborieuse, patiente, infatigable, tenace, réQéchie, pédante,
prosaïque, paperassière, formaliste, taquine, bourrue au besoin ; une
autocratie moins le « panache » qui la ferait accepter des foules ;
un pouvoir exercé à coups d'épingles, peu accessible, sans bienveil-
lance générale, mais par contre très porté à octroyer des faveurs à
quiconque veut bien en solliciter de lui. Ajoutez à cela une suscep-
tibilité ombrageuse, inspirée par la contrariété qu'éprouve d'avoir
mal fait un Al leuiand qui ne demande qu'à bien faire, mais qui ignore
le secret de s'y prendre, et qui se venge sur ses administrés des
échecs et des humiliations que lui valent les mauvais conseils
qu'il accepte des déclassés de petite ville dont il forme sa petite
cour. C'est un fait bien remarquable, qu'après dix ans de peines
et d' efforts les administrateurs allemands ne soient pas encore
parvenus à faire oublier à ces populations, dont pourtant ils parlent
la langue, le temps où on leur envoyait d'au-delà des Vosges des
préfets et des sous-préfets qu'elles ne comprenaient pas, mais avec
lesquels néanmoins elles s'entendaient à merveille. Cela n'est assu-
rément pas à l'éloge de la bureaucratie allemande, dont les procédés
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250 BETUE DES DEUX MONDES*
n'ont réussi qu'à exciter les antipathies d'une population essentiel-
lement douce et paisible, mais habituée à d'autres façons que celles
auxquelles on voudrait la dresser. Cette bureaucratie est érigée par
la loi et la coutume en une véritable caste sociale, placée bien au-
dessus du vulgaire, et ayant ses immunités à elle, ses privilèges, ses
exemptions de juridiction, une indépendance à peu près absolue, si-
non en droit, du moins en fait, et une organisation qui répartit,
distribue et disperse si habilement les responsabilités qu'elles de-
viennent insaisissables pour les administrés, — à tel point qu'il est
permis d'affirmer que, s'il existe actuellement quelque chose de réel-
lement autonome en Alsace- Lorraine, c'est l'administration alle-
mande qui y est installée. Les autonomistes peuvent se vanter d'avoir
rendu un singulier service à leurs compatriotes en aidant avec tant
de zèle le gouvernement impérial à établir tout à son aise dans le
pays un aussi formidable engin de compression.
Quant aux populations, la seule autonomie dont elles aient été
appelées à jouir jusqu'à présent est d'une nature tellement origi-
nale qu'elle ne peut être que le fruit d'un malentendu. Les auto-
nomistes se seront fait mal comprendre, en choisissant pour cri un
mot qui n'est pas d'un usage courant dans la langue administrative
prussienne. Pour l'interpréter, il a fallu recourir aux lexiques, qui
en ont fourni le sens littéral, et c'est généralement à ce sens-là
que les Allemands s'attachent le plus volontiers : ce n'est qu'ainsi
que peut raisonnablement s'expliquer l'étrange confusion légis-
lative qui règne depuis près de dix ans en Alsace -Lorraine, où,
sous prétexte de laisser aux habitans leur « l^islation propre, »
toutes les lois françaises répressives et fiscales ont été conscien-
cieusement maintenues en vigueur, cumulativement avec celles que
le nouveau régime a, dans les mêmes matières, jugé bon d'intro-
duire sur ce territoire depuis qu'il est devenu allemand. On ima-
gine aisément les conséquences qui naissent pour les administrés,
les contribuables et les justiciables, de cet ingénieux système légis-
latif, surtout quand l'application en est confiée à une adminis-
tration dressée à être aussi scrupuleuse que nous l'a dépeinte
M. Herzog, à concilier même l'inconciliable et à ne rien se laisser
perdre des règlemens, neufs ou vieux. C'est ainsi, par exemple,
que l'Alsace-Lorraine jouit du privilège, certes rare, de posséder
aujourd'hui un double code pénal et surtout un arsenal particu-
lièrement riche de lois d'exception de toutes sortes, formé par la
fusion inattendue des dispositions répressives qu'ont inspirées, à
vingt ans de distance, le régime révolutionnaire et dictatorial fran-
çais de i848 à 1852 et le régime dictatorial et militaire allemand
de 1870 à 1874. L'esprit philosophique des Allemands ne trouve
rien de choquant à invoquer entre autres l'ancienne législation fran-
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l'alsace-lqr&aine et l'^empire germanique. 261
çaisepour contraindre les représentant de rAlsace-Lorraine à prêter
serment de fidélité à Tempereur d'Allemagne, pas plus qu'à pour-
suivre, en vertu de cette même législation, la vente d'emblèmes au
couleurs françaises, réputés séditieux en Alsace^Lorraine, alors qu'ils
sontfabriqués et vendus en toute sécurité sur la rive droite du Ahin
par d'excellens patriotes allemands. — Afin sans doute de mieux
faire ressortir ce qu'a de spéciale au a pays d'empire » cette façon
d'autonomie, ce sont les quelques anciens magistrats français pas
ses au service de l'Allemagne, qui sont choisis de préférence pour
faire à leurs concitoyens TappUcation de cette législation complexe.
En face d'un tel régime, U est ridicule de parler d'autonomie :
c'est en vain qu'on allègue l'existence de ministres , de sous-
secrétaires d'état, d'un conseil d'état, de conseillers ministériels :
tout cet imposant ensemble de hauts fonctionnaires n'est qu'un
joli décor, adroitement imagine pour sauver les apparences. Dans
la réalité, l'Alsace- Lorraine demeure politiquement terre d'empire^
ayant mêmes devoirs et mêmes charges, mais non pas mêmes
droits que les états confédérés auxquels nominalement elle appar-
tient en commun. Elle n'est point traitée en égale, ni même en
vassale, mais ei^ serve, et cette situation anormale a été plutôt
accentuée qu'atténuée par la création d'un lieutenant impérial, de
l'existence duquel dépend entièrement le maintien de l'organisa-
tion nouvelle; rien, en effet, n'indique mieux ce qu'a d'instable et
de précaire le régime sous lequel cette province est maintenant
placée. — Administrativement, elle appartient à une colonie de
fonctionnaires étrangers, vivant sur le pays et y ayant acquis une
situation telle qu'ils en sont, s'il leur plait et toutes les fois qu'il
leur conviendra, les seuls maîtres. Ce n'est qu'en matière bud-
gétaire que la nouvelle organisation a sérieusement innové, puis-
qu'il en est directement résulté pour les contribuables un surcroît
de plus de 600,000 francs de charges annuelles. Encore si, en
récompense, le gouvernement avait jugé les Alsaciens -Lorrains
dignes d'être affranchis de la dictature permanente sous laquelle le
pays est tenu depuis le premier jour de la conquête I Mais la loi
constitutionnelle récente, du A juillet 1879, a eu soin de consacrer
à nouveau cette dictature, à titre de régime légal, en transportant
du président 6^périeur supprimé au lieutenant impérial iostitué
les pouvoirs exorbitans que confère à l'autorité la législation fran-
çaise de 18&9 sur l'état de siège. Assurément, la personne de M. de
Manteuffel est une garantie contre l'abus de tels pouvoirs, mais
c'est avant tout, ce nous semble, au remarquable eaprit de sagesse
dont les populations d'Alsace-Lorraine ont donné tant de preuves
depuis dix ans qu'il convient de faire Jionneur de l'oubli où dorment
les formidables instrumens de répression que, dans sa débilité in-
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252 BEVUE DES DEUX MONDES.
quiète, l'autorité allemande croit néanmoins indispensable de tenir
constamment sous sa main. En vérité, c'est là, après un temps si
long, un singulier régime « définitif» qu'on offre à des a frères re-
conquis, » et Ton concédera que, tant au point de vue administratif
que sous le rapport politique, leur docilité et leur soumission mé-
ritaient peut-être un peu mieux de la part d'un gouvernement
qu'on aurait pu supposer, dans sa magnanimité, plus jaloux qu'il
ne l'est en fait, de leur donner quelque marque de confiance et
d'amour.
Reste, il est vrai, la part qui est assignée au Landesausscbuss
dans l'organisation nouvelle : le moment est venu d'examiner, au
point de vue pratique, le rôle que cette assemblée législative est
appelée àjouen
II.
On sait que le Landesausscbuss, créé en octobre 1874, ne fut, à
l'origine, qu'un simple comité consultatif de trente membres, pris
par voie de délégation au sein des trois conseils généraux du pays,
en vue d éclairer de ses avis Fadministration, restée abandonnée
jusque-là à ses propres lumières, et de faire en même temps échec
à la dépiitation, toute d'opposition, que les électeurs d'Âlsace-Lor-
raine venaient d'envoyer au Beichstag. Le parti indépendant, composé
des deux groupes qu'autonomistes et Allemands se plaisent à qua-
lifier de (( protestationnistes » et d'ultramontains,etqui comprend
environ les quatre cinciuièmes ou tout au moins les trois quarts du
corps électoral, était demeuré complètement étranger à la forma-
tion des conseils généraux depuis le jour où le gouvernement, s'ar-
mant d'une ancienne loi française antérieurement abrogée, avait
soumis les membres de ces assemblées à la prestation d'un ser-
ment politique. J'ai dit ailleurs à l'aide de quelles majorités de
rencontre on arriva finalement à constituer ces conseils, dont la
plupart des membres étaient déjà politiquement assermentés à
d'autres titres. La délégation qui en devait sortir ne pouvait être
que tout à la dévotion du gouvernement. Elle lui rendit en effet des
services assez appréciables pour que, trois ans plus tard, en 1877,
dans son désir d'empêcher la reproduction trop fréquente des
désagréables débats que les députés alsaciens et lorrains de l'oppo-
sition provoquaient à la tribune du parlement de Berlin, il deman-
dât au Beichstag, qui y consentit, de renoncer, en favofir du Lan-
desausscbuss autonomiste, au droit de légiférer sur les choses
d'Alsace-Lorraine. Le parti indépendant se trouvait ainsi par le
fait graduellement écarté de toute participation aux affaires publi-
ques, et cette situation commençait à le préoccuper quand survint
la loi du à iuillet 1879, constitutive de l'organisation nouvelle. En
uiyiiizeu uy V^Jv-/\JVt Iv^
l'alsage-lobraine £T l'empire germanique. 263
vertu de cette loi, le Landesausschuss, désormais composé de
cinquante-huit membres au lieu de trente, cesse d*étre une simple
délégation des conseils généraux pour devenir un corps plus
sérieux, possédant tout au moins les rudimens d'une véritable
assemblée délibérante et parlementaire, où toutes les nuances d'o-
pinion pourront trouver place.
En présence d'une telle transformation, le parti indépendant ne
pouvait, sans abdiquer, persister davantage dans son ancienne poli-
tique d'absteniion. Aussi la loi nouvelle amena-t-elle un premier
résultat qui n'est pas précisément celui que le gouvernement atten-
dait : il se produisit, dans l'attitude du corps électoral, une évolu-
tion subite et de sérieux symptômes de réveil de la vie politique,
après que les candidats du parti indépendant eurent déclaré vou-
loir se soumettre désormais au serment exigé des élus. Cette réso-
lution a paru surprendre l'administration, qui en a témoigné une
contrariété très vive. M. de Manteuffel, qui faisait, au moment de
l'ouverture de la période électorale, sa visite de prise de posses-
sion à Metz, y réprouva publiquement, en termes indignés, le con-
seil donné par divers journaux de prêter le serment « sans se
croire pour cela engagé dans ses sentimens intimes. »
(( Devant de telles théories, a dit un peu pompeusement le feld-
maréchal, une âme allemande recule d'effroi, et une pareille
argutie, qui n'est ni allemande ni française, est faite pour révolter
même dans le chevaleresque pays de Bayard. » Ce courroux sied à
un soldat, esclave de son devoir, de sa parole, de l'obéissance à
son souverain et du serment qu'il a prêté au drapeau, mais dans
la vie civile il en va autrement. Le serment politique cesse d'être
aussi respectable que M. de Manteuffel le pense quand un gouver-
nement n'y recourt que pour tenir à l'écart des contradicteurs
gênans, qui tirent de la constitution le droit et de leur conscience
le devoir de prendre souci de l'intérêt public. S'il est, en pareil
cas, quelque chose qui « révolte, » pour répéter le terme, peut-être
un peu gros, dont le statthalter s'est servi, c'est moins le fait de
celui qui, surmontant la contrainte morale qui lui est imposée,
prête, malgré ses répugnances, le serment exigé, que l'acte des
gQuvernans qui violentent les consciences dans l'intérêt exclusif de
leur politique, à Taide d'une arme peu courtoise que, par surcroît,
ils s'en vont emprunter à un arsenal étranger. Ce ne sont là ni
arguties, ni sophismes. Depuis que les sujets, dépourvus de tous
droits, sont devenus des citoyens légalement admis à concourir à la
gestion de la chose publique, le serment politique imposé aux man-
dataires du pays a cessé d'être légitime, car il n'appartient pas au
pouvoir contrôlé de tenter d'écarter le contrôle par de tels obsta-
cles qui ne nuisent au surplus qu'à ceux qui, les ayant imaginés,
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25A REVUE DES DEUX MONDES.
les croient infranchissables. Il arrive en eifet toujours un moment
dans la vie publique où les partis vaincus cessent de bouder, c'est^
à-dire d'être dupes, pour se mettre à agir. En Alsace-LorraHae, le
parti indépendant a reconnu que ce moment était venu pour lui»
et c'est pour ce motif que ses candidats ont hardiment franchi l'ob-
stacle qu'on leur opposait. Il semble que le gouvernement, au lieu
d'en paraître ému, aurait dû voir dans ce fait une garantie tout à
fait rassurante pour lui, puisqu'en prêtant serment, au risque
d'être tenus par le vulgaire pour traîtres à leur cause, ces adver<>
saires politiques se sont soumis, au cas où ils y failliraient, aux peines
sévères de la haute trahison. Pourquoi dès lors vouloir seriner
leurs sentimens intimes? Prétendrait-on qu'en jurant fidélité à
l'empereur Guillaume, ils étaient dbligés en conscience de faire du
même coup une décIaraEtion implicite de foi en la perpétuité de la
paix de Francfort et de l'ordre de choses qu'elle a établi? Ce serait
se mettre en contradiction singulière avec Les doctrines les plus
certaines de l'école historique allemande, attendu qu'aucun fait
d'expérience n'a été historiquement démontré plus souvent que la
durée essentiellement éphémère des traités de paix et des empires I
La vérité est que la résolution prise par les candidats du parti
indépendant a fort contrarié le gouvernement et considérablement
dérangé ses calculs. 11 espérait que l'opposition persisterait dans
son intransigeance et son inaction, et qu'ainsi le nouveau Landes-
ausschuss ne différerait guère de ses aînés, qu'on avait pris l'har
bitude de désigner familièrement sous le nom de u chambre des
notaires, » tant y étaient nombreux les officiers ministériels et
autres sommités cantonales de même importance. Toutes les pré*
cautions semblaient avoir été prises par la loi pour conserver à
l'institution ce camctère d'assemblée de ruraux dévoués au pou-
voir : contre l'attente générale, les trente membres en fonctions
dans la précédente assemblée, et dont l'administration avait été en
mesure d'éprouver l'humeur accommodante, furent maintenus dans
leur mandat sans investiture nouvelle , et Ton s'est horné à leur
faire adjoindre vingt-sept nouveaux collègues aommés, les uns
par les conseils généraux, d'autres par les communes rurales grou-
pées par arrondissemens, d'autres encore par les conseils munici-
paux de Metz, Colmar et Mulhouse. Aux chances favorables à sa
politique que le gouvernement attendait de ce mode compliqué
d'élection à deux degrés et à triple origine, a été ajoutée l'obligation
pour les candidats d'être domiciliés dans la circonscription, en
vue d'écarter certaines notabilités déplaisantes, en même temps
que la ville de Strasbourg, où la plupart de ces notabilités résident
et qui est administrée dictatorialement depuis plus de sept ans par
le directeur de la police allemande, reste indéfiniment privée, en
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l'âlsâce-lmuine et l'eufibb gkrmanique. 256
vertu d'une disposition spéciale, de la roix qm lui appartient dans
l'assemblée reconstituée.
Les électeurs ne se sont pas laissé rebuter par ces entraves :
ils ont réussi du premier coup à introduire dans le nouveau Lan-
desausscliuss quelques hommes dont la seule présence suffit à au-
toriser l'espoir qu'enfin le vrai pays va se faire entendre dans cette
assemUée, qui n'avait été pendant six ans que l'émanation d'une
sorte de pays légal, trié et réduit jusqu'au grotesque. Ce n'est
encore toutefois qu'un commencement : il était inévitable que le
parti autonomiste conservât on reste de prépondérance dans ces pre-
mières élections, car il a jusqu'à présent régné en maître dans les
corps électifs, appelés à concourir dorénavant à la formation de la
délégation provinciale ; mais cette situation tranràoire se modifiera
promptement. Du momeot que les moindres élections vont prendre
une importance politique et (pte l'épouvantail du serment a fait son
temps, le champ d'action du parti indépendant s'élargit, et c'est
dans le pays même et non plus seulacnent au Reichstag qu'il aura
maintenant occasion de prouver, en toute circonstance et à tous
les d^és, son influence et sa force. On pourra apprécier ainsi,
dans un avenir prochain, à quoi se réduisent les progrès réels de
la germanisation et ce qui restera sous peu du bruyant parti auto-
nomiste, qui n'a jamais dédaigné, quoiqu'il s'en défende, de sol-
liciter le bienveillant concours de l'administration et d'aller cher-
cher l'appoint indispensable à ses succès dans l'élément immigré
du corps électoral.
Dès sa première session, <}ui s'est prolongée pendant quatre
grands mois, le nouveau Landesausschuss a montré une certaine
crinerie d'allures qu'on n'osait guère espérer lui voir prendre si
tôt. Il s'est produit dans son sein comme un phénomène d'absorp-
tion des nébulosités autonomistes par les élémens plus résolus,
plus décidés et plus agissans que les lecteurs ont infusés à ce corps
en y faisant entrer notammrat cinq des députés de l'opposition ainsi
que Tancien député de Thionville qui avait succombé, aux élections
dernières, sous la coalition des autonomistes et des Allemands.
L'assemblée, se sentant plus nombreuse, est par cela même devenue
plus osée et, comme il arrive souvent, ce sont les timides et les
trembleurs de la veille qui ont été les plus empressés à afficher
leur indépendance et leur audace. On s'est tout de suite mis à
prendre le rôle au sérieux et à jouer au petit parlement. Les résul-
tats obtenus ont-ils répondu à une aussi belle ardeur? C'est une
autre question.
Le parti autonomiste a fait grand bruit du droit d'initiative dont
la nouvelle organisation a doté le Landesausschuss, et les repré-
sentans du gouvernement ont eux-mêmes exhorté à diverses reprises
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256 lETUB DES DEUX MONDES.
l'assemblée à user largement de cette prérogative. De son côté,
M. de Hanteuflel a bien voulu lui rappeler ce que H. de Bismarck
avait déjà dit« en 1871, du prétendu privilège de l'Allemagne de
pouvoir assurer aux siens plus d'indépendance et de libertés réelles
qu'aucun autre pays. Il fut peut-être un temps où cela était vrai,
mais il nous semble que la fondation de l'empire a nui quelqve
peu dans la pratique à cette donnée désormais perdue cooune tant
d'autres choses (dans les régions sereines des souvenirs. En toutcas,
TAlsace-Lorraine ne saurait aspirer, sous ce rapport, à devenir
l'égale de l'heureuse Bavière, qui, entre autres libertés, a réussi,
non sans peine il est vrai, à consj^rver celle de mûntenir la chenille
nationale sur le casque de ses troupes, ni du Wurtemberg et du
grand-duché de Bade qui, eux aussi, jouissent de quelques a droits
réservés, » ni même d'aucun des autres états confédérés, auxquels
a été laissée, dans le règlement de leurs affaires intérieures, quelque
ombre d'indépendance, que la charge annuelle toujours croissante
des contributions matriculaires réduit d'ailleurs, en fait, à bien peu
de chose. L'Âlsace-Lorraine, n'étant pas un étaty n'a politiquement
aucun droit; c'est un territoire indivis, administré par des fonction-
naires de Tempire, ou mieux un champ d'essai sur lequel la Prusse
introduit et expérimente à sa guise les institutions et les lois qu'elle
se propose de généraliser et a d'impérialiser » plus tard. On a vu
en quoi consiste, dans la réalité, l'autonomie laissée aux Alsaciens-
Lorrains. En législation comme en' administration, tous les points
stratégiques ont été solidement occupés, et le Landesausschuss se
heurtera à des obstacles insurmontables toutes les fois que, dési-
reux d'user, comme on l'y encourage, de son droit d'initiative et
jaloux de se faire l'interprète de l'opinion publique, il voudra ten-
ter de replacer l'Âlsace-Lorraine sous un régime légal tolérable.
À tout instant, il devra reculer devant les chausse- trapes habilement
semées sur son chemin par des lois impériales qui le rappelleront
au juste sentiment dé son impuissance. Il lui sera bien permis
d'émettre respectueusement des vœux dont les statisticiens de
l'assemblée prendront plaisir à tenir catalogue exact, mais c'est à
cela que se bornera le fruit de ses efforts dans toutes les questions
où les intérêts généraux du pays sont le plus gravement lésés par
le régime allemand.
C'est en vain, par exemple, que le Landesausschuss s'efforcera,
comme il vient déjà de l'essayer, de rendre un peu plus suppor-
table la dure condition imposée aux optans et à leurs familles par
un gouvernement qui n'a pas dédaigné de faire du mal du pays un
des principaux auxiliaires de sa politique : l'article 11 de la loi
militaire du 2 mai 1874, spécialement rédigé en vue de faire échec
à l'émigration alsacienne-lorraine, empêche par avance toute cw-
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l'alsace-lorkaue et l'empire geruanique. 257
cession sérieuse sur ce point, qui intéresse pourtant au plus haut
degré la prospérité d'un pays où l'émigration a créé des vides si
funestes. De même, l'article 31 de la loi du 7 mai 1874 sur le
régime de la presse dans l'empire allemand a exclu formellement
les Alsaciens-Lorrains de la jouissance des libertés qu'elle règle,
et ce n'est que par tolérance et à titre d'essai que, dans son équité,
M. de Haoteuffel a pris sur lui d'atténuer un peu en cette matière
les rigueurs de la précédente administration. L'inviolabilité du do-
micile et la liberté individuelle ne sont pas mieux garanties, puis-
qu'une des premières dispositions de la loi du à juillet 1870 a été
de consacrer légi^ativement à nouveau le principe de l'état de siège
permanent, sous lequel l'Âlsace-Lorraine est tenue en vertu de l'ar-
ticle 10 du décret du 30 décembre 1871. Il serait facile de multi-
plier ces exemples, notamment en matière fiscale. Malgré ses
efforts et sa bonne volonté, le Landesausscbuss ne pourra rien
contre ce savant réseau de dispositions législatives placées hors de
sa portée et qui servent d'instrumens et de base à l'œuvre de la
germanisation.
n éprouvera cette même impuissance quand il en viendra, comme
il le projette, à aborder la question du personnel administratif et
de la réduction du chiffre des traitemens, indemnités et pensions
qui imposent depuis trop longtemps au budget d'Alsace-Lorraine
des charges véritablement ruineuses. La seule administration des
sous-préfectures, qui n'entraînait guère, sous le régime français,
qu'une dépense annuelle de 60,000 francs pour les trois départe-
mens, dévore maintenant plus de 300,000 francs par an ; il est vrai
qu'à ce prix chaque sous-préfet touche une indemnité spéciale de
A,000 fr. pour l'entretien de la voiture et des deux chevaux jugés
indispensables au maintien de son prestige. Les contribuables esti-
ment que c'est les condamner à payer un peu cher une chose
impalpable et qu'en général il serait temps, aujourd'hui que le
budget qu'ils alimentent a si grand'peine à joindre les deux bouts,
de réviser dans son ensemble une tarification qui a pour effet d'ab-
sorber, comme je l'ai dit, plus de 13 pour 100 des revenus de la
province et qui date d'une époque où la magie des milliards avait
troublé en Allemagne les saines notions de l'arithmétique budgé-
taire. Malheureusement, de ce côté aussi, le mal est devenu pour
longtemps irréparable, et le Landesausscbuss, quelque rigueur qu'il
Y mette, ne réussira en définitive à faire, sur les dépenses du per-
sonnel et des bureaux des divers services, que des économies de
bouts de chandelle. Ce n'est pas, en effet, sans mr)tirs que l'admi-
nistration allemande a été organisée sur un si large pied : fonction-
naires et employés sont autant de pionniers du germanisme, et
* son lu — 1880. 17
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253 BEYDE DES DEUX MONDES,
puisque les Alsaciens^Lorrains s'obstinent à ne rien faire pour leur
rendre la vie agréable et coiBunode, il faut bien que de gros traite^
mens et autres « douceurs,» eomme on dit en Prusse, leur tiennent
lieu de fiche de consolation. Leurs droits à tous sont désormais
acquis; la loi impériale allemande, qui a étendu le principe de
rinamovibUité absolue à^ toutes les branches de radministration,
assure^ sauf de rares exceptions, au moindre employé et au plus
modeste fonctionnaire de l'empire ime situation matérielle à peu
près inexpugnable. InstaUés dans la place, il est naturel qu'ils
entendent y rester, et si le Landesausschuss, faisant le compte,
s'avisait de trouver qu'il en est parmi eux un grand nombre dont
« le bien du service » se passerait à merveille, l'adininistratioB se
hâterait de lui répondre par la bouche de M. Herzog :
Je stiis prètt à sorUr avec toato ma bande,
SI voua poQvea noua mettre bora.
Le Landesausschuss s'y casserait les dents. Il a déjà pa voir, dans
une circonstance récente, le danger qu'il y a de s'attaquer, même
indirectement, à cette gent d'autant plus irritable et plus suscep-
tible qu'elle a conscience de remplir strictement ses devoirs envers
l'empire en se montrant le plus réche qu'elle peut à l'égard d'ad-
versaires avoués des institutions qu'elle sert. Une commission du
Landesausschuss ayant consigné dans son rapport des critiques très
fondées sur certains détails de service, les fonctionnaires qui se
sont crus atteints ont au^itôt menacé, par la voie de la presse,
rapporteurs et orateurs de les poursuivre en diflamation s'ils per-
sistaient à se mêler de choses qui ne les regardent pas. Le Lan-
desausschuss, justement offusqué, s'est alors souvenu que le l^s-
lateur avait négligé de lui assurer par l'inviolabilité parlementaire
une entière liberté de discussion, et il a réclamé pour ses membres
cette immunité reconnue indispensable à toute assemblée délibé-
rante, mais qu'on n'aura garde de lui accorder. L'administration
veut tenir le Landesausschuss sous sa dépendaïk^e et ne le trouve
déjà que trop émancipé par l'mtrusion de certaines personnalités
qui y ont pénétré en se soumettant, contre toute attente, à la
formalité du serment.
C'est, on le voit, un rôle des plus ingrats et plein d'embûches que
celui qui est assigné à cette assemblée. Entre l'administration et
elle, la partie n'est rien moins qu'égale. On ne réussira à faire bon
ménage qu'à condition d'aller, en toutes choses de quelque impor-
tance, au-devant des désirs d'en haut. Le Landesausschuss ne
peut rien sans l'assentiment du conseil fédéral, bien que, dans ce
comité suprême des représentans des souverains allemands, TAlsace-
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L'ALSACE-iORBAJOÎE £X l'ëN^IRë CrEBMANIQUE. 25&
•Lorraine n'ait pas xnôrn^ droit au tabouret; elle n'y dispose que
d'une seUette où il lui sera loisible de venir s'asseoir quand ses
intérêts personnels seront en cause. Le gouvernement s* est d'ailleurs
réservé la faculté d'obtenir directenient du Reichstag, sans le con-
cours du Landesaossohuas., les loûs spéciales à l'AIsace-Lorraine
qui n'auraient pas chance d'être agréées et votées par les véritables
mandataires du pays.
Tant de précautions sont bien faites , on en conviendra , pour
inspirer au Landes&usschuss la modestie qui sied à une assemblée
aussi rigoureusement tenue en tutelle. Il ne lui faudra pas long-
temps pour s'apercevoir que le pays de quinze cent mille âmes
qu'il représente a moins de droits, moins de préroigatives, moins
d'immunités, moins d'autonomie, moins de libertés réelles que les
deux principautés de Reuss, qui se partagent entre elles un nombre
d'babitans inférieur à celui de la seule ville de Strasbourg, ou que
la principauté de Schaumbouiig-Lippe, moins peuplée que Metz, et
qui, toutes trois réunies, équivalent à peine en superficie au dixième
du territoire alsacien. Il fera sagement de se contenter de gruger
les écailles qu'on lui laisse et de ne point perdre de vue que, dans
le système prussien, le régime parlementaire n'est admis qu'à titre
de concession peu gênante à l'engouement du siècle pour les assem-
blées délibérantes : on ne l'emploie que pour distraire la galerie
pendant que d'autres se chargent de la politique a réelle. » Les mésa-
ventures récentes du conseil fédéral et du Reichstag ont dû l'avertir
que, quand les assemblées de ce genre se prennent au sérieux en
Allemagne, la foudre suit de prës« On a d'autant plus l'œil sur le
Landesaussobuss que^ quoi qu'il fasse et quelque modération qu'il
y mette dans la forme, ses critiques rejailliront toujours forcément
contre l'ensemble du système politique et administratif imposé à
l'Alsace-Lorraine, en mettant à nu ce que ce système, dans toutes
ses ramifications, a d'incompatible et d'inconciliable avec les vrais
intérêts du pays. Si, dans la première session qui vient de se clore,
les nouveaux chefs de l'administration dot été en général pleins de
prévenance et de courtoisie envers l'assemblée, c'est qu'ils savent
qu'on ne s'instruit jamais mieux qu'en écoutant ses adversaires,
et que l'habileté suprêmeconsisteàles confesser à fond dès l'abord,
pour arriver plus vite à s'en passer. Aussi M. Herzog et ses auxiliaires
ont-ils montré une apparente bonne grâce et jusqu'à de la déférence
dans leurs relations officielles et publiques avec le Landesausschuss;
mais les personnes au courant des secrets des bureaux affirment
que c'est sur un tout autre ton qu'on y parlait de la prétention des
représentans de l'Alsace-Lorraine à passer au crible les* moindres
actes de l'administration, et que, du haut en bas de l'échelle, on
s'irritait de plus en plus, pendant cette laborieuse session de quatre
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260 BEVUE DES DEUX MONDES.
mois, d'un contrôle que tout fonctionnaire prussien est porté, pai»
son éducation et ses préjugés, à tenir pour offense personnelle.
Certaines correspondances officieuses, se faisant les interprètes de
cet état progressif d'agacement, ont charitablement averti le Lan-
desausschuss que ce que le conseil fédéral et le Beichstag ont oc-
troyé, ils restent toujours maîtres de le reprendre. A bon entendeur
salut. Quoi qu'en puissent penser les autonomistes, l'autonomie de
l'Alsace-Lorraine est encore trop embryonnaire pour qu'il n'importe
pas de préserver un aussi faible germe de tout accident, et un tel
accident est fort à redouter aussitôt que M. Herzog aura complété
son instruction sur les affaires du pays.
Il convientM'insister ici sur un point qui n'a pas été assez remar-
qué, selon nous. M. de Bismarck, auquel les autonomistes ont tant
servi et doat il a si habilement joué, leur a laissé l'illusion de
croire et la satisfaction de proclamer que c'est à la sagesse de leur
parti et aux efforts de leurs coryphées qu'étaient dus les cbange-
mens qui viennent d'être apportés au régime politique et adminis-
tratif de l'Alsace-Lorraine. Bien pourtant n'est moins conforme à la
réalité. C'est le chancelier impérial en personne qui, à un moment
où les autonomistes, encore abattus par un précédent échec, étaient
plus découragés que jamais, a fort inopinément provoqué cette
modification, en invitant leur chef à l'interpeller à la tribune. Cela
se passait dans les derniers jours de février 1879. Il serait oiseux de
préciser les menus incidens de la mise en scène : l'audience accor-
dée par le prince impérial, le rappel par télégraphe des députés
autonomistes, alors très tranquillement à Strasbourg, bien que la
session du Beichstag fût ouverte, leurs allures affairées et leurs
délibérations effarées en quête d'une formule de programme pré-
sentable. Heureusement pour eux que M. de Bismarck avait d'a-
vance pourvu à tout. Lui qui, pendant des annét s, s'était si agréa-
blement moqué des autonomistes et de leurs aspirations, entendait
maintenant que l'Alsace-Lorraine devint a autonome )> sur l'heure
et quoi qu'elle en eût. Il avait son idée, et il fallait que tout le
monde emboîtât le pas. Vers le même temps, et peu après le vote
de la loi d'organisation, il alla trouver, — ou manda auprès de lui,
je ne sais, — le feld-maréchal dé Manteuffel, qui revenait alors
de Carisbad, encore souffrant et ne se soutenant qu'à l'aide de
béquilles, et lui dit à brûle-pourpoint : « Excellence, voulez-vous
aller à Strasbourg et régner sur l'Alsace-Lorraine? » Et comme le
feld-maréchal hésitait, alléguant son âge, ses infirmités, la saoté de
sa femme, morte depuis : a Excellence, reprit péremptoirement le
chancelier, je suis chargé de vous informer que sa majesté l'em-
pereur vous ordonne d'accepter le poste de Strasbourg. »
Ce choix paraît avoir surpris en Allemagne, où le sourd antago-
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l'aLSACE-LOBRAINE et L'£M?IRE 6ER&IANIQUE. 261
nisme qui existe entre le feld-maréchal et le chancelier n'a jamais
été un mystère; mais ce n'était pas là une considération de nature
à arrêter M. de Bismarck; bien au contraire. L'important pour lui
était d'installer ouvertement et officiellement en Alsace -Lorraine
le meilleur gardien du « glacis de l'empire » que le grand état-
major pût souhaiter» et de mettre sous la direction ostensible d'un
homme connu pour jouir de la pleine conGance de l'empereur une
administration qui, dans la réalité, continuerait à n'obéir qu'aux
inspirations de la chancellerie. Un de ses premiers soins a été de
mettre à côté du feld-maréchal, comme secrétaire intime, son propre
fils, le comte Guillaume de Bismarck, et le procès d'Arnim a dé-
voilé, on se le rappelle, la nature des services que le chancelier
attend de ces jeunes conseillers d'ambassade en mission, admis à
toute heure du jour dans l'intimité de leur chef. Quant à l'admi-
nistration proprement dite, il l'a remise aux mains d'un haut per-
sonnel entièrement dévoué à ses vues et qu'il a lui-même façonné ;
il est sûr que des hommes tels que MM. Herzog, de Puttkammer,
de Pommer-Esche et Mayr, chargés de gérer les divers ministères
nouvellement institués, sauront toujours opposer, selon les besoins,
toute l'inertie bureaucratique qu'il faudra pour neutraliser les élans
du bon cœur de M. de ManteufTel. L'épreuve en a été faite dès les
premiers mois.
M. de Bismarck est ainsi arrivé à introduire dans l'ensemble du
système la dose de frottement voulue pourTempêcher de fonction-
ner trop aisément sans lui et pour le laisser toujours libre lui-
même d'intervenir à un moment quelconque, suivant que sa propre
politique l'exigera. Après les illusions qu'il parait s'être faites,
comme tant d'autres, sur la rapide germanisation de l'Alsace-Lor-
raine, il semble passer maintenant à l'autre extrême, ses allures
primesautières ne s'accommodant point du juste milieu bourgeois ;
tout indique que personnellement il ne serait pas fâché que les
choses allassent désormais de mal en pis dans le a pays d'empire, »
afin de lui fournir un prétexte de faire faire un grand pas de plus
à sa politique impériale et prussienne. On n'a pas oublié en Alsace-
Lorraine certaine déclaration qu'il fit incidemment, de la façon la
plus inattendue, dans la séance du Reichstagdu 21 mars 1879, à
l'occasion même de la discussion de la loi qui règle l'organisation
nouvelle, o La question, a-t-il dit, s'est posée desavoir s'il avait été
bon et s'il est avantageux de persister à faire de l'Alsace et de la
Lorraine un seul et même pays, ayant une administration com-
mune. Je comidère cette question comme ouverte. L'homogénéité
de Tensemble soulTre réellement de cette fusion. 11 est possible que
l'Alsace à elle seule se consolide plus vite et mieux que si l'on
continue à lui accoupler l'élément hétérogène lorrain, et il n'y a pas
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202 BSYUE I»S DEUX MONBES*
impossibilité à imaginer pour chacane des deux fractions un gou-
vernement séparé. Au surplus, il me faut confesser que je n'ai pas
l'intention de me faire actuellement une opinion sur cette que^
tion, qui appelle des études politiques et militaires approfondies;
je le puis d'autant moins que j'ignore ce qu'en pensent les gou-
vernemens confédérés. »
M. de Bismarck n'a pas l'habitude, on le sait, de perdre ses
paroles et il est, par contre, coutumier de ballons d'essai de oe
genre. Dans la circonstance, son intention n'est pas douteuse : il
voudrait familiariser les « copropriétaires » de 1* Alsace-Lorraine
avec l'idée d'un dépècement profrtable à la Prusse. Le désintéres-
sement que cette puissance a montré en 1871 en ne s' annexant
directement aucune parcelle de ce territoire, qu'il lui eût été alors
si facile pourtant de se faire adjuger tout entier, a paru contraire
à toutes ses traditions, car depuis un siècle que la Prusse fait par-
ler d'elle, chacun de ses pas a été marqué par un accroissement
du domaine royal des Hohenzollern. A l'heure du triomphe, M. de
Tmtschke , l'ardent apôtire de la politique historique, l'avait dit
nettement au Reichstag : « J'aurais souhaité que ces pays fussent
incorporés à l'état prussien, et cela par une raison toute pratique.
Je m'étais dit : La tâche de ramener à notre pays ces rameaux qui
lui sont devenus étrangers est si grande et si difficile qu'il ne la
faut confier qu'à des mains éprouvées, et où existe-t-il dans l'em-
pire allemand une force politique qui ait autant que l'antique et
glorieuse Prusse fourni des preuves de son don de germaniser? 11
m'est bien permis de le dire sans être taxé de jactance, à moi qui
ne suis pas né Prussien (M. de Treitschke est de Dresde) : cet état
a arraché les Prussiens eux-mêmes à la Pologne, les Poméraniens
à la Suède, les Frisons à la Hollande, les Rhénans à la France, et
elle recule journellement encore de quelques pouces vers l'est les
bornes de la civilisation allemande. C'est à cette force éprouvée, pen-
sais-je, que nous devrions confier du côté de l'ouest aussi la tâche
d'y être le héros et l'augmentateur de l'empire. »
M. de Bismarck pense sans doute tout à fait de niéme, et si Diea
lui prête vie et favorise ses desseins, il se fera un vrai pjjaisir d'être
« r augmentateur » que M. de Treitschke réclame et <le montrer
au fougueux professeur d'histoire de l'université de Berlin qu'il
est, avec le temps, moyen de mettre tout le monde d'accord, pour
qui sait attendre et saisir le moment opportun. II y a huit ou neuf
ans, la Prusse ne se souciait pas du cadeau, car il lui semblait de
beaucoup préférable de porter au compte commun de l'empire la
mise en état de son « glacis. » D'un autre côté, il lui parut sage
de renoncer à un avantage immédiat en vue d'un résultat plus
grand que lui réservait l'avenir. Constituée en pays indivis, TAl-
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l'alsâce-lorbaine et l'empire germanique. 2@3
sace-Lorraine servait à la palitique prussienne d'instrument excel-
lent pour assouplir l'Allemagne entière au système de gouvernement
militaire, pour la tenir &i haleine après avoir déjà servi à la ruer
à la conquête, et enfin pour tirer d'elle des sacrifices que, sans le
prétexte d'avoir à défendre ensemble cette conquête commune, elle
eût diflicilement consentis et encore moins endurés si longtemps.
 présent la situation s'est sensiblement modifiée; au point de vue
militaire, le u glacis, » dont l'outillage est au complet, n'exige plus
que de menues dépenses d'^tretien, et de son càté l'Allemagne,
d'ailleurs bien revenue de l'engouement que lui avait inspiré la
possession de l'Âlsace-Lorraine, est suffisaounent prussifiée pour
faire entrevoir le moment où l'on pourra se remettre à médiatiser :
c'est une tradition à renouer, et c'est naturellement par TAlsace-
Lorraine qu'il conviendra de commencer. Gomme M. de Bismarck
serait bien servi dans ses desseins s'il parvenait à persuader aux
Allemands que les Alsaciens, les Lorrains surtout, sont décidément
ingouvernables et que, pour les mater, il n'y a rien qui vaille le
système préconisé dès les premiers jours par M. de Treitschke I
Quel bel argument fournirait au chancelier impérial l'échec trop
probable de la mission de M* de Manteuffel ! « L'autonomie » re-
connue impossible^ la solution serait toute trouvée : la Prusse, en s'of-
frant à assimiler les n indomptables » Lorrains, se ferait un devoir
patriotique de prolonger la régence de Trêves jusqu'au sud de Metz,
de façon à retourner contre la France un o coin » bien autrement
redoutable, sur une frontière ouverte, que ce pauvre coin émoussé
de Lauterbourg, que l'Allemaigne affectait de dénoncer comme une
perpétuelle menace contre son repos. Quant à l'Alsace, on verrait :
cette région a été de tous temps particulièrement exposée à l'infiltra-
tion allemande. On espère qu'un jour arrivera où la population d'ou-
tre-Rbin étant devenue prépondérante en Alsace, il sera facile de lui
persuader que, puisque la famille politique allemande, telle qu'elle
est constituée^ n'& pas place dans son sein pour une république, il
est de son intérêt, si elle veut être promue au rang d'état confé-
déré, de se choisir un souverain ; et quel choix, dans ce cas, serait
plus indiqué que celui du grand-duc de Bade, allié à la famille
impériale et qui att^id encore la récompense du zèle que son artillerie
a mis à bombarder Strasbourg 7 Ce serait assurément une satisfac-
tion historique de haut goût et comme unetardiverevancbedeTolbiae
que la reconstitution, de la Forêt noîreaux Vosges, de l'antique duché
d'Alémannie érigé en royaume, et cette satisfaction suffirait sans
doute pour consoler le reste de l'Allemagne de n'avoir point de part
au gâteau.
La question que M. de Bismarck tient pour a ouverte » indique
qu'il existe dans sa pensée d'autres raisons que les obstacles consti-
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26& RETUE DES DEUX MONDES.
tutionnels que l'on a coutume d'alléguer, pour retarder d'année en
année l'organisation définitive de rAlsace-LorraiDe et pour ne rien
faire non plus qui puisse faciliter le retour des optans. Le danger
d'un dépëceroenr, qu'il n'est plus permis, depuis la déclaration du
chancelier, de tenir pour chimérique, n'échappera pas, il faut le
souhaiter, à la perspicacité du Landesausschuss et l'invite à ne point
se laisser emporter par une fougue trop juvénile. Déjà la presse offi-
cieuse a émis l'opinion que l'espèce de souveraineté à laquelle prétend
cette assemblée constitue un péril qui serait évité si le Landesaus-
schuss était fondu dans le Landtag prussien. Tout cela mérite ré-
flexion. Les faits récens qui se sont passés à Berlin lui montrent
l'inconvénient qu'il y a de provoquer, même sur le terrain légal,
la mauvaise humeur du chancelier et avec quel art M. de Bismarck
se sert de préférence de ce qui lui fait obstacle pour arriver à la
réalisation de ses plans. Que signifie ce complet détachement qu'il
affecte tout à coup à l'égard des afiaires de l' Alsace-Lorraine, qui
encore il y a peu de mois, reposaient toutes entières sur ses épaules
et qu'il avait lui-même déclaré prendre résolument en main, comme
(( avocat des populations annexées? » L'histoire de la politique alle-
mande des dix derniers années enseigne que c'est toujours mauvais
signe quand M. de Bismarck semble se désintéresser d'une question
comme celle-ci ; c'est Tindice que la mise en scène est réglée et
que le régisseur a terminé sa tâche.
Aussi est-il du plus haut intérêt pour l' Alsace-Lorraine que ses
représentans ne se laissent pas entraîner par leur importance nou-
velle à fournir quelque prétexte contre le maintien de l'état de
choses actuel, car, du côté de l'Allemagne, il ne pourrait que lui
advenir pis. Les' diflicul tés que l'administration allemande rencontre
dans son propre sein et qui proviennent surtout de l'impossibilité
où elle est de concilier ses principes de gouvernement avec les
sentimens et les intérêts des populations conquises, ne prêtent déjà
que trop au danger permanent de quelque modification inattendue
et subite dont l' Alsace-Lorraine pâtirait à coup sûr. Au dualisme qui,
du temps de M. de Mœller, existait entre Berlin et Strasbourg, a suc-
cédé maintenant, à Strasbourg même, un dualisme d'un autre genre,
entre M. de Manieuflel, lieutenant impérial, et M. Herzog, ministre
d'état. Dès le début, il en est résulté des froissemens qu'on a d'a-
bord essayé de nier et qui sont pourtant bien réels, qui même étaient
inévitables. M. de Manteuffel a pris son rôle de conciliateur au sé-
rieux et il l'a tout de suite prouvé en se montrant plus tolérant que
son prédécesseur à l'égard de la presse et du clergé catholique. 11
s'est réservé le gouvernement des hommes, tandis que M. Herzog et
ses collaborateurs prétendent n'abandonner que le moins possible
de l'administraiiou des affaires, comme si les hommes se pouvaient
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l'aIiSACK-lorbaine et l'emppe germakique. 265
gouverner sans tenir un compte incessant de leurs intérêts et qu'il
fût possible d'administrer en faisant abstraction du côté politique
des choses. Cela se voit pourtant journellement en Allemagne, où l'on
s'applique à faire de l'administration la pratique de l'absolu, alors
qu'ailleurs la politique elle-même passe généralement pour être la
science du relatif. M. Herzog, qu'on dit être le type accompli du
bureaucrate prussien, ne peut ni ne doit, à son point de vue, con-
sentir à aucune concession sérieuse, de peur de paraître hésiter ou
faiblir aux yeux des populations, qui seraient promptes à voir dans
un retour à des procédés plus doux une marque de repentir ou un
aveu d'impuissance. M. de Manteuffel pourra bien obtenir de lui
quelques atténuations temporaires à des pratiques trop rigoureuses,
mais la raideur naturelle à l'administration prussienne reviendra
au galop parce qu'elle est inhérente au fonctionnement même du
mécanisme. En prenant la défense des services qu'il dirige et anime
de son esprit, et dont le personnel saurait au besoin, comme je l'ai
fait voir, se défendre lui-même, c'est un peu son œuvre propre que
M. Herzog défend, car il a été associé dès les premiers jours à M. de
Bismarck dans la tâche qu'il est maintenant chargé de poursuivre,
à Strasbourg même, sous l'autorité pour ainsi dire nominale de
M. de Manteuflel. Etant seul responsable, M. Herzog ne peut se
prêter qu'avec une extrême répugnance à des tempéramens qui
déconcerteraient et inquiéteraient le personnel dont il est le chef,
car que resterait-il en Alsace-Lorraine à la Prusse si l'administra-
tion venait à y être ébranlée?
Dans de telles circonstances, des désaccords plus ou moins aigus
et durables naîtront à tout instant comme d'eux<*mêmes entre
M. Herzog et M. de Manteuffel, et, comme je l'indiquais, c'est
peut-être là-dessus que M. de Bismarck a surtout compté. M. de
Manteuffel a accepté sa mission sans entraînement ni grandes illu-
sions, en soldat auquel son souverain juge bon d'assigner un poste.
Il fera pour s'y maintenir complète abnégation de ses convenances
et de ses intérêts personnels, mais il est âgé, maladif, attristé par
des deuils récens, et déjà plusieurs fois il a donné publiquement
des marques de lassitude et de découragement. Qu'adviendrait-il
s'il venait à manquer à une organisation qui repose, en fait, tout
entière sur lui, puisque ce n'est qu'à la considération de sa personne
qu'elle.a dû de voir le jour? La question ne laisse pas d'être grave.
En attendant, le feld-maréchal s'efforce de poursuivre l'œuvre de
conquête morale commencée par lui, dans un esprit paternel tout
à fait conforme aux tendances un peu mystiques qui forment un
des côtés saillans de son caractère.
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266 REVUE DES DEUX MONDES.
III.
Nous De ferons pas ici la biographie détaillée de M. de Man-
teuffel. Pendant une carrière déjà longue de plus d'un demi-siècle,
dans laquelle il a débuté à l'âge de dix-huit ans comme a avanta-
geur )) dans les dragons de la garde prussienne, le feld-maréchal
s'est signalé en vingt circonstances diverses, tantôt comme soldat,
tantôt comme diplomate ou gouverneur de province, et il s'est
toujours acquitté avec tant de succès des hautes missions qu'il
devait à ht confiance de son roi, qu'il n'est pas d'homme en
Prusse qui compte autant que lui d'envieux et de jaloux. On le dis-
cute autant dans le monde militaire et le monde officiel que dans
le monde bourgeois, aux yeux duquel il passe pour personmfier
plus spécialement l'influence de la cour, dans la triade que M. de
Manteuffel forme avec M. de Bismarck et M. de Moltke. €e qu'on
semble surtout lui reprocher, c'est une certaine hardiesse d'opi-
nions et une personnalité d'allures qui choquent dans un pays où
l'originalité n'est permise qu'au chancelier de l'empire. M. de Man-
teuffel ose avoir ses idées à lui et les exprimer au besoin : c'est
ainsi qu'il n'a laissé ignorer à personne sa désapprobation de la
conquête de l' Alsace-Lorraine. Il a surtout dans les relations cette
séduction de manières et de ton que les Allemands sont générale-
ment «portés à tenir pour une marque de faiblesse et d'infériorité.
Tandis qu'il commandait à Nancy l'armée d'occupation, son entou-
rage concevait mal qu'ayant le droit de se conduire en rettre, il
préférât agir en galant homme. On dit que M. Thîers ne manquait
jamais, quand il parlait de lui^ de le qualifier à! adorable. Ses façons
simples, affables, pleines d'aménité et de bienveillance en font ai
gentilhomme de la vieille école, sachant inspirer le respect sans
avoir à l'imposer et la confiance sans la solliciter. 6a sûreté de tact
et sa largeur de vues l'ont dès longtemps mis hors de pair dans le
milieu social et le monde de hobereaux au sein desquels il est con-
danmé à vivre. D'une intelligence ouverte, toujours en éveil «t des
plus cultivées, il est de plus homme d'esprit tiu meilleur sens du
mot. Un seul trait suffirait à le classer oonmie tel : dans un temps
qui a vu tel illustre pédant de l'académie de Berlin pousser la teu-
tomanie jusqu'à s'excuser publiquement du nom français qu'il tient
de ses ancêtres, M. de Manteuffel ne craint pas de louer tout haut
la civilisation française et de confesser son faible pour elle. Il prend
plaisir à rechercher les occasions de parler français et parait mettre
quelque coquetterie à montrer, par l'aimable abandon et la forme
châtiée de son langage, à quel point l'usage de cette langue lui est
familier. Son inclination pour la France ne va pas toutefois jusqu'à
l'alsace-lorrainb et l'empire germanique. 267
Famour des Français : ses préférences sont à la fois celle d'un
homme de goût et d'un homme de cour, captivé par les traditions
d'élégance et de sociabilité que le grand Frédéric avait tenté de
transplanter de Versailles à Potsdam.
M, de Manteuffel est en effet, avant tout, un conservateur prus-
sien : il en a le piétisme comme l'esprit de discipline et le a loya-
lisme » envers la couronne. Toute sa carrière n'a été que la con-
stante mise en pratique de la devise nationale : Mit Gotl, fur Kœnig
imd Vaterland. L'empereur, qui lui témoigne dans l'inlûnité uae
affection de frère et en public une confiance absolue, a toujours
été sûr de trouver en lui l'homme de tous les dévouemens. J'ai rap-
pelé plus haut la façon dont M. de Bismarck a décidé le feld-maré-
chal à se rendre en Alsace. 11 s'y est présenté en père plutôt qu'en
chef, avec une modeste résignation qui est encore un des traitô de
son caractère. Quand il reçut, en janvier i871, l'ordre d'entre-
prendre la célèbre marche de flanc q;ui eut pouo conséquence de
porter la déroute dans l'année du général Bourbaki et de la rejeter
en Suisse, le futur feld-maréchal écrivit le billet suivant à sa femme :
<f Ma chère Bertha, lorsque ce mot te parviendra, tu sauras déjà
par le télégraphe si ton mari a en lui l'étoffe d'un général d'armée
ou s'il n'en a que les prétentions. » Rien de plus; le roi com-
mande, Dieu bénira l'œuvre s'il lui plaît.
A l'âge où l'enfant se transforme en^ adolescent, M.^ de Manteuffel
a été l'élève de M"« deKrudener,qui lui pronostiqua le» plua- hautes
destinées. La blonde visionnaire parait avoir transmis à son élève
quelque chose de son mysticisme, et cette tendance s'accroît com-
munément avec l'âge. De cette toamure donnée à son éducation) pre-
mière viennent sans doute chez le feld-maréchal l'abnégation et le
doux sentimentalisme qui percent dans ses actes. Son caractère est
formé d'un curieux mélange de fatalisme historique et de soumis-
sion à la volonté divine : on dirait d*un mariage mystique entre
Hegel et M"™^ Guyon. Parfois aussi ses propos trahissent quelque
chose de cet^ philosophie suivant laquelle « les malheurs particu^
liers font le bien générait, de sorte que plus il y a de ma^urs par-
ticuliers et plus tout est bien, » par k raison que Dieu ne saurait
mal faire et que rois et sujets ne sont entre ses* madns^ que des in-
strumens de ses sacrés desseinsw Tel a; été à peu près le thème des
diverses- allocutions que Ml de Manteuffel' a tenues à son arrivée en
Alsace-Lorraine. Il s'est montré tout pénétré delà doctrine de saint
Paul sur l'obéissance due aux puissans, doctrine dont il ne fait pas
seulement un article defoi<, mais bien une base de gouvernement
H a certainement une vue exacte de la situation quand, s'at^
tachant à prendre les Alsaciens- Lorrains par le sentiment, il
renonce à leur démontrer, contre toute* évidence, qu'il&ont gagné
uiyiiizeu uy "v^j vy\JVc Iv^
268 BBTUB DE8 DEUX MONDES.
au change et qu'il va même jusqu'à concéder qu'ils y ont perdu,
ce qui, soit dit en passant, n'est guère flatteur pour l'empire alle-
mand. Mais quand, tout en disculpant la politique de conquête, il
recommande aux conquis la politique de la soumission à ce qu'il
appelle les <c décrets de la Providence, » nous croyons qu'il fait
fausse route. L'empereur d'Allemagne, avant lui, avait déjà exhorté
à différentes reprises les Alsaciens à se plier aux « arrêts de l'his-
toire, » à quoi les Alsaciens ont objecté qu'on paraît bien pressé
à Berlin de coucher l'histoire par écrit et de tenir pour arrêt his-
torique ce qui pourrait bien n'être qu'un moment de Vidée^ suivant
la doctrine hégélienne du perpétuel devenir. 11 en est un peu de
même de ces décrets providentiels que les Allemands ont eu tant
hâte d'interpréter en leur faveur. H faut, pour juger de ces choses,
un peu de « reculée, » comme disent les artistes, et le temps seul
vous met au point de perspective qui permet d'y voir clair, surtout
depuis que les hommes s'appliquent si fort à embrouiller les éche-
veaux.
Le moindre défaut de cette argumentation théologique est de
ne convaincre que ceux qui en tirent profit : il y a longtemps qu'on
a dit qu'il existe deux livres, la Bible et les Pandectes, qui jamais
ne restent muets pour qui les interroge, et M. de Manteuffel assu-
rément n'ignore pas que, si l'Évangile recommande la soumission
à la volonté divine, il enseigne aussi que « les jugemens de Dieu
sont impénétrables et ses voies incompréhensibles. » Alsaciens et
Lorrains Tout bien reconnu, et leur perplexité dans leurs cruelles
épreuves a été d'autant plus grande que les Allemands eux-
mêmes n'ont jamais réussi à se mettre d'accord sur le point de
savoir si c'est pour sa punition ou son bonheur que l' Alsace-Lor-
raine a été conquise par eux. En tout cas, la population victime de
cette conquête n'a pu se persuader qu'il fût écrit que son terri-
toire devait être un jour érigé en « pays d'empire, » que l'insti-
tution du Landesausschuss fût d'émanation divine, ni qu'il y eût
quoi que ce soit qui indiquât la mission providentielle 4e la Prusse
dans les tâtonnemens par lesquels son administiation a si bien
révélé son origine purement humaine.
Soumis à la Providence, les Alsaciens - Lorrains l'ont toujours
été, et la meilleure preuve qu'ils en donnent, la seule que l'Alle-
magne ait le droit d'exiger d'eux, c'est qu'ils rendent exactement
à César ce qui appartient à César : on assure même que César retient
au-delà de son dû. Que veut-on de plus? L'affection, l'amour, la
sympathie, ne se commandent pas. On va, ce semble, un peu loin
quand on leur fait un devoir de conscience de « devenir d'autant
meilleurs Allemands qu'ils avaient été bons Français. » Il faut avoir
fréquenté les universités d'outre-Rhin pour saisir d'aussi profondes
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l'alsace-lobbaine et l'empire germanique, 269
subtilités. De même, ils se refusent à croire sans preuves à la mis-
sion civilisatrice à laquelle prétendent les Allemands : pour se faire
missionnaire, il faut avoir un dogme à prèdier, et rAlIemagne n'en
connaît point d'autre que la prééminence native de la race germa-
nique. C'est trop peu en vérité. Telles choses qui peuvent être
bonnes à dire en famille et même propres à fonder un culte domes-
tique deviennent parfaitement ridicules quand elles sont criées sur
les toits, et le Credo quia abmrdum n'est plus de notre temps.
Si l'Allemagne a démontré qu'elle avait la force matérielle qui peut
suffire à légitimer l'esprit de conquête, il lui reste encore à faire
voir qu'elle possède à un égal degré la force d'expansion qui seule
autorise la prétention à la domination. L'érudition ne fait pas la
puissance, pas plus que le savoir n'est la science. Quand les Alsa-
ciens-Lorrains voient l'Allemagne si inhabile à justifier ses gran-
deurs et si impuissante à s'acquitter envers eux des plus vulgaires
devoirs du conquérant, ils doutent de sa mission providentielle et
ils lui prouvent en tout cas, par l'abandon où ils laissent l'univer-
sité de Strasbourg, qui cependant leur impose de si lourds sacrifices
d'argent,que l'apostolat que les docteurs allemands ont rêvé d'exer-
cer parmi eux risque de n'être jamais qu'un apostolat in partibus.
Un seul point jusqu'ici est de toute évidence, L'Alsace-Lorraine
conquise et la rançon de la France payée, la Prusse, provisoire-
ment satisfaite, entend garder l'enjeu et faire charlemagne. Soit I
si c'est sa façon à elle de faire les choses impérialement. Seulement
dans ce jeu de la force et du hasard, elle a mal fait son compte ;
trop confiante dans sa puissance matérielle et procédant avec cette
absence de mesure qui parait être un défaut plus particulièrement
germanique, elle n'a pas su résister à la tentation d*étre inexorable;
elle croyait la France si bien agonisante que la dépouiller ne lui a
point suffi et qu'elle l'a mutilée : c'en était trop. La France a bondi
sous le coup; ce qui devait servir à l'achever est devenu pour elle
un stimulant. On parait avoir trop spéculé à Berlin sur la théorie
de l'esprit oublieux des peuples, que M. de Bismarck est allé na-
guère développer à Vienne, avec un sérieux frisant la raillerie. Les
peuples oublieux? Non pas les Allemands, à coup sûr, eux qui n'ont
pas encore pardonné aux Français la mort de Conradin, et qui
savent si bien concilier leurs intérêts avec leurs scntimens que ces
mêmes a grandes ruines des bords du Neckar et du Rhin m qu'il y
a quelques mois encore M. de Moltke signalait comme « monumens
durables des défaillances de l'Allemagne d'autrefois et de l'inso-
lence de ses voisins, » servent depuis des siècles, avec un succès
égal, aux aubergistes à s'enrichir et aux patriotes à méditer. Peut-
être le chancelier impérial, en faisant allusion à Vienne aux peu-
ples oublieux, comme le sont en effet volontiers Autrichiens et
u,y,uzeuuy Google
ï
270 REYUE DES DEUX MONDES.
Français, ne voulait-il, après tout, que mieux marquer la sfipério-
rité intellectuel fe des Allemands, qui, après avoir inventé Tart de
cultiver des ruines et d'en tirer 100,000 florins de rente, ont con^
serve assez de force d'absorption et de résistance pour ne pas suc-
comber de tristesse sous le poids des ressentimens et des fadaises
dont l'école historique se plaît à charger leur mémoire. Ce sont là
des qualités que ne leur envient pas à coup sûr les peuples aimables
et vraiment sociables qui savent que, sans le don d'oubli, l'humanité
ne serait plus possible ni la vie supportable. La France surtout,
que les moroses Allemands ont tant plaisir à taxer de frivole, ne
demande pas mieux que d'oublier. Elle n'était pas d'humeur, après
ses désastres, à se mettre à pleurer en regardant, ébahie et stupide,
l'astre allemand monter à l'horizon. Elle est tout aussitôt retournée
aux travaux utiles, et elle y eût vite oublié l'énormité dé la rançon
qu'il lui avait fallu payer, si le vainqueur avait été assez sage pour
s'en contenter, car elle ne sait pas garder rancune, surtout pour
une affaire de gros sous.
Mais la Prusse, en lui arrachantrAlsace-Lorraine^l'a frappée d'une
blessure trop douloureuse, celle-là, pour être oubliée. Lorsqu'en
1863, l'Angleterre renonça à son protectorat sur les lies Ioniennes,
M. de Bismarck n'a-t-il pas dit lui-même avec sa causticité accou-
tumée: (( Cn état qui cesse de prendre et qui commence* à» rendre
est fini comme grande puissance? » La première partie de cet apo*-
phtegme est toute prussienne et fait comprendre pourquoi l'oiseau
qui symbolise le jeune empire, toutes ailes déployées, les serres
grandes ouvertes, prêtes à « empiéter » de toutes par^, et qui
tourne vers l'ouest son œil farouche et son bec crochu, a été si
amplement pourvu d'organes de préhensioni par les héraldistes dsr
la couronne : ce sont manifestement des armes parlantes qu'on leur
avait commandé de peindre. Quant à ce que • le futur chancelier
impérial, alors simple comte de Bismarck-Schoenhausen et ministre
prussien, disut des nations qjui abandonnent bénévolement,, pas
débilité ou indolence, une partie d'elles-mêmes, il ne faisait qu'ex**
primer sous un tour pittonesque \me vérité qiû estr de tous lesi temp9
et qui s'applique à tout organisme, individuel ou social, l'atnH
phie des extrémités ayant toujours passé pour être, dans un corps
vivant, le pire symptôme de marasme.
La France, heureusement pour elle et pour le malheur de TAlie-
magne^ n'était pas tombée encore k ce point de décr^itude. Elle
s'est vivement redressée, et résolue à tous les sacrifices, elle a fait
trêve à ses dissensions pour ne pas laisser au vainqueur la joie de
la voir s'achever elle-même. L'œuvre de reconstitution de son ar-
mée, que les Allemands ont afiecté de prendre pour des préparati&
de revanche, n'était de sa part qu'un acte de vulgaire précMtioii<
L'aLSACE-LORBAINE et L'fitfPIRE GERMANIQUE. 271
que lui imposait, sur sa frontière éventrée, un voisin qui fait
oonramment enseigner dans ses écoles que les vraies limites de
la France sont celles que le traité de Verdun a assignées il y a dix
siècles à Charles le Chauve, et que tout ce qui Be trouve en deçà fait
partie du domaine germanique n situé à l'étranger » {Deutsche
Auisenlànder) (1).
Ce qui trompe l'Allemagne, dans la pratique de sa politique de
conquête, et ce qui enhardit la Prusse, c'est que cette dernière,
imbue des vieilles traditions sur lesquelles s'est fondé son accrois-
sement personnel, à une époque où le droit moderne n'était pas
né, n'a guère, jusqu'à ces derniers temps, opéré qu'en famille,
et que l'Allemand, toujours subjectif, est trop enclin à juger les
autres d'après lui-même. Or l'Allemagne n'offre encore que les
élémens d'une race sans cohésion ni individualité; elle forme un
grand tout bien vivace, je l'accorde, fécond surtout, mais politi-
quement encore confus et grouillant, n'ayant ni conscience de lui-
même, ni système nerveux. Véritable vagina gerUium^ selon l'ex-
pression que Jornandès appliquait au vr siècle à la race gothe, la
race allemande est peut-être aujourd'hui, entre toutes les races
civilisées, la seule dont on puisse impunément détacher au hasard
une bouture ou un bourgeon pour le transpktnter ailleurs, sans que
l'ensemble s'en ressente et avec des chances d'autant plus cer-
taines de succès qu'un groupe quelconque d'Allemands renferme
toujours suffisamment de marchands, de pédagogues et de
femmes prêtes à accepter dans toute leur étendue les durs labeurs
de ht maternité, ipour fonder un centre nouveau ou une colonie
viable. C'est là qu'est la force de l'AUemiagne, mais en même
temps le secret de son incapacité politique et de sou impuissance
comme nation. Le trop plein dépopulation qu'elle épanche sur le
monde entier s'absorbe et se résorbe sans garder trace de son ori-
gine ni regret du foyer natal. Un Allemand américain n'est pas un
Américain allemand. Ce fait a été vérifié «i souvent que les philo-
sophes allemands, qui aimentà se rendre compte de tous kspbéno-
mènes, en ont déduit «que leur race n'est apte qu'à u se réaliser
hors d'elle-^même. » Peut-être est-^ce ipour cela qu'elle s'est faite
conquérante sur le tard. En d'autres termes qui, ceii^t^à, n'ont
rien de métaphysique, l'Allemand ne prend toute sa valeur qu'em-
ployé en coupage : la pureté de race d(mt il €St si fier est justement
ce qui le rend politiquement et socialement si inerte, si passif et si
docile à subir la loi du plus fort.
En France, où, depuis quatorze siècles, les peuples les plus di-
vers se«ont rencontrés et fondus, au point qu'on peut demander sur
(1) Voyez dans la Reme da 1" juin 1876, un article de M. F. Brunetièro aur rensei-
gnement de la géographie en Allemagne.
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272 BETUE DES DEUX MONDES*
quelle partie de son territoire on trouverait encore à l'état natif la
race latine dont les Allemands, dans l'intérêt de leur théorie con-
quérante, la prétendent entièrement peuplée, il s'est produit une
évolution tout inverse* Du mélange des races et de la puissante
unité des institutions est née chez elle une nation singulièrement
sensible, élastique et nerveuse, présentant tous les caractères d'un
organisme supérieur, dont chaque fraction concourt et est indispen-
sable à l'harmonie de l'ensemble. Aussi, quand un vainqueur, habi-
tué à tailler dans le vif, a cru tout simple de l'amputer de deux de
ses provinces, il n'a pu empêcher qu'elle n'éprouve ce phénomène
physiologique qui, par une illusion des sens, reporte la sensation
de la douleur jusqu'à l'extrémité du membre qui n'est plus. La
France est aujourd'hui comparable à l'invalide qui croit sentir des
rhumatismes dans sa jambe de bois. La moindre brume à Thorizon
politique reportera toujours tout d'abord sa pensée vers l'Alsace-
Lorraine, lors même qu'aux jours de calme elle paraîtrait l'oublier.
L'une a besoia de l'autre; car, de part et d'autre, tout a été atteint
et lésé par le déchirement.
L'Alsace-Lorraine en particulier a besoin de la France : sans
elle, on ne l'a que trop vu depuis, elle languit et déchoit, et les
autonomistes se font de singulières illusions quand ils s'imaginent
qu'il suffirait qu'ils fussent au pouvoir pour qu'il en fût autre-
ment. L'Alsace est justement un de ces groupes allemands qui « se
sont réalisés hors d'eux-mêmes ». Aux qualités plus solides que
brillantes que l'Alsacien tire de son origine germanique, l'influence
française a infusé ce quelque chose qu'on nomme le savoir-faire,
que les Allemands soupçonnent à peine et qui est, chez l'être des-
tiné à vivre en société, l'art de mettre en valeur les dons naturels
ou acquis et de leur donner cours dans le commerce de la vie. Cela
s'appelle, selon les circonstances, tour de main, entregent, adresse,
habileté et même coquetterie. La population alsacienne, que son
naturel non moins que son plantureux pays tendent à rendre un
peu indolente et lourde, sentait bien les heureux effets de cette
forme de l'influence française, qui la stimulait et la forçait à s'in-
génier; elle s'en rend compte mieux encore depuis que cette in-
fluence a cessé. Je n'en veux pour preuve que l'opinion des filles à
marier, dont le chiffre a tant grossi en Alsace-Lorraine depuis que
la jeunesse masculine a pris l'habitude d'émigrer : autant les vil-
lageoises étaient naguère ardentes à se disputer les jeunes rustauds
que le régiment français avait débrouillés, autant maintenant les
séductions des prétendans qui ont été se façonner outre Rhin à la
raideur pédantesque de l'Allemand les laissent indifférentes et
dédaigneuses. *
Il faut que les Allemands en prennent leur parti et corrigent sur
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l'alsace-lorraine et l'empire germanique. 273
ce point leurs notions anthropologiques : la population alsacienne
a décidément cessé d*étre de pure race germanique. Dans les
premiers temps de la conquête, ils aimaient à se dire, pour se
consoler, que plus les Alsaciens faisaient preuye d'attachement à
la France, plus ils trahissaient à leur insu leur qualité d'Allemands,
dont la fidélité est un des plus nobles privilèges. Toutefois, si
Allemand que l'on soit, on ne peut se contenter toujours d'explica-
tions aussi transcendantes, et il leur a bien fallu reconnaître que ce
prétendu « vernis» français, qu'ils s'étaient fait fort de faire éclater
d'un coup d'ongle, a résisté à tous leurs coups de griffe. La vérité
est que l'Alsacien est devenu un métis, et il n'a pas sujet d'en avoir
honte, puisque c'est à ce prix qu'il lui a été donné de réunir en
lui les qualités de deux races si différentes. Ayant perdu de l'Alle-
mand la susceptibilité chagrine, il ne s'offusquait même pas d'être
traité parfois par les Français en bardot de la maison, car si peu
que l'on soit, c'est quelque chose déjà d'appartenir à une bonne
maison.
IV.
C'est, selon nous, une illusion et une crainte chimérique de
croire qu'avec l'aide du temps l'éducation prussienne pourra par-
venir à modifier sérieusement cette situation. Les générations
ne se font pas tout d'une pièce; elles se transmettent l'une à
l'autre ce qui les a faites grandes, prospères, civilisées, et le ré-
gime allemand réusslt-il à faire oublier aux Alsaciens jusqu'à leur
énergique et pittoresque patois, pour mettre à la place la langue
zézayante et prétentieuse qu'on parle en Brandebourg, qu'ils ne
resteraient pas moins imprégnés de ce levain français qui les rend
à jamais incapables de devenir de bons et féaux Allemands:
M. de Manteuffel doit le reconnaître déjà.
C'est bien moins encore de la force purement matérielle que
l'Allemagne peut attendre le triomphe final du pangermanisme en
Alsace-Lorraine. Pour prétendre avoir raison de sentimens aussi
profondément enracinés dans la population conquise et de la vitalité
que la France tire de son unité, pour enrayer l'action latente et
continue qui crée les sympathies et les antipathies, c'était en vérité
trop peu de restaurer dans sa brutalité le droit de conquête et
d'inventer les nations armées. Pour écraser et anéantir, il faut un
prétexte, que l'Alsace aussi bien que la France se gardent de four-
nir. Il faut aussi, pour rester vraiment fort, Têtre plus que tout
autre, et quelque zèle qu'y mette la Prusse, elle ne pou\ait sérieu-
sement prétendre, en temps de concurrence universelle, conserver le
monopole du militarisme. C'est à elle-même qu'elle doit s'en prendre
lOM XL. — iSSO. 18
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>
27Â RETUE DBS DEUX MONDESè
de se trouver dép(»39édée de ce monopole. Ayant été la première
à industrialiser la guerre en la dépouillant de tout ce qu'elle avait
d'héroïque, pour en faire une machine où là force agencée et
débordante du nombre supplée i la bravoure et qui ai remplacé
l'arme blanche par le tir plongeant^ elle a réduit tout le problème k
une question d'outillage, c'est-à-dire d'wgent. Aussii comme il ar-
rive souvent, ce sont les inventeurs qui ont été les premiers ruinés
par leur invention, si bien qu'on les a vus rapidement tomber, de
chute en chute, du militarisme dans le paupérisme, le socialisme,
le protectionnisme et le pessimisme, tous vilains mots de même ter-
minaison et qui ont môme fin. C'est beaucoup de chutes et tomber
de bien haut par pur amour du soldat et du territoire alsacien.
On dirait, par la tournure imprimée à sa poUtique, que l'empire
allemand a pris à tâche de démontrer qu'il n'est pour la civilisa-
tion qu'un embarras, une g^ne et une inquiétante menace, et il faut
avouer que cette démonstration est bien près d'être complète. L'Au-
triche elle-même, la seule alliée avouée qu'il conserve, s'est vue
contrainte d'aviser aux moyens de n'être pas coupée du reste de
r [Europe par les lignes douanières dont l'Allemagne renforce ses
lignes de forteresses, afin d'arracher au commerce l'argent dont
elle a besoin pour continuer à vi\Te. M. de Moltke en parlait à son
aise, en soldat qui sait que la Prusse aime le militaire et ne sait rien;
lui refuser, quand il affirmait la nécessité de maintenir pendant un
demi-siècle l'état de paix armée. C'est un état qui coûte cher, sur-
tout à un pays encore si inexpérimenté dans l'art de produire honi-
nôtement des capitaux. Après que toutes les sources de revenus oi
le fisc peut puiser ont été tour à tour desséchées, il ne reste plus
gu-^re à l'Allemagne, comme « matière imposable » que le t^ac,
dont M. de Bismarck médite de soumettre la vente au monopole de
l'état. Maigre filon pour le budget, dans un pays dont la population,
montie si peu de répugnance à fumer des feuilles, des fanes et des
herbes quelconques, pourvu qu'elle en puisse tirer beaucoup de
fumée à bon compte! Pour rendre en Allemagne le monopole des
a tabacs » vraiment productif, il faudrait énergiquement se décider
à soumettre du môme coup à l'exercice fiscal tous les vej^gers et les
potagers de l'empire, ce qui serait d'ail teurs un adiuirable moyen
d'accroître promptement l'ai'diée des fonctionnaires impériaux.
Le mauvais état financier de TAUemagnie préoccupe bien légi-
tinnement de plus en plus M. de Bismarck, depuis surtoiat qu'il est
devenu évident pour tout le* inonde que le seul embarras sérieux
que sa politique antifrançaîse ait en définitive réussi à créer k U
France, est l'embarras des richesses. Cela est bien propre à boule-
verser toutes les notions économiques du chancelier. Mais à la
différence de la majorité de ses compatriotes, il ne s'attarde pas à
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l'ALSACE-LOMAINE et l'eBTPIBB CTERfiANIQUE. 275
rechercher la rûson des choses, surtout quand ces choses font ob-
stacle à ses vues politiques. Il a coutume d'aller droit à l'obstacle,
€t puisque la Prance se permet d'être redevenue plus riche que
l'Allemagne et d'avoir chaque année de l'argent de reste, tandis
que sa rivale ne sait plus où en prendre pour soutenir son état et
son rang militaire, M. de Bismarck avait tout simplement conçu le
plan hardi de mettre l'empire germanique en mesure de faire des
économies tout en gardant l'Al&ace-Lorraine, et de stériliser entre
les mains de la France l'argent qu'elle voudrait appliquer aux dé-
penses de la guerre. C'est dans cette vue qu'il méditait, au prin-
temps dernier, de surprendre l'Europe par une proposition de
désarmement général, dont le vît41 empereur d'Allemagne eût pris
l'initiative. On devine l'apparence de sereine grandeur qu'à l'aide
de quelques habiletés de rédaction une telle invitation aurait prise
sous la plume de l'auguste octogénaire et l'émotion universelle
qui en fût résultée. L'Europe est tellement excédée par ces arme-
mens à outrance, auxquels ne peuvent même plus se soustraire
des pays comme la Belgique, la Suisse et les états Scandinaves que
la nature ou la diplomatie suffisait autrefois à protéger, et la plu-
part des puissances souflrent si douloureusement ries extravagantes
autant qu'improductives dépenses que la situation générale leur im-
pose, qu'une semblable proposition avait beaucoup de chances
d'être accueillie par acclamation, si ce n'est par la France, que
l'état prospère de ses finances affranchit des préoccupations d'ar-
gent et à laquelle le soin de sa sécurité et de son influence com-
mande de ne point interrompre une réorganisation militaire qui
commence à peine à fonctionner avec un peu de régularité. C'est
bien ce que prévo} ait iM. de Bismarck, dont toute la politique exté-
rieure ne vise qu'à isoler et à affaiblir la France, depuis que l'in-
tervention inopportune de la Russie et de l'Angleterre Ta empêché,
en mai 1875, d'en achever l'écrasement. De deux choses l'une : ou
la France aurait refusé de condescendre pour sa part au vœu du
vieil empereur, et dans ce cas les clameurs de la presse d'outre-
Rhin l'eussent dénoncée, à la face de l'Europe et du peuple alle-
mand, comme nourrissant effectivement ces arrière -pensées de
revanche dont on l'avait toujours soupçonnée et qu'il (levenait
urgent de réprimer une fois pour toutes; ou bien, au contraire, la
France, craignant de se trouver encore une fois isolée en Europe,
consentait à adhérer au programme commun de désarmement, et
c'était pour l'Allemagne la plus belle partie qu'elle pût rêver de
gagner, car toute la richesse française eût perdu de ce jour toute
puissance politique. M. de Bismarck avait par surcroît pris ses pré-
cautions pour assurer au groupe germanique, par le renouvelle-
ment simultané, pour une longue période, des budgets militaires
uiymzeu uy x_j vy\JVt Iv^
276 lETUE DES DEUX MONDES.
•autrichien et allemand, une supériorité effective sur les autres
puissances, dont les dépenses de guerre sont soumises à un vote
annuel, qu'il est en conséquence facile de surveiller. Bien plus, la
disposition nouvelle introduite dans la loi allemande au sujet des
exercices annuels des hommes de la réserve aurait permis à T Al-
lemagne, par un artifice inspiré des traditions fondées par Scham-
horst, Gneisenau et le baron de Stein, d* accroître d'année en a^née,
par les moyens les plus économiques, les forces utiles de son
année, sans enfreindre la lettre de la convention de désarmement.
Si cette combinaison profonde, qui a été sur le point d'aboutir
en avril dernier, avait réussi, le pangermanisme aurait eu libre car-
rière, de Flessingue au Saint-Gothard et à la Leitha, sans avoir à
redouter aucune intervention gênante, et le jour où l'Europe, se
sentant devenir cosaque à ce régime qui l'eût retenue désarmée et
impuissante sous l'œil de M. de Bismarck et en face de l'envahisse-
ment allemand, aurait voulu dire son mot et rompre le traité, elle
se fût sans doute «perçue qu'elle se ravisait trop tard pour sous-
traire la Belgique, la Hollande, la Suisse et les provinces alle-
mandes de pAutriche aux conséquences de l'infiltration germa-
nique. Quant à l' Alsace-Lorraine, privée de l'espoir de délivrance
qui l'a soutenue jusqu'ici dans sa foi en des temps meilleurs, elle
n'aurait plus eu pour ressource que de se plier définitivement à sa
de:stinée, et TAIIemagne, pour témoigner à M. de Bismarck sa
reconnaissance de l'avoir allégée du poids des dépenses militaires
qui l'écrase, eût été trop heureuse de lui donner carte blanche pour
dépecer à sa guise le « pays d'empire » et rayer jusqu'au nom
d'Alsace-Lorraine du catalogue des questions européennes.
Le programme était vraiment beau, car il ne tendait à rien moins
qu'à retourner de la façon la plus inattendue, au profi